samedi 28 avril 2012

Le comte du Nord - Paul 1er de Russie

Lors d’un précédent article, j’avais raconté la courte visite au café de la Régence en 1777 de l’Empereur Joseph II « Empereur du Saint-Empire Romain Germanique ».
Celui-ci voyageait incognito sous le nom de comte de Falkenstein.

Quelques années plus tard, en mai/juin 1782, c’est au tour du fils de Catherine II de Russie, de se rendre en France avec son épouse. Ceux-ci voyagent sous le nom de comte et comtesse du Nord.
Paul 1er, futur Tsar de Russie, se rend incognito au café de la Régence.


(Paul Ier de Russie par Vladimir Borovikovski)

Cette visite est mentionnée par plusieurs sources.
En voici une trouvée dans Google Books qui date de 1807.
Il s’agit d’un « guide touristique » du Paris du début du 19ème siècle !
Outre le bref passage au Café de la Régence du futur Tsar, l’auteur apporte des informations intéressantes sur le quartier du Palais-Royal et sur la localisation des joueurs d’échecs en 1807.
J'ai donc laissé les passages après la mention du comte du Nord.


Miroir historique, politique et critique de l’ancien et du nouveau Paris et du département de la Seine.
Troisième édition – TOME V
Par L.Prudhomme, Membre de plusieurs sociétés littéraires
Troisième promenade – PARIS mil huit cent sept.

CHÂTEAU – D’EAU
Place du Palais-Royal
L’entrée du Château-d’Eau, occupe le fond de cette place ; il est au coin de la rue Froidmenteau. Il fut élevé en 1719, sur les dessins de de Cotte, architecte ; ce Château contient des réservoirs d’eau de la Seine et d’Arcueil. (…)
A gauche du Château-d’eau on voit le
CAFÉ DE LA RÉGENCE
Ce café est fameux pour les joueurs d’échecs, c’est là que Rousseau jouait avec Philidor. C’est dans ce café que l’Empereur de Russie, voyageant sous le nom de comte du Nord, fit un pari d’un louis qu’il gagna pour un coup d’échec qui présentait beaucoup de difficultés.
Il n’était pas connu ; mais en s’en allant il mit 4 louis dans les mains du garçon limonadier : cette générosité le fit connaître.

Un peu plus loin on apprend donc quelques détails historiques intéressants

(…)
PALAIS-ROYAL ou DU TRIBUNAT, ci-devant ÉGALITÉ
Depuis la révolution, ce palais a changé plusieurs fois de nom ; il s’est d’abord appelé Palais-Royal ; ensuite, Palais Égalité, et enfin Palais du Tribunat.
(…)

Plus loin on peut lire que les arcades des jardins du Palais Royal comportent 29 cafés à l’époque.
Et suite à la Révolution qui avait un peu éparpillé les joueurs d’échecs, on y apprend que

(…)
Café Bidaut, ce sont des habitués modestes et grands joueurs d’échecs : la maîtresse est l’une des plus jolies femmes sous les galeries de pierres.
Café Valois, surnommé autrefois Café des Incurables. Il était protégé par Malmesbury. On y joue beaucoup aux échecs.
(…)
Dans beaucoup de cafés on tient bureau académique ; on y juge les auteurs, les pièces de théâtre ; on y décide de la guerre et de la paix ; on y remporte des victoires ; et on se dit à l’oreille les désastres que les Français, dit-on, éprouvent.
La crédulité et le bavardage du Parisien n’ont point de bornes. Dans d’autres cafés l’on ne dit pas un mot. Des rentiers, des bourgeois, des ci-devant marguilliers de paroisse, jouent pendant quatre heures aux dames, aux dominos, aux échecs, sans dire un mot.
Lorsque la maîtresse du café est jolie, elle est environnée d’hommes qui lui prodiguent des compliments ; souvent elle fait la cruelle. Ces femmes sont presque toutes coquettes ; c’est un attribut indispensable de leur commerce.
Chaque café a son bavard ou son orateur. Il en est où les habitués changent d’opinion quatre fois par jour ; ils sont toujours les partisans du dernier ordre des choses.
Autrefois on lâchait des mouchards dans tous les cafés, souvent même le maitre était attaché à la police.

vendredi 20 avril 2012

Hommage à Philidor

Dans les années 30, André Chéron (3 fois champion de France d'échecs en 1926, 1927 et 1928 - source Héritage des échecs Français) tenait une chronique d'échecs dans le journal "Le Temps".

Dans l'édition du lundi 26 octobre 1936, André Chéron annonce une manifestation culturelle au café de la Régence, sous la forme d'un hommage à Philidor.
Cette manifestation est organisée par l'association "Le Génie Français" dont je n'ai pas retrouvé de trace. Dommage, car j'imagine que des photos ont immortalisé cet évènement...

(Photo André Chéron - Source "L'échiquier" 1926 - Héritage des Échecs Français)

Mais il y a quand même un problème avec cet article. 
Vous remarquerez sans doute que la manifestation avait lieu le dimanche 25 octobre et que l'article de Chéron arrive avec un temps de retard dans l'édition du 26 octobre...

En tout cas nous sommes en 1936 et le café de la Régence est toujours là pour les échecs !

Le Temps – Lundi 26 octobre 1936 (Source Gallica - BNF)

LES ÉCHECS

NOUVELLES

Coupes du Palais-Royal

Ces coupes (trois catégories) se disputeront à partir du samedi 24 octobre à 15 heures, au siège : Grand-Véfour, 17, rue de Beaujolais, Paris. Le même jour, à 15 heures, à la même adresse, le grand maître Tartakower donnera une séance de dix parties simultanées sans voir.

Hommage à Philidor

Le dimanche 25 octobre à 10 heures, au Café de la Régence, place du Théâtre-Français, Paris, l’Association du « Génie français » rendra hommage à Philidor, musicien et joueur d’échecs. 
Dans l’ambiance du célèbre café, René Fauchois évoquera les souvenirs littéraires de « la Régence ». M. Félix Raugel, chef d’orchestre de la Société des études mozartiennes, parlera de Philidor musicien et de son Carmen Seculare. 

L’éminent théoricien et champion d’échecs Tartakower, docteur en droit, parlera de Philidor joueur d’échecs. 
Mlle Lydie Février dira le poème de René Fauchois : « Deux poètes à ‘la Régence’ », et Lucien Weber, du théâtre du Vieux-Colombier, dira un conte berbère, en vers, d’Emile Vitta : La partie d’échecs.

Pour couronner la séance, l’illustre maître d’échecs, docteur Alexandre Alékhine, champion du monde des échecs de 1927 à 1935, recordman du monde des parties simultanées à l’aveugle (32 parties simultanées jouées sans voir un seul échiquier à Chicago, le 16 juillet 1933, avec le résultat fantastique de 19 parties gagnées par Alékhine, 4 parties perdues par Alékhine, 9 parties nulles)., renouvellera l’exploit de Philidor en jouant trois parties sans voir. 

Prière de s’inscrire à l’avance par lettre auprès de Mlle Garin, 10, rue Thibaud, Paris-14ème.

Nous sommes certain que les joueurs d’échecs se rendront très nombreux à cette séance organisée par « le Génie Français », cette association fondée en 1930, animée et présidée par le poète Emile Vitta, et dont le but est de fêter le génie français sous toutes ses formes par d’incessantes manifestations à Paris et en province.

lundi 16 avril 2012

Les Trois Glorieuses (2)

Voici donc une série d'extraits de différents ouvrages ou journaux au sujet des trois journées de fin juillet 1830.
Tous ces extraits concernent la Place du Palais-Royal et bien entendu le café de la Régence.

Il est à noter que les incidents démarrèrent sur cette place et que se fut sans doute un des lieux des combats les plus violents dans Paris. 
Après ces lectures, il me semble difficile d'imaginer des joueurs d'échecs jouant paisiblement durant la canonnade et les coups de feu incessants. 
Un des témoignages indique d'ailleurs que des soldats désespérés s'étaient réfugiés dans une armoire du café de la Régence...  

Pour se repérer voici un plan du quartier.
La Place du Palais-Royal est plus petite que la place actuelle.
J'ai indiqué en rouge la position du café de la Régence et en bleu le château d'eau (détruit en 1848).

(Plan de Paris Galignani 1822 - source BNF)

Peu de temps avant les évènements

Histoire du règne de Louis-Philippe 1er
Roi des Français 1830 – 1848
Par Victor de Nouvion
Paris 1857

(…) Le 17 (juillet), (…) des placards incendiaires furent affichés sur plusieurs points de Paris. Le soir, une bande d’environ deux cents individus s’empara du drapeau placé à la porte du café de la Régence, et se mit à le promener au bruit des chansons révolutionnaires (…)

27, 28 et 29 juillet 1830

Chronique de juillet 1830
Par M.L.ROZET
PARIS 1832

(…) Le matin (27 juillet 1830 NDLR), des jeunes gens avaient harangué la foule dans le jardin du Palais-Royal, comme Camille Desmoulins en 1789. Aux armes ! Aux armes ! C’était là leur exorde et leur péroraison.
A midi, la police et la gendarmerie avaient fait évacuer le Palais-Royal ; mais la foule, au lieu de se disperser comme la veille au soir, s’était repliée dans les rues voisines, en portant dans les attroupements qui s’y formaient déjà l’agitation que produit toujours une expulsion par la force. Il y avait alors une maison en démolition au coin de la galerie de Nemours, vis-à-vis le Café de la Régence.
Vers deux heures, une vingtaine d’hommes du peuple, soit pour échapper aux gendarmes, soit pour les provoquer, montèrent sur le tas de pierres, et en jetèrent aux gendarmes. Il arriva de la troupe qui les débusqua ; ils se replièrent sur la rue Montpensier, où ils recommencèrent à jeter des pierres aux gendarmes qui avaient tourné le Théâtre-Français ; puis ils se dispersèrent.
Mais sur les trois heures, des attroupements beaucoup plus nombreux se portèrent vers la rue du Lycée. Un escadron de cavalerie fit évacuer la place du Palais-Royal ; après quoi l’officier de service au palais sortit avec une trentaine d’hommes pour faire évacuer la rue du Lycée. Ayant éprouvé de la résistance, il fit coucher en joue ; mais comme ses soldats montraient peu d’empressement à tirer, et qu’on lui faisait des représentations, il ordonna de redresser les armes. Cependant le peuple continuait à jeter des pierres ; alors l’officier revint et commanda le feu. Cette fois les soldats obéirent, et un homme fut tué (déposition de M.Feret, Procès des ministres).


Procès mémorables des ministres de Charles X
Auteurs et signataires des fameuses ordonnances du 25 juillet, derniers actes du gouvernement des bourbons. Lyon 1830

Témoignage de M. Jean-Baptiste Greppo, employé à la caisse d’épargnes.

Le mardi 27 juillet, vers deux heures, je me trouvais chez un de mes amis, M.Letourneur, marchand de nouveautés, rue Saint-Honoré, nous voyions, du balcon, les troupes rangées en bataille, barrant la rue Saint-Honoré, devant le café de la Régence. Les militaires en agissaient fort brutalement avec les particuliers ; à ce moment les rangs de l’infanterie s’ouvrirent, et il en sortit un officier de gendarmerie avec trois ou quatre gendarmes ; ils se précipitèrent au milieu des groupes, et un malheureux vieillard fut renversé et foulé aux pieds des chevaux ; il paraissait cependant vivre encore, mais l’officier de gendarmerie, en revenant, le perça d’un coup de sabre, et il fut emporté sur la place du Palais-Royal, où le cadavre resta fort longtemps. Cet évènement excita un cri général d’indignation ; quelques instants après, les troupes firent un mouvement, et le feu commença des deux côtés de la rue Saint-Honoré ; mais étant éloigné, je n’ai pu voir s’il y avait eu des sommations de faites.

Les quarante-huit quartiers de Paris
Par Girault de Saint-Fargeau
Paris 1846

Le 28 juillet 1830 le duc de Raguse fit occuper cette place (du Palais-Royal NDLR) par le 6ème régiment de la garde royale, qui s’empara de toutes les issues qui y aboutissent ; l’artillerie fut braquée à tous les carrefours pour balayer avec de la mitraille les rues Richelieu et St-Honoré. Le 29, des actions partielles et très meurtrières eurent lieu dans toutes les rues environnantes.
L’infanterie de la garde, la troupe de ligne et les Suisses, obligés de se concentrer sur la place, se retranchèrent dans les maisons formant les coins des rues Richelieu, Jeannisson, Rohan, de l’Echelle, de Chartres, faisant par les fenêtres un feu soutenu et très meurtrier. Ce fut en vain qu’on leur cria plusieurs fois de se rendre, ils ne discontinuèrent pas de tirer.
L’artillerie et les Suisses surtout faisaient un feu terrible. Il fut fait sur ce point des prodiges de valeur : c’est là qu’un courageux citoyen nommé Benoit, cocher de cabriolet, voyant que l’artillerie faisait un ravage affreux dans les rangs des citoyens, se dévoue pour faire cesser ce carnage ; en deux coups de feu il met hors de combat deux artilleurs, court sur les deux autres, les blesse ou les oblige à la fuite, et s’empare de la pièce de canon, aux applaudissements des patriotes. Enfin, après un combat acharné, qui se prolongea pendant plus de deux heures après la prise des Tuileries, les patriotes parvinrent à s’emparer de l’artillerie et de toutes les maisons occupées par les soldats.
Presque tous payèrent de leur vie leur résistance désespérée. La perte des deux côtés fut immense : le dépôt des morts établi rue de Rohan ne comptait pas moins de cinq cents cadavres !...

Juste après ces journées sanglantes, certains se positionnent immédiatement vis-à-vis du nouveau Roi... (Source du document Google Book)

Histoire de la Révolution de 1830 et des nouvelles barricades.
Ouvrage présenté au Roi
Par F.Rossignol,  avocat à la Cour Royal et J.Pharaon de plusieurs académies, des sociétés asiatiques et de géographie de Paris ; directeur de l’école des enfants dont les pères sont morts pour la patrie.
Paris 1830

A sa Majesté Louis Philippe 1er, Roi des Français.

(Témoignage N°70) M. Théobald Mahé, de Morlaix, propriétaire-électeur, âgé de trente-sept ans, blessé le 28 juillet, rue de la Tixanderie, en face de celle du Mouton, d’une balle au poignet du bras droit, après s’être fait penser, n’en a pas moins continué de tirer sur les gardes royaux qui occupaient l’Hôtel-de-Ville, et d’animer par son exemple et ses paroles les braves ouvriers qui s’étaient rangés sous ses ordres. Il était à la tête de quatre ou cinq dévoués qui, sur le quai Pelletier, au coin de la place de Grève, ont soutenu seuls le feu meurtrier du poste de l’Hôtel-de-Ville, dont ils ont fini par se rendre maîtres. Il est entré aussi l’un des premiers au Louvre et au Palais-Royal. Dans la maison du café de la Régence, il s’est emparé de trois gardes royaux qui s’étaient réfugiés dans une armoire, leur a fait déposer les armes, et les a ensuite soustraits à la fureur du peuple. Malgré sa blessure, il n’est rentré chez lui et n’a quitté ses armes que le troisième jour, quand il a vu que le triomphe de la cause nationale était assuré.
 
Après ces trois jours de combat

Chroniques et légendes des rues de Paris
Par Edouard Fournier
Paris 1864

La Révolution de 1830, dont l’un des plus vifs combats s’engagea tout près et presque sur le seuil même de la Régence, avait porté d’assez rude horions à sa façade. Il fallut remettre à neuf tout le café, ce qui fut fait avec un certain luxe. « Pourquoi le décore-t-on, dit quelqu’un qui passait ? – Parce que c’est un blessé de juillet. »     


           
 (L'indépendant du 8 août 1830 - Source Gallica BNF)

L’indépendant
Le journal parait le jeudi et le dimanche
Edition du (dimanche) 8 août 1830

La recette faite pendant toute la journée de vendredi par M. Evezard au café de la Régence est destinée à la souscription pour les blessés. Elle s’est élevée à 410 fr.

 (Vernet - 31 juillet 1830 Louis Philippe quitte le Palais-Royal)

Le bâtiment sur la gauche du tableau n'est autre que le château d'eau.

dimanche 15 avril 2012

Les Trois Glorieuses (1)

Les Trois Glorieuses, tel est le nom de la Révolution de juillet 1830.
La place du Palais-Royal a été un lieu avec des très violents combats et donc forcément le café de la Régence en a subi les conséquences.

(La liberté guidant le peuple - Delacroix 1830)

Dans la monographie de Charles Mallet - Paris, café de la Régence paru en 1893 (source BNF), l'auteur indique 

(…) Pendant les journées de juillet 1830, il eut à subir le choc d’un combat très vif qui se livra devant ses portes ; les balles frappèrent sa façade qui en souffrit sérieusement. On ne s’en préoccupa nullement à l’intérieur ; on ne discuta pas même les chances des combattants.

Comment est-il possible que les joueurs d'échecs ne furent pas concernés par les combats ? A mon avis il n'en fut rien (voir le prochain article sur les journées de juillet 1830), et je doute même que les joueurs d'échecs furent présents aux plus forts des combats du 28 et 29 juillet 1830.
En quelques lignes, Charles Mallet a simplement ajouté une page imaginaire à l'histoire du café de la Régence.  

Ceci me permet de rebondir sur le petit conte suivant paru dans le journal "La Semaine" du 17 juin 1830. 
Nous sommes à un mois des évènements et la critique vis-à-vis du Roi n'est pas encore possible ouvertement, mais elle se fait de plus en plus précise.
Ce petit comte en est une illustration.

LA SEMAINE
Édition du 17 juin 1830

JOURNAL
DE SCIENCES, ARTS, LITTÉRATURES, SPECTACLES, INDUSTRIE, ANNONCES, etc

VARIÉTÉS
LE ROI DE BUIS

CONTE FANTASTIQUE.


 (La Semaine - Source Gallica BNF)

« Tu seras roi » dit un jour un tourneur à un brut morceau de bois oublié depuis longtemps dans son atelier.
C’est ainsi que jadis les sorcières, accroupies autour d’une chaudière où bouillonnaient mille ingrédients infernaux, avaient prédit à l’ambitieux Macbeth sa couronne sanglante.
Et, en effet, le tourneur voulait achever un jeu d’échecs ; il avait déjà fait huit pions, une reine, deux cavaliers, deux tours, deux fous, et il ne lui restait plus qu’une pièce à faire ; il avait taillé le tout dans une belle racine de buis coupée par de riches linéaments où l’imagination pouvait rêver mille dessins bizarres.
C’est alors qu’il dit, en s’adressant au dernier fragment de cette racine, ces paroles prophétiques qui renfermaient l’avenir d’une couronne, et que, saisissant d’une main hardie le tour immobile, il en dirigea le tranchant rapide sur le bois informe.
Après mille cercles précipités, et lorsque la main de l’ouvrier achevait de festonner la couronne de cette majesté d’échiquier, quel fut son étonnement en sentant palpiter dans ses doigts cette petite création de son art mercenaire.
Par un reste d’habitude d’enfance, notre tourneur se signa précipitamment en posant sur l’échiquier le petit monarque qu’il s’attendait à voir disparaître devant le signe de la rédemption ; mais son attente fût trompée, et il fût ainsi de crainte en entendant l’enfant de ses œuvres s’exprimer ainsi :
« Tu as dit que je serais roi, me voilà ! Montre-moi mon royaume, où son mes gardes, mes sujets, mes trésors et mes courtisans, mes piqueurs et mes chiens ?
 « Est-ce là mon empire, cette planche divisée en compartiment où je vois d’autres individus issus de même souche que moi, et prêts à m’entourer de leur double haie ?
« Qui vient se placer à côté de moi ? Une reine, dites-vous. Me voilà donc comme tous les souverains, condamné à un hymen politique, épousant peut-être comme Pierre III une Catherine, comme Louis VI une Eléonore, et obtenant à grands frais de mon clergé des indulgences pour mes Dubarry et mes Pompadour.
« Vous avez placé deux fous auprès de moi, triste et véritable emblème des cours des souverains et de tant de ministres, agissant follement, frappant le peuple de leurs marottes, jusqu’au jour où ils font place à d’autres fous, renversés à leur tour.
« Ces cavaliers que je vois charger sur le peuple avec ce courage facile que donne la force et la certitude du triomphe, sont-ils destinés à me tracer une route sanglante dans le cœur de mes sujets ? Ces tours qui s’élèvent aux confins de mon royaume comme de menaçantes bastilles sont-elles élevées pour renfermer ceux que révolte le despotisme, et qui ne veulent voir entre les mains d’un monarque qu’un sceptre protecteur au lieu de la main de fer qui a pesé sur tant de nations ?
« S’il en est ainsi, pourquoi m’avoir donné cette couronne embarrassante et m’avoir jeté dans cette vie agitée où tour-à-tour fous reines et cavaliers dirigent mes pas, forcent mes démarches, et compromettent ma sûreté sous le respectueux prétexte de veiller à mon salut.
« Ne vois-je pas cependant que c’est à leurs intérêts qu’ils veillent, qu’ils ne me défendent que par égoïsme, qu’ils se servent en me servant, et qu’ils ne craignent ma chute que parce qu’elle entraînerait la leur, si l’on me faisait échec et mat.
« Mat !!! Ce mot terrible me fait frissonner, et lorsque je songe que de simples pions peuvent braver mes brillantes cohortes et me faire mat, je suis prêt à tomber sur l’échiquier de dépit et de saisissement… »
En effet, le pauvre petit roi pâlissait à vue d’œil, et perdait la vive couleur jaune dont il pouvait tirer vanité ; en vain l’on s’empressa de le secourir en lui versant sur sa tête couronnée tout un flacon de gouttes d’Hoffmann ; bientôt on le vit rouler sur le sol, privé du mouvement et de la parole : ce n’était plus qu’un roi de buis.
Et le tourneur, le prenant sans façons dans ses mains grossières, jeta le souverain dans la boîte de l’échiquier pêle-mêle avec les fous, la reine, les pions, les tours et les cavaliers.
« Parbleu, se dit-il, si j’étais roi, je sais un moyen pour ne pas être mat ; je chasserais les égoïstes courtisans, je modérerais le zèle de mes cavaliers, je renverserais mes bastilles, et surtout, je prendrais soin de ne pas choisir des fous pour ministres ; j’abolirais l’impôt sur le vin, que l’on vend trop cher au cabaret, j’exempterais les tourneurs de tout impôt, et je ferais en sorte que personne n’aurait envie de me faire mat. »
Et le tourneur se tut, car il entendit à ce mot un profond soupir dans la boîte. Il l’ouvrit précipitamment, et y chercha en vain le pauvre prince, qui avait disparu.
Il le chercha dans sa boîte, dans son atelier, chez ses voisins, chez sa maîtresse, au café de la Régence, au café Valois, chez tous les tabletiers du royaume, et il apprit enfin que le chancelier de l’échiquier en avait fait présent à lord Wellington, occupé, pour le présent, à réunir une collection de nouveaux candidats pour la royauté de la Grèce.
« Si on le choisit, se dit alors en lui-même le tourneur, ce sera un roi assez maniable, et c’est ce qu’il faut à l’anglais ; au surplus, je lui demanderai sa pratique, et il me l’accordera, car il me devra de na pas être le souverain le plus mal tourné. »
Et notre homme, se frottant les mains, s’en retourna chez lui tourner des rois et des pions, des fous et des reines, mais il n’en entendit plus parler ni soupirer.