dimanche 14 juin 2020

Lettres de Lionel Kieseritzky (2 sur 3)


Voici la deuxième parties des extraits de lettres de Lionel Kieseritzky, traduites de l'allemand par Frank Hoffmeister.

Cet article comporte les lettres 5 à 9 publiées par Amelung dans le Baltische Schachblätter en 1889.

Lionel Kieseritzky est sur la gauche. Je ne connais pas la référence de ce dessin.

Une difficile installation à Paris

Tout au long de ces différentes lettres ont ressent la nostalgie et la solitude de Kieseritzky.
N'ayant guère le choix que de vivre du jeu d'échecs, il détaille petit à petit son activité au Café de la Régence dans sa correspondance avec son frère Guido également mathématicien. 

Lettre n°5 - A Guido Kieseritzky à Dorpat

On y apprend que le Café de la Régence est très fréquenté (plus de 100 personnes y jouent aux échecs chaque jour !). Cette affluence est sans doute liée au retour des joueurs du Cercles des Échecs de la rue Ménars suite à sa fermeture et à leur tête de file, La Bourdonnais, qui attire le public.
Kieseritzky indique que La Bourdonnais lui-même le considère comme le joueur le plus fort après lui (ce qui doit sans doute rendre jaloux Saint-Amant) et il commence à acquérir une certaine réputation.

Paris, le 31 octobre (11 novembre) 1839

Cher frère ! 

Le 26 août j’ai écrit une lettre, dans laquelle je t’ai informé que j’habitais Rue de Lille 5, Faubourg, St. Germain… D’abord tu dois savoir que je suis à Paris depuis trois mois et que j’ai fait quelques rencontres valables. 

La première fut le peintre Hora de Hongrie, qui habite dans le même hôtel que moi et qui m’a soigné durant mes quatre semaines de mauvaise santé, avec une amitié loyale. 

Plus important pour mon progrès est l’ancien professeur de médecine, le Dr. Brandeis, que j’ai rencontré dans la Café de la Régence, où l’on joue aux échecs. 
Il s’intéresse vivement à moi et m’a déjà présenté à quelques autres personnes. 
Via La Bourdonnais je vais rencontrer un jeune homme d’une haute maison qui souhaite me voir. 

Je t’en dirai plus sur mon existence aux échecs ultérieurement. 
Pour l’instant je peux te dire qu’on me traite déjà avec distinction dans ce Café. 
Oui, chaque jour plus que 100 personnes se rencontrent pour y jouer aux échecs. 

Cette distinction m’aurait rendu fou encore une année auparavant, surtout quand tu entends que je suis déjà considéré comme le plus fort après La Bourdonnais, selon lui-même. 
Je te donne un exemple qui te permet de déduire l’étendue de l’attention vis-à-vis de moi. 

Je fais de la conversation avec le Dr. Brandeis, quand un garçon s’approche et demande à Brandeis que nous deux choisissions une autre place, dans la Café, que celle de hier ou d’avant-hier ; 
il y aurait toujours trop de monde autour de moi, ce qui rend le passage difficile pour lui ! 
Comme déjà dit, cet hommage m’aurait rendu fou de joie une année auparavant, mais dans mon état actuel cela me rend presque plus mélancolique que cela ne m’apporte de joie. 

Il y a encore deux motivations pour lesquelles je continue à fréquenter ce Café. 
Premièrement, je gagne quelques sous par ma supériorité aux échecs, et les dépenses ici sont relativement importante. 
Deuxièmement, et plus important, sont les relations avec d’autres personnes et qui me donnent la perspective de trouver un emploi. 

Par le biais du Dr. Brandeis, on sait déjà que j’enseigne la mathématique et l’allemand. 

Le lendemain, j’ai été invité chez un dénommé M. Chamouillet, chez qui les personnages les plus importants de la vie échiquéenne se retrouvent une fois par semaine. 

Mais assez de cela. Je ne peux pas rapporter beaucoup sur le reste de ma vie – elle est très monotone. 
Je ne manque pas de travail, parce que je dispose d’assez de livres scientifiques. 

N’oublie pas de m’écrire pas mal de choses ; tout m’est important. 
Je suis si seul avec mon chagrin et je n’ai pas d’autre personne à qui me confier. Des bonnes nouvelles de chez nous vont me soutenir ! 

Pour Neumann, j’ai acheté une boite pour le tabac. Dis à Faehlmann mes meilleurs vœux. Dis à Muyschel que je vais lui écrire à nouveau, si ma première lettre a disparue. 
Demande à Raupach de faire une fête de Noel pour les orphelins, comme je l’ai fait chaque 30 décembre. 

(Note d’Amelung : Faehlmann, mort 1850, était un docteur et Président de l’Association Estonienne ; Raupach (1792-1883) était enseignant en Italien et joueur d’échecs).

Je te demande aussi de me répondre aux questions mathématiques ci-incluse (NDT - reproduites par Amelung, mais non traduites ici).

Carte du centre de Paris en 1850 - Carte Michel Huard 2012
La carte complète de Paris en 1850 se trouve ici
Les grands chamboulements haussmanniens n'ont pas encore eu lieu, et Paris a peu évolué au cours de la première partie du 19ème siècle.

Sur cette carte j'ai indiqué les deux adresses connues de Lionel Kieseritzky, la localisation de l'ancien Café de la Régence, ainsi que l'emplacement de l'ancien Hôtel-Dieu, hôpital où Lionel Kiseritzky décédera le 18 ou le 19 mai 1853.
Ses deux adresses (rue de Lille et rue Dauphine) sont à moins d'un kilomètre du Café de la Régence.

Lettre n°6 - à Guido  Kieseritzky à Dorpat

La Bourdonnais est malade, et décédera en décembre 1840 à Londres dans le dénuement.
Kieseritzky reçoit un cadeau de sa part quelques mois avant.

Paris le 19/31 juillet 1840

Cher frère ! 

Par notre compatriote Victor Hehn, dont sa présence malheureusement très courte ici m’a fait beaucoup de plaisir, tu reçois cette fois quelques lignes … 

Probablement tu as déjà reçu ma longue lettre, car Hehn a déjà traversé la Belgique et l’Allemagne. 
Je lui ai donné aussi les lettres pour Rentmeister, Brock et Neumann, ainsi que le petit manuel des échecs que La Bourdonnais lui-même m’a offert et un échiquier pour Félix. 

Je demande à mes amis de me pardonner que je leur envoie de si petites choses de Paris. 
Je n’ai ni or ni argent, mais le peu que j’ai, je le donne. Vous avez aussi mon cœur et je ne peux pas donner plus … 


Nouveau traité du jeu des Échecs - 1833 - Par La Bourdonnais
Un traité qui a été critiqué comme n'étant pas digne du champion qu'était La Bourdonnais.
Ses contemporains jugeaient celui-ci très inférieur au livre de Philidor, l'Analyse des Échecs.

Lettre N°7 - à Guido Kieseritzky a Dorpat

Nous sommes deux ans après la précédente lettre. Lionel Kieseritzky a changé d'adresse.
La Bourdonnais n'est plus de ce monde, Le Palamède vient d'être repris par Saint-Amant depuis la fin d'année 1841, et Kieseritzky s'affirme comme champion du Café de la Régence.
Il reçoit une invitation pour aller à Londres, mais ne s'y rendra qu'en 1846.
D'un point de vue matériel sa situation s'améliore, et il se consacre entièrement aux échecs, ayant peut-être renoncé à trouver un travail.

Paris, le 28 juillet (9 août) 1842

Rue Dauphine.

Mon cher et bon frère ! 

Le voyage de Corval me donne l’opportunité de t’écrire après une longue période pour t’informer de mon quotidien. 

Ma vie ici est hautement monotone, complètement dédiée aux échecs que j’enseigne et où j’ai de plus en plus d’élèves (pour le moment 7, dont le fameux peintre Steuben, et à l’époque déjà l’excellent compositeur et pianiste Ed. Frank, un élève de Mendelssohn). 

Ma réputation ici augmente, tu peux en lire plus dans Le Palamède, et je suis en contact postal avec Berlin et Londres. J’ai déjà reçu des invitations orales, écrites et imprimés de me rendre à Londres, mais je ne peux pas les accepter. Ma situation globale commence à s’améliorer, même si les temps difficiles n’ont pas encore complètement disparu.

Wilhelm Schwartz m'a accueilli dans sa maison pendant 10 mois. L’amitié sincère qu’il a exprimée à chaque moment pour moi, me restera longtemps en mémoire. Je n’ai pas encore surmonté sa perte, et je ne vais pas la surmonter facilement. 

Tu donneras des salutations pour tous nos amis, surtout pour Felix, Artem, Romeo, Harthmuth, Karl, Neumann, Rentmeister et sa famille, les Malmström, les Carlsen, etc etc. 

Les choses diverses que j’ai incluses avec leur nom sont un petit signe que je pense toujours à eux avec amour. Dans ma prochaine lettre je vais t’en dire plus sur mon existence échiquéenne, ce qui ne sera pas sans intérêt.
Ici on peut dire qu’après la mort de La Bourdonnais, personne en France pourrait se vanter de me battre. Je n’ai jamais joué avec le vieux Deschapelles. Je serais intéressé d’en savoir plus sur lui par Franz Ungarn, qui le connaissait il y 20 ans. …

Lettre n°8 - à Guido Kieseritzky à Dorpat 

Paris, le soir de Noël, 1842, 
NDT - Cette lettre ne contient que des remarques personnelles (dit Amelung). 

Lettre N°9 - à Guido Kieseritzky à Dorpat

Kieseritzky est en contact avec les grands mathématiciens français Cauchy et Binet pour partager les travaux de son frère !
La fin de la lettre indique que la situation ne semble pas aplanie à Dorpat sa ville d'origine qu'il a quitté 3 ans auparavant.



Paris, le 22 juillet 1845

Mon cher et bon frère, j’ai bien reçu ta lettre du 5/17 mai par le libraire Renouard (NDA - Il s'agit probablement de l'éditeur Jules Renouard), et j’ai immédiatement fait traduire l’essai mathématique qu’elle contenait, pour le donner aux académiciens Cauchy et Binet, pour lesquels j’ai reçu des recommandations par le frère de ce dernier, qui est aussi un excellent mathématicien. 

Je vais aussi envoyer une lettre au Comte Kuschelew-Besborodko à St. Petersbourg, auquel j’ai donné des cours d’échecs chaque mercredi soir quand il était à Paris. Cet homme est très riche, avec une grande influence et bienveillant. 

Par Oettingen, un des plus charmants hommes que j’ai jamais connus, je t’ai envoyé 50 Francs il y 3 semaines. Oettingen m’a promis de t’aider pour trouver un emploi avec des leçons privées. 
Il va tenir ses promesses. Il était très malade, mais est maintenant rétabli. 
Demain il veut voyager vers Heidelberg, et après en Italie avec Heinrich Schoeler. 
Mais il souhaite arriver à Dorpat en janvier. J’espère recevoir une réponse des MM Cauchy et Binet d’ici 14 jours, et vais t’en informer tout de suite. 
Jusqu’à cela, reçois tous mes meilleurs vœux, mon cher frère, veuille bien saluer tous ceux qui sont bien disposés vis-à-vis de moi et pardonner ceux qui te font du mal – cela va se payer un jour. 
Ton vieux frère Lionel.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire