mercredi 29 février 2012

La variante François Antoine de Legall, sire de Kermeur : la partie des pions

A plusieurs reprises j’ai cité l’excellent ouvrage de Sergio Boffa sur Philidor.
En pages 22 et 23 de son livre il aborde une façon de jouer aux échecs très particulière inventée par Legall et pratiquée surtout au 18ème siècle au Café de la Régence.
On retrouve un long article à ce sujet dans le Palamède de 1837 (pages 17 à 24), article signé par un certain « Le comte B*** ».
Est-ce le Comte de Boissy d'Anglas cité par Sergio Boffa ?
Ceci semble prouver que cette variante du jeu est encore pratiquée à cette époque. Je n'ai pas trouvé en ligne le Palamède de 1837.
Si j'ai le courage de le transcrire je publierai cet article dans son intégralité !

Enfin la conclusion qu’il tire de cette variante du jeu d’échecs est particulièrement intéressante. J’y adhère totalement !

Voici l’extrait de son livre :

A une époque où les règles du noble jeu ne sont pas encore définitivement fixées, il est naturel de rencontrer ce que nous appelons de nos jours des variantes, c'est-à-dire des modifications des règles du jeu d’échecs classique.
Le sire de Legal est l’inventeur de l’une de ces variantes, connue sous le nom de la partie des pions. Elle ne fut guère populaire et fut essentiellement jouée à Paris du vivant de son créateur. Au début du XIXème siècle, elle revient momentanément au goût du jour lorsque les deux plus grands joueurs du moment, Alexandre Louis Honoré Deschapelles (1780 – 1847) et Louis Charles Mahé de la Bourdonnais (1797 – 1840) s’y adonnent. Ce dernier l’introduit en Angleterre en 1834. C’est alors que G.Walker a l’occasion d’affronter le champion français au Westminster Chess Club. Après cette rencontre, il rédige un petit opuscule où il présente la partie des pions de la manière suivante :

« The game of the Pawns, then, if founded on the assumption that, between even players, eight extra Pawns placed on the board, at the beginning of the game, are a compensation to the one player for taking off his Queen.
The truth of this proposition is proved by the experience of the most skilful amateur, and, indeed, in Paris, they consider eight Pawns rather more, than less, than the worth of the Queen; so that, strictly, even players should be allowed seven Pawns in one game, and eight Pawns in the next; the nicest calculations, fixing the value of the Queen at seven pawns and a half.
This game only differs from Chess in respect to the extra Pawn allowed in exchange for the Queen, before commencing the game. On every other point, the usual laws of Chess are strictly followed. (…)
The extra Pawns, whatever their number may be, must be placed in front of your usual line of Pawns, but cannot be posted on any squares beyond your own half of the board. This game ought to be played occasionally by every player who wishes to get well grounded in that most vital part of Chess – the art of manoeuvring thePawns properly.
It is certain that this is a branch of the game, in which the English school of Chess is behind the French; and it is the opinion of La Bourdonnais, that one reason of this lies in our never having introduced this game, which throws more light on the strongest mode of playing the Pawns, than will be readily believed by the best players at the common game, if they have never seen this variety practised”
(G.Walker, On the Pawn, p 102 – 106; “The Game of the Pawns” - Voir plus loin ma traduction)


Lionel Kieseritzky (1805 (1806 ?) – 1853) s’y est aussi intéressé. Nous n’avons d’ailleurs conservé une partie qu’il a jouée contre le général P.F.Guingret. Ensuite, il ne restera plus que le Comte de Boissy d’Anglas pour en comprendre toutes les subtilités.
Pour conclure, voici une idée qui semble avoir échappé à tous les biographes de notre champion (Philidor). La variante du jeu d’échecs créée par le sire de Legal, la partie des pions, pourrait n’être qu’anecdotique si la force de Philidor ne résidait justement dans le jeu des pions. Nous pensons qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence ; il est fort probable que Philidor ait affronté son maître non seulement aux échecs classiques, mais aussi dans la variante inventée par ce dernier. C’est alors, sans aucun doute, qu’il a découvert les principes fondamentaux de sa théorie sur l’importance du jeu des pions dans la stratégie échiquéenne.

(Sergio Boffa – François André Danican Philidor – La culture échiquéenne en France et en Angleterre au XVIIème siècle)

Voici ma traduction du texte de Walker

Le jeu des pions, d’ailleurs, est fondé sur l'hypothèse que, même entre joueurs d’un niveau égal, huit pions supplémentaires placés sur l’échiquier, au début de la partie, sont une compensation pour le joueur qui a retiré sa Dame.
La véracité de cette proposition est prouvé par l'expérience des plus habiles amateurs, et, en fait, à Paris, ils considèrent huit pions un peu plus, pas moins, que la valeur de la Reine, de sorte que, strictement, des joueurs d’un niveau équivalent devraient autorisés sept pions dans une partie, et huit pions dans la suivante; les plus beaux calculs, fixant la valeur de la Dame à sept pions et demi.

Ce jeu diffère des Echecs seulement  en ce qui concerne les Pions supplémentaires accordés en échange de la Dame, avant de commencer la partie. Sur tous les autres points, les lois habituelles du jeu d'échecs sont strictement suivies. (...)
Les pions supplémentaires, quel que soit leur nombre, doivent être placés en face de votre ligne habituelle des pions, mais ne peuvent pas être placés sur toutes les cases au-delà de votre propre moitié d’échiquier.
Ce jeu doit être joué occasionnellement par chaque joueur qui souhaite bien se familiariser avec cette partie la plus vitale du jeu d'échecs - l'art de manœuvrer les pions correctement.

Il est certain que c'est une branche du jeu, dans lequel l'école Anglaise du jeu d'échecs est derrière les Français; et c'est l'opinion de La Bourdonnais, que l'une des raisons de ce phénomène réside dans le fait de n’avoir jamais introduit ce jeu, qui met plus de lumière sur la plus forte façon de jouer les pions, ceci sera facilement accepté par les meilleurs joueurs du jeu traditionnel, s'ils n'ont jamais vu cette variété pratiquée.

jeudi 23 février 2012

Journal des théâtres

Voici un texte totalement inédit à ma connaissance, vivant et plein d’humour  sur le Café de la Régence.

Il est d’autant plus intéressant que les références à ce lieu sont rares au début du 19ème siècle.
1821 est l’année de naissance de Charles Baudelaire et de Gustave Flaubert, c’est également celle du décès de Napoléon, et au Café de la Régence Deschapelles est le mentor de Labourdonnais.

Le texte mentionne le propriétaire du Café de la Régence qui manifestement est très corpulent « quel est ce gros monsieur qui montre jusqu'où la peau d'un homme peut s'étendre ? ». Il s’agit probablement de Masson (voir l’article dédié aux propriétaires).

 (Galerie du Palais Royal - Peinture de Louis Léopold Boilly - original probablement de 1804 - Musée Carnavalet, Paris)

Journal des théâtres - 27 octobre 1821 (Source BNF - département des arts du spectacle)

On pourrait appeler le café de la régence un cabinet d'antiquités vivantes.
Un souvenir est assis sur chaque tabouret. Ici l'admiration publique vint contempler cent fois l'incognito si connu de l'auteur du Contrat-Social; là, un rédacteur du Mercure, Laplace, lisait à haute voix les Lettres si spirituelles où l'anonyme de Vaugirard vengeait la musique de Gluck, brouillée avec les oreilles de La Harpe.
Vous voyez ce coin où deux jeunes gens s'entretiennent sans doute des plaisirs modernes, l'abbé Arnaud y pérora en phrases de feu, sur la douleur antique. Depuis quarante ans, ces tables de marbres se changent, tous les soirs, en tribunaux où comparaissent les vivants et les morts. Le Café se partage en deux hémisphères, dans l'un on juge, on joue dans l'autre. Mais quel sujet de méditations pour le philosophe ! Ici on ne se dispute plus sur Voltaire et Rousseau, Gluck et Piccini, Mirabeau et l'Anglais Fox; là on n'a pas cessé de jouer aux échecs ! Est-ce que les échecs seraient destinés à enterrer la philosophie, la musique et la politique ?

- Pardon si je vous interromps, mais, à propos d'échecs, quel est ce gros monsieur qui montre jusqu'où la peau d'un homme peut s'étendre ? Il parait bien malheureux au jeu, et pourtant de quel air joyeux il mouche ses deux chandelles expirantes!
- C'est le propriétaire du café; ce que vous prenez pour de mauvais coups, si vous pensiez bien, vous semblerait des coups de maître.
- Expliquez-vous.
-Comme il jouit de la réputation d'excellent joueur, on se dispute à qui l'aura pour adversaire. Chacun devient nécessairement un Luxembourg pour le nouveau prince d'Orange. Il se laisse vaincre une fois; promettant toujours de vendre plus chèrement une seconde victoire; et pour cela, on revient au café. L'adroit limonadier s'efforce de paraître joueur maladroit; son avantage consiste à ne pas user de tous ses avantages, de manière qu'il a beaucoup gagné à force d'avoir perdu. Mais le voilà qui se lève, il court s'informer de table en table, si les bons habitués n'ont pas quelque plaisanterie dont il faille rire aux éclats.

Celui qui maintenant l'interroge, se croit poète; c'est la seule chose qu'il ait imaginée de sa vie. Une fois, le bruit public voulut, dans le café, qu'il eût composé une tragédie reçue par acclamation au Théâtre-Français. Il n'en était rien; mais l'erreur chatouillait si délicieusement l'amour-propre du versificateur imaginaire, qu'il bégaya d'abord trois négations, qu'un faux semblant de modestie rendait affirmatives. Or, ceci se passait en un jour de dimanche, le lundi, il n'osa plus nier la chose, en convint le mardi, l'assura le mercredi. A force de le répéter, les autres jours, il finit par le croire lui-même. Le dimanche suivant, tant est juste la maxime du sage, le mensonge donné trois fois pour la vérité, en devint une aux yeux du menteur lui-même.
- Je parie que Monsieur ne lit plus ce journal ?
- Vous pouvez en disposer, monsieur.
- Vous devinez sans doute sur son premier mot, la manie de l'original, qui vient de passer, me dit l'observateur.
- C'est un parieur, peut-être ?
- Cela même; le nombre des paris, s'il les faisait plus considérables, en autoriserait un légèrement chanceux sur la manière dont finira cet homme. Croirez-vous qu'une fois le salut de l'Europe se trouve intéressé à ce qu'il s'abreuvât gratis d'un large verre de punch ? Si les augustes potentats du Nord ont fait pendant deux mois à Laybach le désespoir des politiques à conjectures, c'était pour décider si celui-ci paierait ou non, tel jour, à telle heure, un canard aux truffes chez Tortoni.

lundi 13 février 2012

Un classique : Denis Diderot au Café de la Régence

Vers 1762 Diderot entame l’écriture de son œuvre « Le Neveu de Rameau ».
Voici quelques extraits très connus de ce texte.
Mais il s’agit d’un classique et d’un incontournable concernant le Café de la Régence qu’il est impossible de ne pas citer tôt ou tard.
Le texte intégral se trouve ici 
http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Neveu_de_Rameau

De nombreuses sources indiquent que le texte a été écrit à partir de 1762 environ jusqu’en 1773.
Il n’y a qu’un pas à franchir pour imaginer que Diderot fréquentait durant toute cette période le Café de la Régence.
Ce lieu est à quelques pas du « banc d’Argenson » situé dans l’allée d’Argenson dans les jardins du Palais-Royal où Diderot retrouvait Sophie Volland.

On apprend au début de ce texte quelques informations au sujet du Café de la Régence.
En particulier le nom de plusieurs joueurs d’échecs. 
Rappelons que Diderot était un grand ami de Philidor.
Dans le texte il cite également « Rey » le propriétaire du Café de la Régence ».
Les références de cette époque sont si rares !

Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie ; j’abandonne mon esprit à tout son libertinage ; je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées ce sont mes catins.

Si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence. Là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu ; c’est chez Rey que font assaut le Légal profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ; qu’on voit les coups les plus surprenants et qu’on entend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs comme Légal, on peut être aussi un grand joueur d’échecs et un sot comme Foubert et Mayot

(… puis un peu plus loin dans le texte … )

Il m’aborde. « Ah ! ah ! Vous voilà, monsieur le philosophe ; et que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser le bois ?..... (c’est ainsi qu’on appelle par mépris jouer aux échecs ou aux dames.)
MOI.
Non, mais quand je n’ai rien de mieux à faire, je m’amuse à regarder un instant ceux qui le poussent bien.
LUI.
En ce cas, vous vous amusez rarement ; excepté Légal et Philidor le reste n’y entend rien.
MOI.
Et M. de Bissy donc ?
LUI.
Celui-là est en joueur d’échecs ce que Mlle Clairon est en actrice : ils savent de ces jeux l’un et l’autre tout ce qu’on en peut apprendre.
MOI.
Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu’aux hommes sublimes.
LUI.
Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique et autres fadaises comme cela. À quoi bon la médiocrité dans ces genres ?
MOI.
À peu de chose, j’en conviens. Mais c’est qu’il faut qu’il y ait un grand nombre d’hommes qui s’y appliquent pour faire sortir l’homme de génie. Il est un dans la multitude. Mais laissons cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne pense guère à vous quand je ne vous vois pas, mais vous me plaisez toujours à revoir. Qu’avez-vous fait ?

mardi 7 février 2012

La table d'échecs de Bonaparte

Il est établi que Bonaparte fréquentait le Café de la Régence juste après la Révolution Française.
Il est ainsi une des personnalités qui a marqué de son empreinte le Café de la Régence. Ceci plus particulièrement au travers d’une relique qui semble avoir traversé les siècles.
Il s’agit de la table où Bonaparte jouait aux échecs.

Cette table apparait dans le nouveau Café de la Régence après 1854.
Pour le moment je n’ai pas trouvé de source la mentionnant avant cette époque.
Du coup se pose la question de l’authenticité de cette relique.

En tout cas la revue « La Stratégie » indique en décembre 1886 (cité dans le cahier du CREB sur le Café de la Régence  – E.Cornil)
« C’était le kiosque de Robespierre, c’était le bivouac de Bonaparte. On n’y conserve aucune relique tangible ou souvenir de Robespierre, mais on y remarque une petite table de marbre gris sur laquelle le jeune Corse perdit plus d’une partie contre son ami le capitaine Bertrand.
Bien des années après Sainte-Hélène, lorsque le grand exilé ne pouvait plus guère autre chose que de jouer aux échecs, il y jouait assez mal. Sa table commémorative à la Régence est ornée d’une plaque en argent fort usée sur laquelle était inscrit son nom ; cette table a servi de champ de bataille depuis à des parties d’échecs beaucoup plus brillantes que celles qu’il a jamais pu produire.
»

Voici une photographie inédite de cette table de Bonaparte. Malheureusement elle n’est pas datée.

(Collection personnelle)
La table semble un peu mise de côté, mais cela correspond à l’article de presse du « Petit Parisien » de février 1939, mais la plaque commémorative en argent ne s’y trouve pas.
A la place une simple plaque.
Et, au milieu de la salle, gardée par une chaîne contre les mains sacrilèges, trône une table de café : la table où jouait Bonaparte. Un écriteau précise : « Bonaparte, premier consul, jouait sur cette table en 1798. » Dans son zèle, le peintre de lettres a avancé encore la carrière de Bonaparte pourtant rapide ! En 98 celui-ci n’était que général. A cette erreur près, l’histoire est vraie.
Ah ! cette table de Bonaparte ! C’est l’orgueil, le palladium des joueurs d’échecs du monde entier ! Et, pourtant, Bonaparte n’était qu’un joueur médiocre !


Voici également un autre document important. Il s’agit d’un article de presse (The Times – 30 mars 1922). Il y a là plusieurs informations capitales, notamment sur le fait qu’il subsiste une activité échiquéenne au Café de la Régence en 1922, mais c’est peut être anecdotique.
Arnold Aurbach était un très fort joueur parisien du début du 20ème siècle qui fréquenta longtemps le Café de la Régence.
On reconnait le plateau ainsi que le haut des pieds de la table de la photographie précédente.

Traduction de l’article
Champions d’échecs au jeu – Le señor Capablanca photographié au fameux Café de la Régence, Paris, jouant une partie amicale avec M. Aurbach à la table utilisée par l’empereur Napoléon. La Señora Capablanca (née Señorita Glori Simoni ) et le Ministre Cubain en train de regarder la partie.

Enfin pour terminer voici une photo issue d’une donation au Ministère de la Culture.
La photo date des années 1950 sans plus de précisions.
Elle porte la légende
Jean Marais assis devant la table au plateau de marbre sur laquelle Bonaparte jouait aux échecs au café de La Régence à Paris 
La photo est signé Sam Lévin. Par contre impossible de connaître le lieu où a été prise cette photographie. Est-ce le Café de la Régence ? Mystère. Une plaque se trouve en bas de la table (est-ce la fameuse plaque en argent ?) elle reste illisible sur la photo.

Ensuite il reste un autre mystère : qu’est devenue cette table, véritable relique de ce lieu mythique !