lundi 26 décembre 2011

Le sport à Paris en 1854 (1ère partie)

Voici un texte intéressant que j’ai trouvé sur Google book au sujet du « sport à Paris » en 1854.
L’auteur, Eugène Chapus, signe dans cet ouvrage un long article sur le jeu d’échecs à cette époque.
Son article se décompose en trois grandes parties.

1)   Historique de la domination des joueurs français depuis près d’un siècle. L’auteur parle notamment du Chevalier de Barneville, du jeu à l’aveugle, de Labourdonnais.
2)   Des considérations diverses sur le cercle de la rue Ménars (notamment les conditions d’adhésion et le match entre Saint-Amant et Staunton) ainsi que sur le Café de la Régence.
3)   La dernière partie de l’article est relative à l’histoire des échecs et en particulier la fameuse histoire (le poncif pourrait on dire) des grains de blé et des cases de l’échiquier.

Je ne donnerai pas la troisième partie sur ce blog (c’est hors sujet pour ce blog :-)), mais j’ai découpé en deux articles les deux premières parties du texte d’Eugène Chapus.

Pour cette première partie, le jeu à l’aveugle apparaît comme une prouesse hors du commun. C’est également l’enjeu d’une « polémique » pour savoir qui de Philidor ou de Labourdonnais est le plus fort joueur.

Source Google book.
Le sport à Paris
Ouvrage contenant
Le Turf – La chasse – Le tir au pistolet et à la carabine – Les salles d’armes – La boxe, le bâton et la canne – La lutte – Le jeu de paume – Le billard – Le jeu de boule – l’équitation – La natation – Le canotage – La pêche – Le patin – La danse – La gymnastique – Les échecs – Le whist, etc

Par EUGENE CHAPUS – PARIS 1854



Les clubs.
Le club des Échecs.

Paris a été longtemps en possession d'une gloire sans rivale dans l'art de jouer aux échecs. Sa supériorité sur les autres capitales de l'Europe était écrasante, grâce aux hommes extraordinaires qui, pendant un intervalle de quatre-vingt-dix ans, ont tenu successivement le sceptre que nul n'osait leur disputer.

Tout le monde connaît le nom de Philidor, cet homme qui fut doué d'une aptitude si merveilleuse pour la musique et pour les combinaisons de l'échiquier.
Il pouvait jouer sans voir trois parties simultanément avec trois adversaires différents. Philidor est la grande figure des annales de l'échiquier.

On lit à ce sujet, dans un opuscule anglais intitulé Chess London printed for Robinson : « Hier, au club des Échecs, rue Saint-James, M. Philidor a fait une de ces étonnantes parties pour lesquelles il a tant de réputation. Il a joué à la fois trois parties différentes en tournant le dos aux échiquiers.
Ses adversaires étaient M. le comte de Bruhl, M. Bowdler, les deux plus forts joueurs de Londres, et M. Mazères. Il gagna M. le comte de Bruhl en une heure vingt minutes, et M. Mazères en deux heures; au bout de sept quarts d'heure, l'avantage était égal entre M. Philidor et M. Bowdler.

« L'autre partie fut faite avec le comte de Bruhl, M. Jemnings et M.... Esq.... Il rendit un pion à ce dernier et le laissa commencer. Le comte et Philidor furent à partie égale, les deux autres perdirent.
« Philidor joue avec une exactitude admirable, et souvent corrige les fautes de ceux qui ont l'échiquier devant eux. »

A partir de l'époque où commença la réputation de cet homme dont les tours de force intellectuels éclipsent tous ceux de Pic de la Mirandole, jusqu'en 1840, la prééminence de Paris aux échecs se soutint, grâce à des illustrations nombreuses et brillantes.

Chose étonnante, non seulement les graves encyclopédistes, mais les beaux esprits de la fin du XVIIIème siècle jouaient aux échecs avec distinction : témoins J. J. Rousseau et Marmontel.
Mais beaucoup des hommes célèbres de la Révolution, notamment Danton et Barrère, y jouaient également bien. Mirabeau et son secrétaire, M. Duperray, étaient de seconde force. Robespierre aimait ce jeu, mais s'en acquittait fort mal. Son grand plaisir, en se rendant assidûment dans les cafés où il y avait académie en permanence, semblait être d'assister aux échecs au roi qui se formulaient par : « Échec au tyran, » selon les nécessités du temps.

Entre cent autres, le chevalier de Barneville s'est fait une place à part parmi tous les joueurs célèbres de Paris : d'abord au café de la Régence, où il allait se mesurer avec Philidor et J. J. Rousseau, en 1768; en 93, avec Louvet de Couvray, au café Corazza, dans le Palais-Royal, ou avec M. de Robespierre, au café de la Terrasse des Feuillants, dans le jardin des Tuileries; enfin, en 1840, à soixante quinze ans d'intervalle, au club des Échecs, rue de Ménars, où il eut successivement pour adversaires MM. Boncourt, Deschapelles, de Jouy, Saint-Amant, Devinck, le membre actuel du Corps législatif, et même le grand Labourdonnais.

« Rien n'était frais et rose, dit Méry quelque part, comme la figure de ce vieillard dont l'âge fabuleux gardait son mystère, et dont l'acte de naissance avait été heureusement incendié dans un carton d'état civil. Au coup de midi, il entrait au club avec l'exactitude d'une aiguille de Bréguet : un sourire illuminait les joues enfantines du vieillard; ses doigts frissonnaient de plaisir en dispersant les pions et les pièces. Sa vie électrique ranimait ce corps et relevait cette tête sur laquelle cinquante ans d'orages avaient passé. De minute en minute, le salon se peuplait d'amateurs, et tous regardaient avec attendrissement ce contemporain de Philidor, ce vainqueur de J. J. Rousseau et de Robespierre, ce Mathusalem de l'échiquier, toujours jeune, toujours dispos, toujours alerte dans la mêlée des soldats d'ivoire, toujours prêt à l'attaque et à la défense, toujours retrouvant ses forces de la veille pour les combats du lendemain. On aurait dit que la mort, passant dans la rue de Ménars et regardant aux vitres du club, disait : « Il serait vraiment « trop cruel d'emporter cet homme si heureux de son plaisir quotidien ! Allons frapper ailleurs. »

Un jour midi sonna à la pendule du club, et le chevalier de Barneville ne parut pas. « Il doit être « mort, dit M. Sasias. — Impossible! » Répondit Labourdonnais, « il a oublié de se réveiller. » De Barneville ne se réveilla plus, mais il n'était pas mort, et tout le club, en assistant à ses funérailles, était persuadé que M. de Labourdonnais avait raison. » ,

De même que Philidor, M. de Labourdonnais ne connut point de rival. Il serait difficile, ainsi que l'on a tenté de le faire, de prononcer rigoureusement entre ces deux illustrations, parce que la pensée, la mémoire, la puissance de combinaison ne se mesurent pas au dynamomètre comme les forces matérielles; mais, à ce sujet, nous ne pouvons nous dispenser de recueillir ici quelques lignes écrites encore par M. Méry, à une époque peu éloignée de nous, où cette controverse avait éveillé l'intérêt du public.

C'était à la suite d'une assertion que M. Méry lui-même avait publiée en faveur de La Bourdonnais : « Lorsque j'ai avancé que Labourdonnais de 1838 aurait fait avantage du pion et du trait à Philidor de 1770, je n'ai rien dit qui puisse porter atteinte à la grande renommée de Philidor; j'ai voulu tenir compte des progrès de la science, car, depuis cinquante ans, le jeu a marché, grâce aux débuts de parties, aux gambits découverts et à de nouvelles combinaisons de stratégie d'échiquier; à tel point que si Palamède, l'inventeur présumé du jeu, revenait aujourd'hui au monde, il ne reconnaîtrait plus les marches de ses soldats d'Ilium, entre quatre horizons de bois. » L'art est souvent stationnaire, mais la science avance toujours; le jeu d'échecs est une science. A cela l'on peut me faire une objection très-grave en apparence, en me citant les trois parties d'échecs jouées simultanément par Philidor, tour de force inouï et qui efface tous les prodiges de l'intelligence humaine. Je m'incline comme tous les amateurs des jeux de haute combinaison devant ce travail surnaturel, et j'avoue que Labourdonnais n'a jamais pu jouer que deux parties sans voir l'échiquier.

Même, j'irai plus loin, je citerai un entretien qui est tout à l'avantage de Philidor : c'était le 30 mars 1838; de Labourdonnais venait de jouer deux parties, le dos tourné à l'échiquier, dans la salle de notre club de la rue de Ménars : ce miracle s'était accompli en deux heures, et la foule demeurait stupéfaite d'admiration ; de Labourdonnais sortit du club pour prendre l'air, et je sortis avec lui.
« Donnez-moi votre bras, me dit-il; j'ai la tête pleine de vertiges.
— Voilà, lui dis-je, un miracle qu'il ne faudrait pas répéter trop souvent ; il y a de quoi gagner une congestion cérébrale.
—Bah ! me dit-il, l'apoplexie est le coup de canon du bourgeois : ce n'est pas là ce que je crains.... Mais je sens que mon cerveau est ébranlé comme si j'allais perdre ma raison.... Voilà où est le péril.... Au reste, il faut bien faire quelque chose dans l'intérêt du cercle. ll y avait ce soir beaucoup d'étrangers, beaucoup d'Anglais surtout.... On en parlera dans les clubs de Londres, et nous verrons ce qu'en dira le Bell's life.
—Il dira ce que tout le monde dit, interrompis je ; que la chose est incroyable même pour ceux qui la voient, et depuis j'ai vainement cherché dans l'histoire
Un prodige pareil, même aux jours fabuleux, Où l'Asie inventa ses mille contes bleus. »

De Labourdonnais s'arrêta sur le trottoir de la rue Richelieu, et me dit à voix basse et avec tristesse : « Vous vous étonnez de ces deux parties, n'est-ce pas?
— Cela me confond, répondis-je; comment ! vous vous placez dans un angle de la salle, vous ne regardez que le mur, ou, pour mieux dire, vous ne regardez rien, vous appuyez votre front sur vos mains; derrière vous, on joue deux parties d'échecs contre vous; les pièces se croisent, se mêlent, se confondent, se brouillent à dérouter tous les yeux ouverts qui les regardent, et vous, après deux heures de cet exercice foudroyant, vous continuez à voir très-clair dans cette double mêlée inextricable, et vous gagnez vos deux adversaires sans avoir égaré un pion! Jamais on n'a rien vu de pareil! Cela fait honneur à l'homme.
— Eh bien ! me dit Labourdonnais, vous saurez que je ne suis pas content, parce que Philidor a fait trois de ces parties, et je sens que je ne pourrais jamais en faire que deux. Pendant qu'on s'étonne de ce que je viens de faire, je m'étonne moi seul de ce que Philidor a fait. »

Ainsi, même de son aveu, de Labourdonnais est resté inférieur à Philidor dans les prodiges de ces parties jouées à l'aveugle ; mais cet incompréhensible tour de force est indépendant du fond du jeu et des progrès qu'il a faits. Il ne diminue pas l'avantage que Labourdonnais aurait pu faire en 1838 au plus fort joueur de 1770, si le passé pouvait se rencontrer avec le présent dans le champ clos de l'échiquier. En résumé, ces deux hommes de génie ont des droits égaux à notre admiration ; l'un aurait, sans contredit, été l'autre à la date où l'autre a vécu.
Nous devons ajouter que depuis Labourdonnais d'autres joueurs, qui n'ont même pas été mis à son rang par l'opinion, sont également parvenus à renouveler ce prodige de deux parties simultanées jouées sans voir l'échiquier. M. Harrwitz et M. Kieseritzky, qui vient de mourir à Paris, étaient de ce nombre.
Toujours est-il que Labourdonnais, de même que Philidor, a constamment battu ses adversaires, soit qu'il les prît dans les rangs de ses compatriotes, soit qu'ils vinssent à lui des clubs de Londres, de Berlin ou de Vienne.

A la faveur de cette renommée européenne, le club de la rue de Ménars était devenu célèbre. C'était le but exclusif d'un pèlerinage à Paris, qu'entreprenaient hon nombre d'étrangers. Ils voulaient voir Labourdonnais, qui en était le soutien et la providence, se mesurer avec lui à l'aide, bien entendu , d'un avantage quelconque qu'il leur faisait, enfin solliciter des conseils et des leçons que leur accordait volontiers son obligeance toujours hospitalière et charmante.

Cette disposition bienveillante chez M. de Labourdonnais servait les intérêts du club. Comme les joueurs d'une force déjà remarquable pouvaient seuls aspirer à se perfectionner en jouant avec le grand maître, il y avait au club des hommes chargés de l'examen préalable du candidat.
Cet examen consistait en une ou plusieurs parties dont on rendait compte à M. de Labourdonnais. Je me rappellerai toujours la formule dont se servit le suppléant de M. le secrétaire du club pour caractériser la force d'un de mes amis, un Russe, qui se croyait un grand talent aux échecs, et qui, de Moscou, était venu tout exprès à Paris dans le but de se perfectionner :
« Monsieur, dit l'examinateur, ne voit pas le second coup. » Or, il est bon que le lecteur sache que, pour prétendre à l'honneur de faire la partie avec le maître, il fallait être en état de prévoir le troisième coup.
Labourdonnais, lui, voyait distinctement jusqu'au sixième. Il avait coutume de dire que c'était là le secret de sa supériorité.

La puissante pénétration de sa vue intellectuelle ne fut pas uniquement l'œuvre de la nature ; elle se perfectionna par l'étude. En 1827, sa réputation à Paris était déjà fort répandue. Il se rendit en Angleterre pour se mesurer avec le champion favori des clubs de Londres, Mac Donnell, et fut battu.
Ses amis lui dirent que sa défaite provenait évidemment de ce qu'il n'avait pas étudié les livres spéciaux, tandis que son adversaire avait consacré beaucoup d'années à méditer les œuvres des grands joueurs.

Labourdonnais apprécia la valeur de ce conseil, revint en France et se mit à lire. Il ouvrit, entre autres ouvrages, le Traité des Échecs de Philidor, « cet objet d'amusement sérieux, dit l'auteur, dans lequel je me suis fait quelque réputation, et qui présente au génie, à chaque instant, un problème à résoudre, ne laissant pas même aux esprits ordinaires le mérite d'en soupçonner la profondeur et l'étendue. »

En 1828, un an après sa défaite, Labourdonnais retournait à Londres, reprenait place à l'échiquier, vis-à-vis de Mac Donnell, et le battait complètement. En 1829, il entreprenait un nouveau voyage et obtenait le même succès.
Depuis cette époque, et jusqu'à la fin de ses jours, il fit autour de lui un cercle qui l'isolait dans la grande famille contemporaine des joueurs d'échecs.
Il battit tous ses adversaires, tous les membres des clubs de Londres, de Berlin, de Pétersbourg, etc.
Avant que sa gloire fût dans son lumineux épanouissement, Paris comptait une autre grande illustration, M. Deschapelles, qui tenait la tête dans les cercles spéciaux de la capitale. Le jour où Deschapelles s'aperçut que Labourdonnais jouait à but avec lui, il comprit que l'astre n'avait pas encore atteint sa latitude la plus élevée, et se retira des régions où il se voyait menacé d'être éclipsé. « Je vous abandonne le sceptre, dit-il à Labourdonnais; mieux que moi vous soutiendrez l'honneur de l'échiquier français. »

Et il tint à sa résolution. Il se fit joueur de whist. Mais M. de Labourdonnais ne tarda pas à voir paraître un rival redoutable parmi nos compatriotes. Ce fut M. de Saint-Amant, dont la réputation grandit et se répandit très-vite. Cependant il lui resta supérieur, et lui fit toujours avantage du pion et du trait.
Leurs luttes excitaient le plus vif intérêt, et contribuaient à donner un attrait de vogue au club de la rue de Ménars.

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