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mercredi 5 octobre 2022

Le court passage de Daniel Harrwitz au Café de la Régence - grandeur et décadence

Lors de la conférence sur le centenaire de la FFE, Frank Hoffmeister avait consacré une partie de son intervention sur le joueur Allemand Daniel Harrwitz.
 
Daniel Harrwitz - Photo non datée ni sourcée.

Voici un complément au sujet de ce très fort joueur, que le site EDO Chess considère dans les plus forts joueurs du monde des années 1856/1857/1858, derrière un certain Paul Morphy...

Son installation à Paris est annoncée dans la revue La Régence en août 1856. Le texte est véritablement un éloge à son intention, et en particulier sur ses capacités à jouer à l'aveugle. En tout cas sa venue est très attendue, car depuis la mort de Lionel Kieseritzky il n'y a pas vraiment de leader à la Régence. 
 
La Régence - 1856
 
CHRONIQUE

Nous recevons une lettre de M. Harrwitz, dans laquelle ce célèbre joueur d'échecs nous annonce son intention de venir se fixer à Paris, pour y occuper, comme professeur, la place laissée vacante par la mort de M. Kiéséritzky. Depuis deux ans, M. Harrwitz semblait avoir abandonné les échecs, et s'était retiré à Breslau peu après son match avec le hongrois Lowenthal; mais peut-on renoncer ainsi à la gloire d'être au premier rang, quand on est dans toute la force de son talent ; guérit-on si facilement de la passion pour les échecs ?
 
Par quels travaux faut-il que la vie soit absorbée ? de quels chagrins pensez-vous qu'elle doive être remplie pour amener un homme à se priver d'une distraction si attrayante et d'un remède si efficace ? Non, les échecs ont ce rare privilège d'être à la fois une science, un art, une lutte et un divertissement, et rien au monde ne nous captive plus longtemps. 
 
Aussi sommes-nous moins surpris que charmés par la résolution prise par M. Harrwitz, qui trouvera parmi les amateurs du Cercle et du Café de la Régence, ce même accueil sympathique qu'il y a conquis dans le cours de ses trop rares visites. La rédaction de La Régence recevra, par l'effet de sa présence, un renfort de savante collaboration, car M. Harrwitz a déjà fait gracieusement ses offres de services au rédacteur en chef du journal ; et puis, à l'exemple de ses rivaux, les véritables ombres de l'échiquier, MM. Staunton, Lowenthal, Anderssen, et avant eux de La Bourdonnais, Deschapelles, Lewis, Mac-Donnell, il reste debout sur la brèche, prêt à accepter le combat. 
 
Nous ne voudrions cependant pas qu'on pût se méprendre sur les intentions de notre futur hôte, qui, tout jaloux qu'il peut être de maintenir sa réputation, n'est nullement animé d'une ardeur querelleuse. M. Harrwitz ne reculerait pas devant un défi sérieux et loyal ; n'ayant jamais échafaudé sa gloire sur des succès imaginaires, vainqueur dans le plus grand nombre des tournois qu'il a soutenus, il s'appuie sur un talent réel et sait très bien que la meilleure manière de trancher la discussion dans une question de prééminence, est de combattre sur l’échiquier au lieu d'argumenter à perte de bon sens et de toute créance; mais, encore une fois, l'humeur de M. Harrwitz est à la paix, il se présente avec un rameau d'olivier à la main; place au professeur. 
 
Très vite après son arrivée, Jules Arnous de Rivière défie Daniel Harrwitz, en caressant l'espoir de se faire un nom en battant cet adversaire prestigieux. C'est un échec, Arnous de Rivière se fait battre sèchement sur le score de +5 -2.
 
Harrwitz fréquente l'aristocratie parisienne. Par exemple La Gazette du Midi du 13 mars 1857 mentionne par exemple qu'il a joué chez le duc de B (Brunswick) et chez le prince A. B. (Antoine Bonaparte
 
 Retronews

L’Indépendance belge signale l'arrivée à Paris d'un des plus illustres joueurs d'échecs qui aient peut-être apparu dans ce monde à part, un Prussien, M. Harrwitz, qu’une organisation spéciale distingue entre tous. Philidor et La Bourdonnais n’avaient peut-être pas au même degré la faculté de jouer sans regarder l’échiquier. Harrwitz a conduit jusqu’à quatre parties à la fois de cette manière. Quelle que soit sa facilité, un pareil tour de force exige une tension du cerveau qui ne peut pas être sans danger. Mais dernièrement, chez le duc de B… et chez le prince A. B…., il a joué deux parties simultanément sans fatigue et sans efforts.
 
On parle même de ses exploits de l'autre côté de l'Atlantique, où un certain Paul Morphy a déjà acquis une certaine réputation. Ainsi cet article dans le journal Evening Star - Washington DC du 7 avril 1857, où on apprend aussi quelques détails sur la configuration du nouveau Café de la Régence.

Evening Star - Washington DC du 7 avril 1857

Une extraordinaire partie d'échecs.

Le Café de la Régence, à Paris, a été récemment la scène d'une extraordinaire démonstration de puissance échiquéenne. M. Harrwitz, le célèbre joueur, disputait, sans voir l'échiquier, deux parties en même temps contre deux joueurs du Club d'échecs de Paris.

Le Prince Antoine Bonaparte, le Duc de Brunswick, le Marquis de Carracciolo, le Comte Isoard, et un grand nombre d'amateurs et de membres du club, étaient présents, et ont suivi avec un intérêt inlassable jusqu'à la fin le merveilleux exploit d'abstraction mentale et de mémoire échiquéenne que M. Harrwitz a présenté à cette occasion sans, selon toute apparence, un effet harassant.

Pour mieux comprendre comment se sont déroulées les parties, nous pouvons dire que le Café de la Régence se compose de deux grandes salles au rez-de-chaussée ; l'une aménagée en café, proprement dit, et l'autre pourvue de tables de billard et aménagée en estaminet, où il est permis de fumer. Dans ces deux salles, qui sont ouvertes à tous, et où l'on joue aux échecs presque toute la journée, l'amateur est sûr de trouver à tout moment quelqu'un prêt à faire une partie. Mais au-dessus se trouve une série de salles réservées à l'usage du Club d'échecs de Paris, et c'est dans ces salles que s'est déroulée la merveilleuse démonstration dont nous parlons.  

Au centre de la plus grande de ces pièces étaient placées deux tables, auxquelles étaient assis, chacun avec un échiquier et des pièces d'échecs devant lui, M. Lecrivain et M. P. (NDA - Est-ce Potier ? ou Jean Préti ?), le gentleman avec lequel M. Harrwitz devait engager un conflit pacifique. La pièce d'à côté, la dernière de la suite, était réservée au joueur à l’aveugle, avec tout son aménagement, consistant simplement en trois ou quatre chaises et une table dans un coin sur laquelle étaient placés du vin, du sucre et de l'eau, et d'autres rafraîchissements, ainsi que du matériel d'écriture, pour permettre au monsieur, qui faisait office de secrétaire, de noter les coups lorsqu'ils étaient décidés.

La porte de communication entre les deux pièces était maintenue ouverte pendant tout le temps, de sorte que tout le monde pouvait voir que non seulement M. Harrwitz n'avait aucun moyen d'aider sa mémoire par un quelconque objet étranger ou tangible, mais que tout contact avec d'autres personnes était absolument impossible. Tout autour des autres pièces, des tables d'échecs étaient disposées, sur lesquelles les amateurs invités à être présents suivaient les coups au fur et à mesure qu'ils étaient joués. Tout étant déclaré prêt, vers 9 heures et demie, le jeu commença. La manière dont les coups ont été annoncés est la suivante :

M. Lequesne, qui avait aimablement consenti à servir de secrétaire, après avoir reçu ses instructions de M. Harrwitz, écrivait les coups pour les deux parties, puis, entrant dans l'autre pièce et disant "Première partie", il spécifiait le coup fixé pour celle-ci ; ensuite, disant "Deuxième partie", il agissait de la même manière pour celle-ci. Les coups, ainsi nommés, étaient alors joués sur l'échiquier, et les deux adversaires étudiaient la réponse à donner. Lorsque les deux messieurs étaient décidés, M. Lequesne notait les coups comme précédemment, puis à son tour annonçait à M. Harrwitz, exactement de la même manière, le coup ainsi donnée dans chaque cas.

La partie la plus longue, dans laquelle le jeu fut remarquable de qualité des deux côtés, dura trois heures et demie, et du début à la fin de ce long espace de temps, pendant lequel la tension sur la mémoire a dû être énorme, M. Harrwitz (rapporte Galignani) n'a jamais semblé embarrassé le moins du monde à un seul moment, et il n'a pas tardé plus longtemps dans ses coups qu'il ne l'aurait fait, probablement, dans une partie ordinaire, en regardant l'échiquier. Les réponses venaient certainement plus rapidement de son côté que de l'autre pièce, M. Lecrivain prenant un temps considérable pour examiner chaque position et jouant avec une grande prudence. M. P., au contraire, bougeait tout de suite, et étant naturellement un joueur rapide, il était bientôt fatigué par le temps pendant lequel il était obligé de rester inoccupé en attendant les décisions de M. Lecrivain. C'est très probablement à cette circonstance qu'il faut attribuer le fait qu'il n'a nullement égalé son jeu habituel. Il était plus d'une heure lorsque M. Harrwitz entra dans la salle générale, après avoir gagné les deux parties. Il se déclara alors peu fatigué et, en réponse aux observations qui lui ont été faites, il commença à expliquer différents aspects de ses deux parties.
 

 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Daniel Harrwitz - Photo non datée ni sourcée.
 
Ainsi Harrwitz impressionne en jouant deux parties à l'aveugle... On imagine le choc quand Morphy jouera simultanément à l'aveugle contre 8 adversaires le 27 septembre 1858, soit dans un peu plus d'un an après l'article.
 
Morphy scellera le sort d'Harrwitz. Ce dernier ne jouera pas le match jusqu'au bout, sachant qu'il se faisait véritablement écraser. Cela laissera une très mauvaise impression à la Régence. Il essaye bien d'organiser une simultanée similaire sur 8 échiquiers en décembre 1858 au Café de la Régence. Mais les adversaires sont faibles par rapport à ceux de Morphy, et les parties ne seront pas publiées.

Un court texte en vers circule alors à la Régence au sujet de la prestation d'Harrwitz :

Tu veux singer Morphy, joueur phénoménal;
Jeune imprudent, tu forces ta nature
En vain tu te poses en original,
Tu n'en es que la caricature.
 
Après le départ de Morphy, Harrwitz joue des parties informelles contre le jeune Ignaz Kolish, (+1 =1 -2) mais il refuse de jouer un match officiel. Et le 12 juin 1859, le journal Britannique The Era annonce : 

De France nous apprenons que M. Harrwitz a cessé de fréquenter le Café de la Régence, le propriétaire de cet établissement concevant qu'il avait des raisons de se plaindre sur le fait que M. Harrwitz a refusé le challenge de M. Kolish, ainsi que la non-continuation de son match avec M. Morphy.

Le propriétaire de la Régence estime donc qu'Harrwitz ne présente plus le même attrait qu'auparavant. L'impact est à la fois commercial et financier pour son établissement. Mauvaise réputation, moins d'attrait et de clients...Rideau, Harrwitz ne reviendra plus à la Régence. Son règne aura duré un an et demi. Grandeur et décadence...
 

samedi 17 avril 2021

Charles II, duc de Brunswick


Le duc de Brunswick : ce nom vous est peut être connu ?
Il s'agit d'un des adversaires de Paul Morphy dans la fameuse partie dite "de l'opéra", jouée fin octobre 1858 à l'Opéra Italien de Paris (salle Ventadour). J'ai déjà consacré un article à cette célèbre partie.
Mais aujourd'hui je vais vous parler d'une affaire judiciaire, liée aux échecs, qui l'implique et qui remonte à quelques mois avant la partie d'échecs contre Morphy.

Le duc de Brunswick en octobre 1833
Source - Livre : Le duc de Brunswick, vie et mœurs, 1875

Chassé du pouvoir, le duc de Brunswick s'établit à Paris en 1851, pour partir à Genève en 1870 au moment de la guerre franco-allemande de 1870.
Durant toutes ces années, il est une des personnes les plus riches à Paris, mais également un excentrique, que tout le monde reconnait lors de ses déplacements.

Ses extravagances étaient encore à l'esprit de beaucoup de gens, bien longtemps après sa disparition.
Par exemple dans le journal Le Français du 15 septembre 1902, au sujet du décès de Samuel Rosenthal

"(...) Le duc de Brunswick, le grand seigneur excentrique, aux perruques roses, aux diamants innombrables, s'adonna aux échecs, et, dépossédé de ses Etats, il y chercha l'illusion de la politique et de la stratégie.
Il eut la bonne pensée de distraire, au profit de Rosenthal, une partie de son héritage, bien minime, à vrai dire, énorme pour le pauvre réfugié polonais (...)"

Revenons en 1857. 
Le duc de Brunswick assiste à une représentation de La Traviata dans sa loge à l'opéra italien de Paris.
Ou plutôt il joue aux échecs dans sa loge, pendant la représentation, sur un magnifique échiquier, véritable oeuvre d'art.
Au passage, j'imagine qu'un an plus tard, c'est sur ce même échiquier que Paul Morphy jouera cette fameuse partie contre lui et le comte Isoar.
Qu'est devenu cet échiquier ? Est-il toujours en Suisse ?

Bref, pendant ce spectacle, le duc de Brunswick joue aux échecs, et comme à son habitude, il attire l'attention sur lui. C'est le début d'un scandale et d'une affaire judiciaire dont voici le jugement.

Le Droit, Journal des tribunaux, de la jurisprudence, des débats judiciaires et de la legislation – 6 juin 1860 - Source : Gallica

COUR IMPERIALE DE PARIS (1ère Chambre)
Présidence de M. Casenave
Audience du 5 juin

Une partie d’échecs dans une loge aux Italiens. Articles de la Gazette de Paris. Action en dommages intérêts. Le duc de Brunswick contre MM. Signouret et Dolligen.

Me Trouillebert, avocat de M. le duc de Brunswick, expose ainsi les faits de la cause :

Sous les apparences d’une affaire peu sérieuse, futile même, se cache dans ce procès un intérêt grave, celui du respect que le journalisme doit avoir pour la vie privée. Il s’agit d’un personnage fort connu dans Paris, qui tient beaucoup plus, quoi qu’on en dise, à la considération à laquelle il a droit qu’à la célébrité que peut lui donner très malignement une presse qui ne vit que de scandales.

En 1857, M. le duc de Brunswick, amateur de toutes les belles choses, assistait à une représentation de la Traviata, au Théâtre-Italien. Il a l’habitude, à ces sortes de représentations, de faire une partie d’échecs, pendant que s’exécutent les morceaux de second ordre. Il ne recherche alors ni la curiosité ni le bruit, et c’est cependant un incident de cette nature qui a donné lieu au procès actuel.
En effet, dans son numéro du 22 septembre 1857, la Gazette de Paris inséra l’article suivant :

« Tout le monde connait, au moins, de réputation, un étranger, le duc de …., l’un des originaux les plus célèbres et les plus riches de Paris. On sait les singularités de sa toilette ; on sait les miracles de patience qu’il réalise chaque jour pour donner à sa physionomie, déjà vieille, l’apparence de la jeunesse. Les perruques du personnage sont déjà aussi célèbres que ses chevaux.

C’est que le noble duc est un de ces êtres singuliers dont l’amour-propre est constamment surexcité ; pour sûr qu’il mourra de chagrin, le jour où il sera définitivement oublié ou dédaigné. Aussi, a-t-il toujours soin de réveiller l’attention publique au moment où elle semble ne plus vouloir s’occuper de lui. L’année dernière, il inventait sa fameuse chambre de fer, immense coffre-fort, doublé d’acier, mais très confortablement meublé, dans lequel il a accumulé ses richesses, et où il passe souvent de longues heures à compter et à classer son or, ses billets et ses diamants.

Cette année, il a acheté un jeu d’échecs, chef-d’œuvre de ciselure et d’incrustation, fabriqué par un de nos plus habiles joailliers ; et au lieu de le faire apporter chez lui et le confier aux joueurs émérites, qu’il convie parfois à partager ses luxueux loisirs, il l’a envoyé dans sa loge au Théâtre-Italien. A chaque représentation, on peut voir le duc et ses intimes groupés dans une avant-scène, au rez-de-chaussée, autour d’une table de jeu, ouvrage du célèbre Goujon.

Jusqu’à présent, cependant, cette nouvelle fantaisie avait été peu remarquée ; mais voici qu’à la dernière représentation de la Traviata une discussion est survenue entre ses partenaires, à propos d’un coup douteux. Déjà le public, troublé dans ses jouissances musicales, manifestait très sévèrement son mécontentement, lorsque l’intervention de M. Calzado, directeur du théâtre, a fait cesser la discorde et a permis à Mme Saint-Urbain de recommencer et de terminer sans encombres ce mélodieux andante du troisième acte si malencontreusement interrompu.

Le duc est enchanté de cet incident. Il ne pourra peut-être plus jouer aux échecs dans sa loge ; mais on va parler de ce petit scandale au moins pendant huit jours, et pour lui c’est une compensation plus que suffisante. 

Signé Raymond Signouret ».

Le duc de Brunswick en août 1873, sans doute peu de temps avant sa mort.
Source - Livre : Le duc de Brunswick, vie et mœurs, 1875

M. le duc de Brunswick, se trouvant justement blessé d’une pareille narration, assigna devant le Tribunal le signataire dudit article et M. Dollingen, gérant du journal, en 10.000 fr. de dommages-intérêts.

Sur cette instance, le Tribunal rendit le 6 juillet 1859 le jugement suivant :

« Attendu que, dans son numéro du 22 septembre 1857, la Gazette de Paris a publié sous ce titre : une partie d’échecs, un article qui, sans nommer le duc de Brunswick, le désigne suffisamment ;
Que son récit, par les détails malignement controuvés, a porté au duc de Brunswick un préjudice dont la réparation lui est due par les deux défendeurs ;
Que le tribunal a les éléments nécessaires pour en apprécier le degré d’importance ;
Dit que cette réparation ne doit consister que dans une condamnation des défendeurs aux dépens ;
En conséquence, les condamne envers le duc de Brunswick aux dépens. »

M. le duc de Brunswick a cru devoir interjeter appel de ce jugement, et je dois, en peu de mots, expliquer à la Cour l’intérêt sérieux qui se rattache à cet appel. Certes, M. le duc de Brunswick ne peut avoir à se défendre du reproche de faire une spéculation. Ce qu’il veut, par son insistance, c’est obtenir une condamnation efficace contre le retour de pareilles attaques. Or, il est bien certain qu’une simple condamnation aux dépens n’est pas de nature à effrayer certains journalistes qui ne vivent que de la curiosité qu’ils provoquent sur la vie privée des personnages dont le public peut avoir à divers titres entendu parler.

Le monument Brunswick à Genève.

La condamnation que le duc de Brunswick réclame, dit en terminant l’avocat, doit être prononcée à son profit d’autant plus facilement, que dans l’espèce il s’agit de faits mensongers. La preuve en résultat de la lettre suivante écrite par le directeur du théâtre Italien à l’aide-de-camp du duc :

« Monsieur le comte,
Selon votre désir, je vous fais parvenir la Gazette de Paris, contenant le paragraphe injurieux et mensonger sur S.A.R.M. le duc de Brunswick, auquel son nom est mêlé.
Il est inutile de vous dire que les échecs de Son Altesse ne gênent en rien les représentations ni le public, qui ne les voit pas même ; qu’aucun mécontentement ne s’est manifesté dans la salle pour une cause quelconque, et que je ne suis jamais venu dans la loge de Son Altesse pour un cas pareil.
Agréez, monsieur, l’assurance de mes cordiales salutations,
CALZADO ».

Me Crémieux, avocat des intimés, répond :

Avant d’aborder la discussion, que la Cour me permette de lui soumettre une première réflexion. L’article dont se plaint le duc de Brunswick est du 22 novembre 1857. Le jugement est du 6 juillet 1859 ; nous sommes au mois de juin 1860, et cependant le duc craint encore que sa considération soit atteinte. J’avais mission de répondre à l’appel principal par un appel-incident et de demander à la Cour d’effacer même la condamnation aux dépens. Mais j’ai adopté le jugement tel qu’il est, parce qu’aux yeux de la justice, il me semble nécessaire que cette condamnation soit maintenue.

Au surplus, le duc de Brunswick ne se fâche que d’une chose ; il ne relève pas ce qu’on dit de ses originalités, il ne se plaint que de ce qui est relatif au prétendu tumulte qui aurait eu lieu dans la loge du Théâtre-Italien, car la partie d’échecs est vraie, et on n’a rien inventé à cet égard. 

En première instance, on avait lu une lettre qui rendait compte de l’effet produit en Allemagne par l’article de la Gazette de Paris. Mon nouvel adversaire a eu le bon esprit de ne point la reproduire.
Me Trouillebert – Elle est dans le dossier, la voici.
Me Crémieux – Eh bien ! Tant mieux. Je vais la lire. Cette lettre est ainsi conçue :

« Monseigneur,
La Gazette de Cologne et le Correspondant de Hambourg ont reproduit un article de la Gazette de Paris, par lequel Votre Altesse est injuriée.
Cet article a soulevé d’indignation le cœur des Allemands, qui ont gardé de Votre Altesse le souvenir de ses bontés.
Le soussigné est de ce nombre, et il vient la supplier de faire prendre des mesures pour qu’une pareille infamie ne se reproduise plus à l’avenir.
Je suis avec le plus profond respect, De Votre Altesse, le très humble et très dévoué serviteur,
Léonard Baus
Wiesbaden, le 25 décembre 1857 ».

Maintenant, voyons un peu ce que dit l’article en question : on parle de l’originalité du duc en fait de toilette, mais ne sait-on pas qu’il a donné bien des exemples. Ainsi, notamment, un jour il arriva à la cour avec un costume dont chaque boutonnière était garnie d’un diamant magnifique. Tout le monde en parla alors. On a dit quelques mots de ses perruques. Mais le duc de Brunswick est un des hommes qui savent le mieux
« …. Réparer des ans l’irréparable outrage. »

Or, il avait de belles perruques. Comme il avait de beaux chevaux, on s’en entretenait beaucoup il y a quelques années. Mais aujourd’hui on a à penser à bien d’autres choses plus sérieuses. On a cité aussi sa caisse en fer. Eh bien ! L’existence de cette caisse n’est pas un mensonge…
En 1858, le duc de Brunswick l’a fait construire. C‘est une espèce de chambre en fer, dans laquelle il renferme ses immenses richesses, et, quand on l’allait voir, il éprouvait du plaisir à la montrer et à exhiber les trésors qu’elle contenait.

Puis, qu’arrive-t-il ? Un jour, il achète un jeu d’échecs et il le fait transporter au Théâtre-Italien. C’est un usage adopté en Italie, où chaque loge a un salon. Aussi, on va au Théâtre de la Scala, pour entendre un morceau isolé, puis on cause dans le salon, on prend des glaces, on y fait ce qu’on veut. En France, nous n’en sommes pas encore là. Il y a bien des loges à salon, mais on ne s’y retire que pendant les entractes. M. le duc de Brunswick a tenté une révolution, et, pendant la pièce, il joue aux échecs.

On dit, il est vrai, qu’il n’y a pas eu de bruit ; je le veux bien ; mais il aurait pu y en avoir. D’ailleurs, le journaliste a bien pu en entendre de la place qu’il occupait lui-même au théâtre, et cela seul suffirait pour légitimer son observation. Ce n’est donc pas un procès sérieux ; c’est une véritable cause grasse, indigne d’occuper plus longtemps la justice.

La Cour a rendu un arrêt par lequel, considérant que le Tribunal avait fait une juste appréciation du préjudice causé au duc de Brunswick, elle a confirmé la décision frappée d’appel.

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Le duc a également marqué la ville de Genève par son séjour de 1870 jusqu'à son décès le 19 août 1873.

Obsèques du duc de Brunswick à Genève.
Le Monde Illustré - 13 septembre 1873 - Source Gallica

Numa Preti indique dans la Stratégie en 1873

"Le duc de Brunswick qui vient de mourir à Genève était le descendant direct du duc de Brunswick qui, en 1616, écrivit et publia, sous le pseudonyme de "Gustave Seleni", un traité des Échecs en allemand, qui est aujourd'hui très rare.
Représentant dignement son ancêtre, le duc de Brunswick était un fort amateur du jeu d’Échecs qu'il aimait beaucoup.
Depuis 1853, nous fîmes la partie et lorsqu'un fort joueur venait à Paris, S.A.R. voulait jouer avec lui.
Nous eûmes ainsi l'occasion de lui présenter, parmi les premiers joueurs, MM. Harrwitz, Anderssen et Séraphin Dubois.
MM. Silberschmid, Saint-Amant, Kolish, Paul Morphy, Rosenthal, firent souvent la partie.
Ce dernier avait été prié de passer quelque temps à Genève, à son retour de Vienne.(...)"

Pour terminer, voici 5 parties jouées par le duc de Brunswick.
Pour ma part je doute qu'il soit venu au Café de la Régence comme simple joueur d'échecs.
Ce sont donc plutôt les joueurs d'échecs qui sont venus à lui !
 
[Event "?"] [Site "?"] [Date "1859.??.??"] [Round "?"] [White "Kolish, Ignaz"] [Black "Duc de Brunswick et Comte***"] [Result "1-0"] [ECO "C01"] [Annotator "I.Kolish - Le Monde Illustré 5 novembre 1859"] [PlyCount "79"] {Partie publiée dans "Le Monde Illustré du 5 novembre 1859" - Page 303. Un des joueurs avec les noirs n'est pas cité par Kolish, mais il est possible de penser qu'il s'agit du Comte Isoar, le même que celui qui joua avec le Duc de Brunswick quelques mois auparavant la célèbre partie de l'Opéra Italien contre Morphy (JO Leconte). La partie, disputée par nous à deux amateurs fort distingués, S.A. le duc de Brunswick et M. le comte de ***, offre une variante très peu connue de la partie ainsi nommée "française" et nous signalons en outre à nos lecteurs sa très piquante finale. (I.Kolish)} 1. e4 e6 2. d4 d5 3. Bd3 dxe4 4. Bxe4 f5 5. Bd3 Nf6 6. Nf3 Bd6 7. O-O O-O 8. Re1 c5 9. Ng5 Re8 10. Bc4 cxd4 ({Sur} 10... Nd5 {suivait} 11. Qh5 h6 12. Nf7 Qc7 13. Nxd6 {et gagnent}) 11. Nxe6 Bxe6 12. Rxe6 Kh8 13. Bg5 Rxe6 14. Bxe6 Bxh2+ 15. Kh1 Bc7 16. Bxf5 Qd6 17. f4 Nc6 18. Nd2 Rf8 19. Qf3 Ne7 20. Bd3 Ned5 21. Ne4 Nxe4 22. Qxe4 g6 23. Qxd4+ Nf6 24. Qf2 Nh5 25. Re1 Bd8 26. Bh6 Ng7 27. Qxa7 Qd5 28. Re5 Qc6 29. Be4 Qd6 30. Qxb7 Bf6 31. Rd5 Qe6 32. Rd7 Qg4 33. Kg1 Qh4 34. Qb4 Re8 35. Rf7 Ne6 36. Bd5 Bd4+ {Les Blancs font mat en quatre coups} 37. Qxd4+ Nxd4 38. Bg7+ Kg8 39. Re7+ Ne6 40. Bxe6# 1-0 [Event "Paris consultation"] [Site "Paris"] [Date "1855.??.??"] [Round "?"] [White "Dubois, Serafino"] [Black "Brunswick/Casabianca/Preti"] [Result "1-0"] [ECO "C33"] [PlyCount "51"] [EventDate "1855.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] [EventCountry "FRA"] [Source "ChessBase"] [SourceDate "2001.11.25"] 1. e4 e5 2. f4 exf4 3. Bc4 Qh4+ 4. Kf1 g5 5. Nc3 Bg7 6. d4 c6 7. Nf3 Qh5 8. e5 b5 9. Bb3 h6 10. Ne4 Bf8 11. d5 c5 12. Qe1 a5 13. Bd2 b4 14. d6 Ba6+ 15. Kg1 Nc6 16. Nf6+ Nxf6 17. exf6+ Kd8 18. Ne5 c4 19. Nxc6+ dxc6 20. Qe5 cxb3 21. Qxa5+ Ke8 22. Re1+ Be2 23. Qc7 Rd8 24. Qxc6+ Rd7 25. Qc8+ Rd8 26. d7# 1-0 [Event "Opéra Italien de Paris"] [Site "Paris"] [Date "1858.10.??"] [Round "?"] [White "Morphy, Paul"] [Black "Duc de Brunswick/Comte Isoar"] [Result "1-0"] [ECO "C41"] [PlyCount "33"] [EventDate "1858.??.??"] [EventType "tourn"] [EventRounds "30"] [EventCountry "FRA"] 1. e4 e5 2. Nf3 d6 3. d4 Bg4 4. dxe5 Bxf3 5. Qxf3 dxe5 6. Bc4 Nf6 7. Qb3 Qe7 8. Nc3 c6 9. Bg5 {[%csl Rb7,Rb8,Rf8]} b5 10. Nxb5 cxb5 11. Bxb5+ Nbd7 12. O-O-O { [%csl Rd7]} Rd8 13. Rxd7 Rxd7 14. Rd1 {[%csl Rd7,Rf6]} Qe6 15. Bxd7+ Nxd7 16. Qb8+ Nxb8 17. Rd8# 1-0 [Event "?"] [Site "?"] [Date "1870.??.??"] [Round "?"] [White "Duc de Brunswick"] [Black "Prince de Villafranca"] [Result "1-0"] [ECO "C44"] [Annotator "La Stratégie - Avril 1870"] [PlyCount "67"] 1. e4 e5 2. Nf3 Nc6 3. d4 exd4 4. Bc4 Bb4+ 5. c3 dxc3 6. O-O cxb2 7. Bxb2 Kf8 8. Nc3 d6 9. Nd5 Bc5 10. e5 Be6 11. exd6 Bxd6 12. Nd4 Qh4 13. Nxe6+ fxe6 14. Qf3+ Nf6 15. g3 Qxc4 16. Nxf6 Nd4 17. Bxd4 Qxd4 18. Ne4+ Ke7 19. Rad1 Qe5 20. Nxd6 cxd6 21. Qxb7+ Kf6 22. Rfe1 Qc5 23. Rxe6+ {Très bien joué. A partir de ce coup les Blancs conduisent leur partie d'une manière remarquable (S.Rosenthal)} Kxe6 24. Re1+ Kf5 25. Qf3+ Kg5 26. Re6 Qc1+ 27. Kg2 g6 28. Qf6+ Kh6 29. Qh4+ Kg7 30. Re7+ Kg8 31. Qf6 Qc6+ 32. Kh3 Qc8+ 33. g4 Qf8 34. Qe6+ 1-0 [Event "?"] [Site "?"] [Date "1857.06.??"] [Round "?"] [White "Comte Isoar/Vicomte Casabianc"] [Black "Duc de Brunswick/Harrwitz D."] [Result "0-1"] [ECO "B20"] [Annotator "Chess Monthly, janvier 1858"] [PlyCount "76"] {Partie jouée à Paris en juin 1857} 1. e4 c5 2. Nf3 Nc6 3. Bc4 e6 4. Nc3 a6 5. a4 g6 6. d4 cxd4 7. Nxd4 Bg7 8. Nde2 Nge7 9. O-O f5 10. exf5 Nxf5 11. Bd3 O-O 12. Bxf5 Rxf5 13. Ng3 Rf7 14. Nce4 d5 15. Nc5 Qe7 16. Nd3 e5 17. Re1 Be6 18. f3 Raf8 19. c3 h5 20. Be3 d4 21. cxd4 exd4 22. Bf2 h4 23. Ne2 h3 24. Bg3 Bh6 25. f4 hxg2 26. Nf2 Bg7 27. Ne4 Bd5 28. Ng5 Rf5 29. Rc1 Qd8 30. Rc5 d3 31. Qxd3 Qxg5 32. Rd1 (32. fxg5 Rf1+ 33. Rxf1 gxf1=Q#) 32... Nb4 33. Qd2 Qg4 34. Re1 Re8 35. Qxb4 Rxe2 36. Rxd5 Rxd5 37. Qc4 Bd4+ 38. Bf2 Bxf2# 0-1