dimanche 20 mai 2012

Marie Antoinette

Il y a quelques jours, j’ai terminé la relecture de « Marie Antoinette » de Stefan Zweig, probablement mon écrivain favori.
Comme beaucoup de joueurs d’échecs j’avais découvert cet écrivain lors de la lecture de la nouvelle « Le joueur d’échecs » et ensuite j’avais dévoré quasiment toute son œuvre. 

(Marie Antoinette 1783 Élisabeth Vigée-Le Brun)

Donc en relisant l’excellente biographie sur Marie Antoinette, je suis tombé sur un passage qui ne m’avais pas marqué jusqu’à présent et qui là a forcément attiré mon attention comme vous allez pouvoir le découvrir.
Il s’agit d’un détail, mais comme je l’ai déjà dit, tout ce qui touche de près ou de loin au café de la Régence aura sa place sur ce blog !

Ainsi, comme tout le monde le sait, l’histoire se termine mal pour Marie Antoinette le mercredi 16 octobre 1793 sur la place de la Révolution (actuelle place de la Concorde).
Elle était partie de la Conciergerie sur l’Ile de la Citée, avait traversé la Seine puis le cortège s’était brièvement arrêté Place du Palais Royal avant de reprendre sa route jusqu’à la Place de  la Révolution en passant par la rue Saint-Honoré.
(Les adieux de Marie Antoinette)

Voici l’extrait du livre de Stefan Zweig :

(…) « La voilà, l’infâme Antoinette ! Elle est f… mes amis. » Son visage est d’airain, elle semble ne rien entendre, ne rien voir. Ses mains liées derrière le dos font qu’elle relève la nuque un peu plus ; elle regarde droit devant elle, et toutes les images vives et colorées de la rue ne pénètrent plus dans ses yeux, que la mort baigne déjà intérieurement. Aucun tremblement n’agite ses lèvres, aucun frisson ne secoue son corps ; elle est là, dans la charrette, fière et dédaigneuse, parfaitement maîtresse d’elle-même, et Hébert lui-même devra avouer le lendemain, dans Le Père Duchêne : « La grue, au surplus, a été audacieuse et insolente jusqu’au bout. »
Au coin de la rue Saint-Honoré, là où se trouve aujourd’hui le café de la Régence, un homme attend, brandissant son crayon, une feuille de papier à la main. C’est Louis David, une des âmes les plus viles en même temps que l’un des plus grands artistes de l’époque. Braillard parmi les braillards de la Révolution, il sert les puissants aussi longtemps qu’ils sont au pouvoir et les abandonne à l’heure du danger.
(…)
Ennemi acharné des « tyrans » pendant la Révolution, il sera le premier à se rallier au nouveau dictateur, et, après avoir peint le couronnement de Napoléon, il troquera son ancienne haine des aristocrates contre le titre de baron. (…)  

Stefan Zweig écrit ce livre en 1932 et il y a quelque chose qui ne colle pas avec son récit.
Il indique que le café de la Régence est au coin de la rue Saint-Honoré, là où se trouve aujourd’hui le café de la Régence. En 1932 le café de la Régence n’occupe plus un coin de rue…C’était son ancienne localisation jusqu’en 1852.

(Portrait de Marie Antoinette réalisé par David à la terrasse du Café de la Régence)

Dans l’encyclopédie Wikipedia se trouve un article complet sur l’esquisse de Jacques Louis David.
Le dessin est célèbre et il est donc probable que le peintre se trouvait alors à la terrasse du Café de la Régence. En tout cas il ne perd pas une miette de cet évènement historique car il suit sans doute le cortège jusqu’à la place de la Révolution et signe un deuxième croquis macabre (voir ci-après). 

Une certitude, David ne se fait pas que des amis avec son attitude.
Et un peu plus loin dans son récit, Stefan Zweig indique :

(Danton allant à l'échafaud apostrophant David- A. Bourjos 1ère moitié du 19ème siècle)

(…) Du haut de la même charrette, qui conduit aujourd’hui Marie-Antoinette à la guillotine, Danton aussi l’apercevra, et, connaissant la bassesse de l’homme, lui lancera cette injure cinglante : « Valet ! ». (…)
 
Danton est exécuté quelques mois plus tard le samedi 5 avril 1794, le cortège passant forcément devant le café de la Régence.

Pour terminer voici le second dessin de David dont je parle un peu plus haut.

Le site du Sénat indique au sujet de ce dessin

La décollation de Marie-Antoinette par DAVID
Ce dessin à la plume attribué au peintre Jacques-Louis DAVID, constitue l’une des seules représentations connues de la décollation de Marie-Antoinette. Les traits du visage et la technique employée présentent de nombreuses similitudes avec ceux du dessin de DAVID conservé au Louvre, " Marie-Antoinette conduite à l’échafaud ". DAVID fut personnellement témoin de l’exécution. L’auteur des commentaires accompagnant le dessin serait peut-être Gracchus BABEUF.

vendredi 18 mai 2012

Tranche de vie au Café de la Régence en 1902

Décidément, la bibliothèque en ligne Gallica BNF permet de faire des découvertes incroyables !
Une de mes dernières découvertes est l’excellent article du journal « Le Temps » daté du 25 septembre 1902 et signé Adolphe Brisson.
Il s’agit d’une tranche de vie au Café de la Régence en 1902.
Quelques jours auparavant, le 12 septembre, le grand Samuel Rosenthal venait de décéder.
Dans quelques mois le propriétaire va changer, ceci va signer la fin d’une époque et le début du déclin inéluctable du Café de la Régence.

Plusieurs grandes figures du café de la Régence de cette époque sont citées : Jules Arnous de Rivière gentleman des échecs français, David Janowski futur candidat au titre mondial, Joseph Kieffer le propriétaire Alsacien du café et ancien combattant de la guerre de 1870 et Auguste Joliet de la Comédie Française qui vient se délasser en jouant aux échecs après avoir joué une pièce de théâtre sur le trottoir d’en face !

Il est fait mention dans l’article d’une partie entre Janowski et Albin.
Cette partie entre dans le cadre d’un tournoi de Maîtres joué à 4 joueurs à cette époque.
Voici un extrait de « La Stratégie » à ce sujet :

Profitant de la présence de Maîtres à Paris, à l'initiative de Tauber un tournoi est organisé réunissant Janowski, Von Scheve, Taubenhaus et Albin.
Tournoi à 2 tours, 3 parties par semaine (mardi, jeudi, samedi) de 13h30 à 17h30 puis 19h30 à 23h30, les parties non achevées sont à terminer le lendemain aux mêmes heures. Cadence 30 coups par heure puis 15 coups par heure. Monsieur Davril est directeur du tournoi (…).

Puis quelques mois après :

Résultat du tournoi de Maître du Café de la Régence. 1er Janowski 4,5 / 6, 2ème Taubenhaus 4 / 6, 3ème Theodor Von Scheve 3 / 6, 4ème Albin Adolf 0,5 / 6.
Adolf Albin a été malade durant tout le tournoi de Maîtres.

LE TEMPS – 25 septembre 1902
Article signé par Adolphe Brisson

PROMENADES ET VISITES

Le joueur d’échecs

Je suis entré hier soir au café de la Régence. J’aime ces vielles maisons où subsiste quelque chose du passé. Celle-ci fut illustre, puisque Philidor y fréquenta avec d’Alembert et que Diderot y rencontra, si nous en croyons son joli conte, le neveu de Rameau. L’établissement a d’ailleurs changé de place ; il s’élevait naguère plus haut dans la rue Saint-Honoré, contre le bureau de tabac de la Civette. Et c’est en 1855 qu’il fut transféré à l’endroit qu’il occupe présentement. On l’inaugura en grande pompe par une partie d’échecs. M. Arnous de Rivière, joueur renommé, et Alfred de Musset, qui passait aussi pour être très habile, s’y mesurèrent. Alfred de Musset n’est plus ; mais Arnous de Rivière est toujours vivant ; il porte gaillardement ses soixante-douze années et ne passe pas un jour sans se livrer à son plaisir favori. Tantôt il suit les parties du cercle Philidor et tantôt celles de la Régence ; il les analyse et les commente dans de courts articles qui sont des chefs-d’œuvre de clarté. C’est le plus distingué des confrères et le plus poli des hommes. Je le vis qui se dirigeait vers le seuil du café. Je le suivis, pensant qu’il y aurait intérêt à deviser avec lui, au lendemain de la mort de ce pauvre Rosenthal.

(Jules Arnous de Rivière 1830 - 1905)

Nous pénétrâmes dans la salle, dont le plafond figure les soixante-quatre cases de l’échiquier et qui porte sur ses murs les noms de quelques amateurs fameux. Elle était déserte. Le salon d’à côté offrait un peu plus d’animation. Cinq ou six habitués lisaient le journal, un autre sommeillait devant sa tasse vide. Un couple à cheveux blancs s’amusait à pousser des dominos. Les tables du fond étaient garnies. Une foule s’y pressait, à laquelle M. Arnous de Rivière se mêla. Je demandai à la caissière les causes de cet empressement.
-          C’est le tournoi, me dit-elle.
Elle m’expliqua que quatre « maîtres », MM.Janowski, Taubenhaus, Albin et Van Schoeve avaient échangé des cartels. Ils se portaient, en ce moment, des coups décisifs. On était au fort de la bataille. Je m’approchai des lutteurs. M. Janowski avait pour adversaire M.Albin, les deux autres devant, le lendemain, entrer en lice. Ils surveillaient le combat et n’étaient pas moins que les combattants attentifs et absorbés. M. Janowski a des cheveux noirs, des yeux profondément enfoncés et qui brillent d’un feu sombre sous le verre du binocle, un front vaste et tourmenté, un crâne pétri de bosses. M. Albin, trapu, chevelu, évoque l’image robuste et grimaçante de Quasimodo ; il est secoué de soubresauts nerveux, laisse éteindre et rallume sa cigarette, tandis que M. Janowski affecte un calme olympien. Ils sont du reste, loin du monde réel, perdus dans le rêve de leurs obscures combinaisons, hypnotisés par les petits morceaux de buis et d’ébène. Quelquefois leurs mains s’allongent vers le bock à demi plein, ils boivent une gorgée ; mais ce geste machinal s’opère sans qu’une pensée le dirige. Le canon tonnerait à leurs oreilles, qu’ils n’en seraient pas troublés. Ils restent insensibles à ce qui se murmure autour d’eux, à ce qui se passe…

(David Janowski - 1868 - 1927)

Il ne se passe rien. On regarde, on se tait ; lorsque par hasard on prononce une parole, c’est à voix basse et sur un ton de mystère. Les spectateurs se haussent sur la pointe du pied pour mieux jouir de la scène. M. Arnous de Rivière, son chapeau rond sur la nuque, les mains derrière son dos, comme Napoléon, est figé dans une attitude contemplative. Le cafetier s’est joint au groupe ; il demeure immobile, sa serviette sous le bras, le cou tendu.
-          A la bonne heure, lui dis-je ; chez vous les traditions se conservent. C’est toujours comme au temps de Philidor.
Il se retourna, et l’expression de ses yeux bleus, la satisfaction qui rayonnait sur son digne visage me montrèrent que ma remarque l’avait touché.
-          Il n’est que trop vrai, répond-il, que les cafés disparaissent. La brasserie les tue un à un. J’ai, Dieu merci, résisté au mauvais vent qui souffle sur Paris. Le café de la Régence n’a pas le droit de déchoir. Et quand je m’en irai j’exigerai que mon successeur lui garde son caractère… Noblesse oblige !

(Adolf Albin - 1848 - 1920)

Ces paroles m’inspirèrent de l’estime. Je le marquai au bon cafetier. Et, pour m’en récompenser, il fit appel à ses souvenirs. Il m’énuméra les personnages qui s’étaient assis sur ses divans. Vous pensez si, depuis un demi-siècle, ils furent nombreux. Il y eut des peintres, des poètes, des magistrats, des législateurs, plusieurs ministres, et des présidents… M. Grévy y venait assidument, avec son ami, M. Clerc, le conseiller. Lorsqu’il fut élu député, sous l’Empire, cela ne changea point ses habitudes, il continua de cultiver les échecs et le billard. Le café était alors surveillé par la police, qui trouvait sans doute qu’il régnait un fâcheux esprit. Des mouchards obéissant à je ne sais quelle consigne, essayèrent, un jour, d’amadouer M. Grévy, en l’accablant de louanges. Ils feignaient de converser entre eux :
-          Oui, s’écriaient-ils, Grévy est républicain. Mais on peut applaudir à son succès. Car enfin c’est un honnête homme.
Grévy se retourna :
-          Je n’en dirai pas autant de celui qui vous envoie !
Et d’un doigt impérieux il désignait le palais des Tuileries. Je n’ose assurer que l’anecdote soit bien authentique, non plus que cette autre qui se rattache à Musset, et qui montre le malheureux écrivain victime de son amour pour l’absinthe et suivant jusque dans la rue le garçon qui, pour l’attirer dehors, y déposait le verre et la bouteille. Ces évènements se déroulèrent à une époque lointaine, et l’imagination les a déformés. Le cafetier actuel n’en a pas été témoin, mais il en a vu d’extraordinaire et qu’il narre avec esprit.
-          Tenez, monsieur, là où vous êtes, M. Prud’hon, de la Comédie-Française, jura un soir de tuer le père Sarcey.
-          Sarcey ?... Contez-moi donc cela, je vous prie.
Le critique du « Temps » avait eu le malheur de ne pas goûter, dans un de ses rôles, M. Prud’hon, et le courage de le déclarer expressément. « Ce n’est pas, écrivait-il, que M. Prud’hon soit ignorant des choses de son métier, mais il a un certain air important et niais… » Cet air ne plut pas à l’irascible acteur. Il convoqua la conjuration de Guillaume Telle, ils tirèrent des plans pour délivrer la littérature du tyran qui l’opprimait. Ils hésitaient entre le poignard et le poison. Sarcey-Gessler, insoucieux des complots qui se tramaient contre lui, et bravant les pièges semés sous ses pas, n’en venait pas moins, après le spectacle, siroter son cassis à l’eau, pendant l’été, et pendant l’hiver, se réchauffer avec un grog brûlant. Jamais il ne se douta que la mort l’eût effleurée de si près. Il est vrai que M. Prud’hon avait renoncé à ses noirs desseins. Car M. Prud’hon n’est pas méchant. Y eût-il persévéré, que Sarcey ne lui eût pas voulu davantage. Telle est mon opinion. Et c’est aussi le sentiment de M. le cafetier.
Comme il achevait son récit, un consommateur arriva sur nous, le feutre rabattu, le regard sombre ; et je reconnus en lui un autre comédien de Molière, l’honorable M. Joliet, qui interprète, avec des intentions et un zèle si comiques, le docteur Pancrace du Mariage forcé et une infinité de rôles du répertoire.
-          Bonjour Joliet, dit le cafetier, comment vas-tu ?
-          Pas mal, mon vieux Kieffer. Et la tienne ?
Le bon cafetier reprit en souriant :
-          On se tutoie… Vous concevez… Il y a si longtemps qu’on est amis ! Quand M. Joliet a une minute, il vient faire sa partie, en voisin. On se retrouve toujours avec un nouveau plaisir.

C’est un étrange spectacle de voir M. Joliet jouer aux échecs. Il ne ressemble à personne et s’applique à renverser les lois et les coutumes reçues. Il ne se recueille pas, il va de l’avant, il improvise, il pousse ses pions d’un doigt fébrile ; il rage, il peste, il sacre, il s’emporte contre l’ennemi, le rudoie, le provoque et quelquefois l’injurie à la façon des héros d’Homère, en lui jetant des épithètes retentissantes ; dans les instants difficiles, il lève les bras au ciel comme pour implorer les dieux et les appeler à son secours, puis il bouscule les pions, les massacre, frappe à grands coups de poing sur les guéridons de marbre. S’il a perdu, sa physionomie reflète une douleur immense. Il est accablé, anéanti. Une plainte douloureuse s’échappe de ses lèvres. Il soupire comme Oreste :
-          Mon malheur passe mon espérance.
Au contraire, a-t-il gagné ; il s’épanouit, se répand en propos ironiques et joyeux. Il triomphe bruyamment.
Tandis que je l’observais, M. Arnous de Rivière m’a rejoint ; et comme je lui manifestais mon étonnement de la passion qu’inspire ce jeu d’échecs et qui paraît incompréhensible à ceux qui n’y sont point initiés, il voulut bien me prêter le secours de ses lumières et de son expérience.
Nous allâmes nous réfugier dans un angle du café, dans le coin tranquille, où Musset se tenait jadis ; nous y trouvâmes un charmant octogénaire, M. Boiron, dont l’existence entière s’est écoulée en ces lieux, et un savant professeur, M. Goldberg, qui a formé plusieurs centaines d’excellents joueurs. M. de Rivière, lui, n’est pas un professionnel. C’est un amateur, mais qui s’est mesuré aux plus grands maîtres. Il fut riche autrefois ; il ne l’est plus ; l’amour des échecs l’a consolé de tout, des déceptions, des deuils, des misères, et l’a rendu philosophe. Il m’en a parlé avec une chaleur qui atteignait à l’éloquence et qui m’a vivement ému.
-          Ah ! monsieur, quel délice ! … Il n’en est pas, je pense, qui lui soit comparable. Ce jeu met en branle et développe les plus précieuses facultés de l’homme : l’imagination, la réflexion : il l’oblige à méditer, à calculer les conséquences de ses actes, mais aussi à agir rapidement et à déployer ses plus subtiles ressources. Il n’est jamais monotone, il varie selon les individus ; c’est un fidèle miroir où chacun se reflète avec ses qualités, ses défauts, ses supériorités morales et ses bassesses. Il y a des jeux loyaux et téméraires, des jeux tortueux et sournois, des jeux chevaleresques, des jeux barbares. L’immortel Morphy à qui je tins tête – et ce sera l’honneur de ma vie – possédait un génie égal à celui de Napoléon. Il était proprement irrésistible, il avait des coups foudroyants et portait la ruine et le désastre dans le camp adverse, avant qu’on l’eût vu venir. Comparez-le cependant à M. Lasker qui passe aujourd’hui pour invincible et qui a conquis le tire envié de « champion du monde ». M. Lasker a un jeu puissant, incroyablement profond, mais plus lourd que le jeu étincelant de Morphy… Lasker, si vous voulez, c’est un stratège moderne, bourré de chiffres, qui sait tout, et n’abandonne rien au hasard. Il occupe à Manchester la chaire de mathématiques ; il est rompu aux sciences abstraites. Morphy partait en guerre d’un pied léger et, sans effort, il obtenait la victoire. Nous savons par cœur les parties qu’il a jouées ; ce sont des modèles, où d’ailleurs nous désespérons d’atteindre, puisqu’ils sont inimitables. Cela vaut pour la limpidité spirituelle de la prose de voltaire, et, pour la grâce, la musique de Mozart…M. Lasker je vous l’ai dit, est moins séduisant, mais nul jusqu’ici n’a pu lui ravir la palme. Il apparaît comme une forteresse hérissée de défenses formidables et de canons…
M. Arnous de Rivière eût longtemps continué de la sorte, et je ne me lassais pas de l’entendre. Il fut interrompu par M. Janowsky qui, ayant achevé sa séance quotidienne, venait se mêler à notre entretien.
- Certes, dit-il, M. Lasker est doué d’un talent merveilleux. Mais il ne répond pas aux défis qu’on lui adresse.
Et M. Janowsky nous exposa qu’il avait défié M. Lasker. Celui-ci lui opposa mille difficultés, il exigea des conditions impossibles – d’abord un enjeu trop élevé, puis un nombre de parties trop restreint.
-          Il veut demeurer le champion du monde. Il craint de perdre sa couronne ! …
Comment n’y serait-il pas attaché ? Outre la satisfaction qu’il lui procure, ce titre lui vaut beaucoup d’argent. Lorsque M. Lasker se rend en Amérique, il en rapporte une moisson de dollars ; on le fête, on le couvre d’or dans tous les pays de l’univers, en Russie et en Allemagne, où le jeu d’échecs compte des milliers d’adeptes passionnés. Pourtant M. Lasker voit poindre à l’horizon un rival qui pourrait le détrôner : c’est le jeune Pillsbury, Harry Nelson Pillsbury, âgé de trente ans à peine et qui, déjà, ne compte plus ses succès. Pillsbury a battu Steinitz qui détenait, avant Lasker, le championnat. C’est là un avertissement redoutable… Pillsbury voyage, promenant sur les continents et les mers sa naissante renommée. Et Lasker serre les poings et s’apprête à lui livrer le combat suprême. Pillsbury s’y prépare par de périlleux exercices. Il a joué récemment vingt et une parties sans voir, c’est-à-dire qu’il a soutenu la lutte simultanément contre vingt et un adversaires dont on lui annonçait les coups et auxquels il ripostait sans même jeter un regard sur leurs échiquiers. Ce tour de force n’avait jamais été accompli. Et Pillsbury s’en est tiré gaillardement, conservant, pendant quinze heures consécutives, son teint rose et frais, sa liberté d’esprit, sa belle humeur. Un tel miracle confond la raison humaine. M. Arnous de Rivière, lorsqu’il en parle, devient pensif. Il ne peut se l’expliquer.
(La Place du Théâtre-Français face au café de la Régence - Delcampe.net)


-          Songez donc ! avoir présents à la mémoire vingt et un échiquier avec leurs combinaisons infinies et ne pas posséder seulement les combinaisons réelles, mais prévoir, pour chaque jeu, les combinaisons possibles, les préparer, les deviner, prévenir les ruses, en opposer soi-même à ses adversaires, et ne pas s’embrouiller dans tout cela… Pillsbury est une des forces de la nature !

Un brouhaha nous vient troubler à nouveau.
C’était M. Joliet, de la Comédie Française, qui se livrait à ses expansions accoutumées. La partie qu’il avait engagée prenait une tournure favorable. Et il ne pouvait contenir sa joie. En vain le bon cafetier, M. Kieffer, lui prodiguait-il des avertissements.
-          Joliet, il est minuit passé.
-          Oui, oui !
-          Tu vas manquer ton train…
-          Fiche-moi la paix !
Encore trois coups…Et l’ennemi de M. Joliet a mordu la poussière. L’acteur de lève radieux, sublime. Il s’approche de nous la main tendue. Nous le félicitons. Mis en gaieté par l’heureuse issue du combat, il nous demande :
-          Connaissez-vous les vers que Méry composa sur les échecs ? Ils sont d’une élégance et d’une précision rares.
Nous nous apprêtâmes à savourer ce poème. Et M. Joliet commença :

Le champ clos a croisé soixante-quatre cases :
Aux deux extrémités les tours posent leurs bases,
Ces formidables tours, ces tours qu’un doigt devant,
Comme aux sièges romains, fait marcher en avant.
Sur des chevaux sans mors des cavaliers fidèles,
Lisses et menaçants, se placent autour d’elles.
Quand ils ont fait deux bonds, ils brisent leurs élans
Et tombent de côté sur les noirs et les blancs.
Les pièces vont ainsi : l’amitié les a jointes
Aux fous, sages guerriers, qui, partout, font des pointes,
Puis la dame se place, et garde sa couleur.
Nul combattant du jeu ne l’égale en valeur
Elle vole, d’un bond, de l’une à l’autre zone ;
C’est Camille, au pied leste, invincible amazone !
Elle veille et défend les pièces alentour
Par la force du fou réunie à la tour.
Près d’elle le roi siège ; hélas ! il garde le trône
Que mine le complot, que l’astuce environne.

Après cet alexandrin, M. Joliet reprit haleine, le bon cafetier en profita puor lui glisser doucement :
-          Il est minuit et demie. Tu sais, Joliet, que le train n’attend pas.
-          Il m’attendra !!
Et Joliet, de sa voix la plus sonore, de la voix de Vadin et de Pancrace, poursuivit :

Ce monarque, toujours menacé du trépas,
Pour tromper l’ennemi ne peut faire qu’un pas.
Toutefois, quand sa force est enfin abattue,
Par respect pour son nom, personne ne le tue ;
Il est échec et mat ; son dernier jour à lui
Et tous ses serviteurs sont morts autour de lui !
Huit modestes pions, soldats de même taille
Gardent l’état-major sur un front de bataille ;
Un pas leur est permis, un ou deux, jamais trois.
Troupe vile immolée au caprice des rois,
Ils ne prennent qu’un point, et pourtant il arrive
Qu’un d’eux, soldat heureux, aborde l’autre rive.
Alors il se grandit. Ce soldat parvenu,
Des dépouilles d’un chef habille son corps nu ;
Il se métamorphose en tour, il devient reine
Et choisit dans les morts étendus sur l’arène
Un chef de sa couleur, par sa force cité 
L’heureux pion le touche et l’a ressuscité !

Sur ce, M. Joliet, de la Comédie-Française, nous salua, enfonça son feutre sur ses oreilles, se drapa dans son manteau et courut vers la gare Saint-Lazare… Le cafetier nous dit en souriant :
-          Quel original !... Il dormira cette nuit… Il a gagné !...

samedi 12 mai 2012

Rachel Reiss épouse Lévy


Voici une des très (trop) rares photographies connues de l’intérieur du Café de la Régence.


Cette photographie (carte postale) n’est pas datée mais sans doute du début du 20ème siècle, voici ce qu’en dit Etienne Cornil dans la revue du CREB d’août 2011.

(…) une des rares cartes postales qui nous font découvrir l'intérieur du Café.
L'année de publication de la carte tourne autour de 1906.
La salle que nous voyons au fond pourrait être celle dont nous vous avions fait découvrir la vue dans notre numéro 15 de la Revue. C'est une hypothèse. (NDLR ; j’avais repris cette photo pour faire un article dédié).

Sur la gauche nous pouvons lire ''Tous les soirs concert symphonique de 9h à 1h''. Et en dessous une pancarte affiche ''Chocolat''.
De l'autre côté se trouve aussi une affiche mais qui reste illisible.
S'agit-il de la patronne des lieux qui se trouve derrière le comptoir devant un livre ouvert ?

Notons les magnifiques lustres ainsi que les deux petites marches qui permettent de rejoindre la pièce du fond.
La photo est certainement prise très tôt car toute la vaisselle est rangée et des brioches occupent la première table.

Il y a bien une horloge dont la position des aiguilles est difficile à identifier.
Un magnifique et ponctuel moment de ce café est ainsi capturé.(...)

Pour aller au delà de ce qu'indiquait Etienne Cornil, à mon avis la personne sur la photographie est sans doute la patronne du café de la Régence de l’époque. On imagine mal qu’il s’agisse là de n’importe quelle employée du café. 
Ainsi il est probable qu’il s’agisse de Rachel Reiss l’épouse de Lucien Lévy le propriétaire du café de la Régence depuis 1903.

samedi 5 mai 2012

Nouvelle brève


Voici un bref article paru dans un des premier journaux de l'époque en 1894.
Il est assez surprenant de voir que le décès d'un joueur d'échecs inconnu à notre époque fasse l'objet d'un article en première page de ce journal.
Peut-être s'agissait-il d'une figure marquante du Café de la Régence ?
A suivre...

Article de première page (dans les brèves) du journal "Le Gaulois" du dimanche 22 avril 1894 (source Gallica BNF).

Un des vieux habitués du café de la Régence, M. Roccas, vient de mourir. Cet amateur d’échecs demeurait rue Rollin, et chaque jour, été et hiver, il faisait à pied la longue course de son domicile à la place du Théâtre-Français.
C’est dans la maison qu’il habitait et dont il était propriétaire que fut écrit ce doux roman Paul et Virginie, car Bernardin de Saint-Pierre habita là pendant plusieurs années, et il y écrivit aussi les Etudes de la nature.
Depuis cette époque, la maison n’a pas changé ; la distribution des logements est la même et le jardin dont parle le célèbre écrivain existe encore avec ses lilas, ses marronniers. Du modeste appartement qu’il occupait au troisième étage, il voyait ce petit coin de verdure et respirait le parfum des fleurs.