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dimanche 13 juin 2021

L'analyse des Échecs

...Où l'on découvre que la BNF a mis en ligne sur Gallica une "vulgaire" copie pirate de la première édition du livre de Philidor.

Le buste de Philidor, par Augustin Pajou - Musée Carnavalet, Paris.

Le sculpteur Pajou a l'habitude de fixer les traits de ses amis, tel Philidor (1726-1795), ici âgé de 57 ans. 

NB : cet article est basé sur les découvertes effectuées par Jean Mennerat au sujet du livre de Philidor.
Découvertes que Jean-Baptiste Grange, responsable du patrimoine de la bibliothèque de Belfort, a bien voulu me faire partager.
Je l'en remercie, d'autant plus que ce fut pour moi une découverte totale.
J'ignore si la découverte de Jean Mennerat, que j'indique ci-dessous, a déjà été publiée.

A.D.Philidor publie en 1749 la première édition de son célèbre livre "L'Analyze des Echecs".
 
Dans son introduction, on trouve bien évidemment sa célèbre maxime :


« Mon but principal est de me rendre recommandable par une nouveauté dont personne ne s’est avisé, ou peut-être n’en a été capable : c’est celle de bien jouer les Pions. Ils sont l’âme des Échecs. 
Ce sont eux uniquement qui forment l’attaque et la défense, et de leur bon ou mauvais arrangement, dépend entièrement le gain ou la perte de la partie. 
Un joueur, qui ne sait pas (même en jouant bien un Pion) la raison pour laquelle il le joue, est à comparer à un général qui a beaucoup de pratique et peu de théorie. »

Puis, Philidor publie en 1777 une nouvelle version de son livre "considérablement augmentée" où l'on trouve par exemple Diderot et le Chevalier d’Éon parmi les souscripteurs.



Et enfin en 1790 une troisième et dernière version de son vivant, dont voici ce qu'en dit La Stratégie (Biographie de Philidor publiée dans La Stratégie d’octobre et novembre 1886 et janvier 1887)

« Dans les lettres de Philidor, on voit qu’il s’efforçait de payer ses dépenses personnelles à Londres avec l’argent qu’il gagnait de cette manière et dans les parties particulières et qu’il envoyait à sa famille toute la somme qu’il recevait annuellement des membres du club. L’importance de cette somme n’est pas exactement connue. En 1790 fut publiée à Londres, probablement avec le consentement de l’auteur, une édition en anglais de son analyse augmentée de nouvelles variantes et avec neuf parties jouées par Philidor sans voir.» 

Mais revenons à l'édition de 1749.

Le succès du livre de Philidor est immédiat. La protection des œuvres n'existe pas encore à cette époque et rapidement plusieurs copies sont imprimées, se faisant passer pour les livres issus de la souscriptions originale. En tout cas, dans sa démarche de collectionneur, Jean Mennerat fait l'acquisition à la fois d'un exemplaire original de 1749, mais également de copies datées de la même année.

Dans plusieurs notes manuscrites, insérés dans ces livres, il explique les différences parfois subtiles entre l'édition originale et les copies. Philidor était-il au courant de l'existence de ces copies ? La question reste ouverte.

Comment reconnaître une édition originale du livre "L'Analyze des Échecs" de 1749, issue de la souscription, d'une copie opportuniste (ou copie pirate, comme les nomme Jean Mennerat) ?

Edition originale du livre Philidor - Fonds Jean Mennerat à Belfort.

La première édition du livre de Philidor comporte 127 souscripteurs pour 433 exemplaires.
Elle contient 170 pages + 21 pages préliminaires.
La vignette sur la première page représente un plateau de fruits.

Le plateau de fruits

Au passage, Jean Mennerat signale une faute d'orthographe en latin sur la première page (des originaux et des copies). Il précise :

"La faute de grammaire, effigie au lieu d'effigiem, vient peut-être d'une erreur typographique sur un exemplaire de Vida peut-être lu par Philidor. Il est possible qu'un tel exemplaire existe".

Les copies pirates présentent plusieurs différences, même si l'année de publication indiquée est la même, à savoir 1749 - MDCCXLIX.
La liste des souscripteurs n'est pas précisée.
Chaque livre contient 162 pages + 14 pages préliminaires.
Et les vignettes de première page sont différentes, avec soit deux cornes d'abondance, soit deux oiseaux.

Fonds Jean Mennerat - Belfort
Une édition pirate, le plateau de fruits est remplacé par deux oiseaux.

Les deux oiseaux...au lieu du plateau de fruits

Fonds Jean Mennerat - Belfort
Une autre édition pirate.

Deux cornes d'abondance.

Jean Mennerat a également découvert un détail sur la première page.
le mot "temps" (avec l'orthographe "tems" de l'époque) est écrit avec un "T" majuscule dans l'édition originale, et avec un "t" minuscule dans les copies pirates.

Les deux points pour identifier une édition originale d'une copie + la faute d'orthographe en latin (présente y compris sur les éditions pirates).

Avec un "T" majuscule, c'est l'édition originale.

Un "t" minuscule, c'est une copie pirate...

Vous avez maintenant les cartes en main pour déjouer les faussaires du XVIIIe siècle et les copies pirates :-)

Pour en revenir à la première phrase de cet article, vous pouvez maintenant aller consulter la version numérisée par la BNF et présente sur Gallica...
Vous savez désormais qu'il s'agit d'une vulgaire copie pirate et non d'un original de Philidor !

Une copie pirate, numérisée par la BNF et présentée à tort comme l'édition originale.
Source Gallica.

mardi 6 avril 2021

La deuxième édition de l'Analyse du jeu des Échecs vue par le Mercure de France

Voici comme le Mercure de France présente la souscription pour la deuxième édition du célèbre manuel d'échecs de Philidor "L'analyse des Échecs" dont la première édition date de 1749.

Nous sommes en 1771, et le livre est annoncé de façon optimiste pour 1772 dans le Mercure de France.
Ce ne sera pas le cas, car il faudra attendre 1777 pour cette deuxième édition.
Mais cette attente sera récompensée, puisque Philidor lui-même indique en 1777 que c'est une nouvelle édition considérablement augmentée...

Portrait de Philidor dans les premières pages de l'Analyse des Échecs de 1777.

Analyse du jeu des Échecs, nouvelle édition considérablement augmentée.

Au passage, concernant Philidor, à ma connaissance il n'existe aucune partie connue à ce jour dont on ait la certitude qu'elle a été jouée au Café de la Régence...

Mercure de France – 1er août 1771 - Gallica

Nouveau Traité du Jeu des Échecs, par le Sieur A.D. Philidor, proposé par souscription.

Un problème très difficile à résoudre, ce serait de trouver un nouveau jeu qui exigeât de la réflexion, et qui ne fût ni dames, ni carte, ni dés, ni aucun des moyens usités. Combien la difficulté n’augmenterait-elle pas, si à cette première condition on en ajoutait une seconde ? C’est que le nouveau jeu inventé fût plus varié, plus parfait que le jeu des échecs.

Le premier pas vers la solution de ce problème serait de considérer les éléments généraux qu’il est possible de combiner, afin d’obtenir le jeu nouveau que l’on chercherait. Ces éléments généraux sont le nombre, la forme, le mouvement, le temps et l’espace : on concevra tout à coup toute l’étendue et toute la beauté du jeu d’échecs, si l’on considère que de cinq éléments avec lesquels la nature exécute toute ses opérations, il y en a quatre d’employés ; le nombre dans les pièces, la forme, dans la diversité des pièces, le mouvement, dans la marche des pièces, l’espace, dans la division de l’échiquier. Il n’y a que le temps seul de négligé ; et le temps n’est rien, ni pour la nature ni pour le jeu d’échecs.

Ce jeu est le seul où l’homme puisse être flatté de quelque célébrité, parce qu’il occupe dans un degré supérieur son esprit, sa pénétration et son génie. Il n’y commet aucune faute qu’il puisse excuser.
Moins il y a de hasard dans un jeu, plus il intéresse l’amour-propre. Or, il n’y a de hasard dans ce jeu que celui qui naît d’une disposition accidentelle de la tête, qui peut être plus ou moins libre.

Celui qui est capable de donner au jeu des échecs toute l’attention qu’il exige est capable des opérations de l’entendement les plus fortes et les plus compliquées. S’il est vrai, comme l’un des premiers génies * (* Leibnitz) du siècle passé l’a dit, que les hommes n’ont point montré plus de sagacité en aucune chose que dans l’invention des jeux, c’est surtout du jeu d’échecs que ce mot doit être entendu.

Ce jeu dédommage du temps qu’on y donne, par l’habitude qu’on y contracte nécessairement de s’appliquer, et de s’appliquer longtemps et avec force. C’est peut-être un des meilleurs remèdes à la paresse d’esprit, et l’un des principaux avantages que la jeunesse retire de l’application aux sciences.
Les hommes élevés aux fonctions de la société les plus distinguées ont, excepté le jeu d’échecs, du dédain qu’ils ont eu de presque tous les autres jeux : c’est le seul qui n’ait pas besoin du risque de gagner ou de perdre une grande somme d’or, pour s’intéresser vivement et celui qui joue et celui qui regarde jouer : c’est le seul qui rassemble un grand nombre de spectateurs autour de deux bons joueurs qui ne jouent que pour la gloire de se vaincre, de préférence sur les joueurs médiocres, qui ne jouent que pour la honte de se ruiner. 

Le Sieur Philidor, encouragé par l’esprit généreux et réfléchi de la nation anglaise, publia à Londres, en 1749, un traité sur les échecs, où l’on vit que ce jeu était susceptible de principes généraux, tant sur la force des pièces en particulier, que sur leurs dispositions et sur la valeur des Pions.

L’auteur, qui s’est fait connaitre depuis dans sa patrie par un talent qui le place au rang des compositeurs de musique, et dans presque toutes les contrées d’Europe, par la manière supérieure dont il joue aux échecs, était trop jeune lorsqu’il publia son traité, pour qu’il se promît de donner à son ouvrage toute la perfection qu’on y pouvait désirer ; mais l’indulgence de la nation anglaise fut proportionnée à la difficulté de l’entreprise et à la jeunesse de l’auteur.

Si l’homme par excellence qui a fait lui seul trois grandes découvertes, dont chacune aurait suffi à immortaliser son nom, le principe de la gravitation, le calcul de l’infini et la nature de la lumière et des couleurs, eût encore inventé les échecs, on ne croirait pas nuire à sa mémoire, en ajoutant à la fin de son éloge, et il inventa les échecs : il n’appartenait donc guère à un enfant d’écrire d’un jeu dont l’invention n’était pas même au-dessous de Newton, et qui offre souvent des coups tout aussi difficiles à résoudre que les problèmes de géométrie les plus compliqués.

Le Sieur Philidor a depuis acquis de nouvelles lumières, fait de nouvelles découvertes, et il désirerait publier par souscription une seconde édition de son ouvrage considérablement augmentée, corrigée et enrichie de toutes les fins de parties nécessaires à connaitre : enfin, un traité complet et digne de ceux qui aimerait encore à jouer aux échecs dans le temps à venir.

Les conditions de souscription

Conditions
I° Le nom des souscripteurs sera imprimé à la tête de l’ouvrage, à moins que l’on ne reçoive des ordres contraires.
II° L’ouvrage sera imprimé en français ou en anglais sur le plus beau papier, format in-4°
III° L’édition française sera imprimée à Paris, et l’édition anglaise à Londres. On pourra souscrire pour un exemplaire français ou anglais, à la volonté des souscripteurs.
IV° On ne recevra des souscriptions que jusqu’à la fin de Janvier 1772.
V° L’ouvrage sera délivré aux souscripteurs dans le courant de Mars 1772.
VI° Le prix de la souscription sera de 14 liv. tournois, argent de France, que l’on paiera en souscrivant.

L'appel à souscription se fait dans toute l'Europe ou presque.

On pourra souscrire à Paris, chez l’auteur, et chez Lacombe, libraire, rue Christine ; à Lyon, chez Rosset ; à Bordeaux, chez les frères Labottière ; à Rouen, chez Hérault ; à Londres, chez Pierre Emesflay, vis-à-vis Southampton Street dans le Strand ; à Edimbourg, chez Kincaid et Creech ; et à Dublin, chez Erwing ; à Francfort, chez Eslinger ; à Manheim, chez Fontaine ; à Dresde, chez Georges Conrard Walther ; à Berlin, chez Pitra, et à Vienne, chez Trattner ; à Amsterdam, chez Van Hareveld ; à la Haye, chez Gosse junior, et Daniel Pinet ; à Turin, chez les frères Reycends ; à Varsovie, chez les principaux libraires, et aux Deux Ponts, au bureau de la gazette, pour toute l’Allemagne.

Parmi les souscripteurs de 1777, dont beaucoup sont très connus, citons Diderot et le Chevalier d'Eon.

mardi 29 décembre 2020

Le premier club d’échecs en France

23/06/2021 - Après la lecture de cet article, je vous conseille de lire celui-ci sur le Le Café Morillon où je corrige une erreur au sujet du Salon des Échecs.

Quel a été le premier club d’échecs en France ? Où se trouvait-il ? Et qui en est à l’origine ? etc.
Cet article apporte des réponses inattendues à toutes ces questions…

Le Comte de Provence (futur Louis XVIII et frère du Roi Louis XVI)
Vers 1778 - Joseph Duplessis

La réponse est apportée, par exemple, via un extrait du livre "Bibliographie anecdotique du jeu des Échecs", par Jean Gay – Paris 1864

« En (1777), un club d’échecs fut établi à Paris, près du Palais-Royal, sous la protection du comte de Provence, plus tard Louis XVIII, qui était lui-même membre du club. La souscription annuelle était de 4 Louis (100 fr.). Parmi les membres étaient : Bernard, Carlier, Verdoni, Léger, Garnier, le comte de Bissy, les chevaliers de Beaurevoir, de La Pallu et d’Anselet ».

Ainsi, juste avant la Révolution, un lieu dédié au jeu d’échecs est créé à Paris au Café de Foy au Palais-Royal, à l’initiative de Monsieur, frère cadet du Roi Louis XVI. Il s’agit sans conteste du premier club d’échecs de France. 

Le Café de Foy n'existe plus de nos jours.
Mais il est possible de voir son emplacement au Palais-Royal, du numéro 57 au numéro 60.
Actuellement s'y trouve la galerie d'art "Susse Frères".

Vue de l'emplacement du Café de Foy depuis le jardin du Palais-Royal (décembre 2020).

En fait Jean Gay se trompe sur la date de création de ce club d’échecs. Il indique 1783 dans son ouvrage, alors qu’il s’agit bien de 1777 (que j’ai corrigé dans son texte).
À ce sujet, je souhaite remercier Herbert Bastian pour les références qu’il m’a communiquées pour rédiger cet article. En particulier pour avoir corrigé la date de création de ce club d’échecs.

Dans les Mémoires du Duc de Lauzun (Paris 1858) on trouve page 273, la confirmation de cette date de 1777 et de Monsieur, frère du Roi Louis XVI et futur Louis XVIII :



« D’ailleurs ne venait-il pas de fonder (1777) et ne dirigeait-il pas un cercle qui suffisait à l’occuper, la Société des Échecs, premier club de ce genre qui ait été établi en France ? » 

On joue aux échecs au Café de la Régence en 1777, et Philidor en est le maître incontesté, mais cela reste un café. Pas vraiment un lieu pour que la bonne société puisse jouer tranquillement aux échecs.
Le club d’échecs se situe à 200 mètres de la Régence, au premier étage du Café de Foy, et porte le nom de Société du Salon des Échecs.

Almanach du voyageur à Paris, Jean-François de Lacroix et Luc-Vincent Thiéry, Paris 1787

« Le Salon des Échecs est situé au Palais Royal, au-dessus du Café de Foy. La société de ce salon est composée de seigneurs de la cour et de la ville, et l’on ne peut y être admis qu’avec l’agrément unanime de tous les membres. Le jeu d’échecs est le seul que cette société se permette. »

Le Café de Foy se trouve dans les arcades du Palais-Royal. La proximité avec le jardin est un avantage dont le propriétaire du lieu a su tirer parti.

« (Jousserand – propriétaire du Café de Foy) a eu à ce prix, pavillon en avant, avec salon des échecs au premier étage pour tenir tête au café de la Régence, privilège d’établir des chaises et des tables dans le jardin. Ce privilège ne concernait qu’un certain périmètre ou bien il avait été restreint par des conventions ultérieures, puisqu’il n’avait pas empêché la concession du café de la Tente patriotique.
C’est de là qu’est partie la révolution parisienne ; c’est là que, juché sur une table, brandissant un pistolet, s’improvisant une cocarde d’une feuille de marronnier, Camille Desmoulins a rué Paris sur les glacis de la Bastille. »


Titre de la gravure (source Gallica) : Motion faite au Palais Royal par Camille Desmoulins : le 12 juillet 1789 - Berthault Pierre-Gabriel.

En zoomant la gravure il est possible de voir le nom du Café, sous les personnages.
D'ailleurs ces personnages se trouvent très probablement dans le salon des échecs.

Curieusement je n’ai pas trouvé trace de la présence de Philidor au Salon des Échecs, mais on trouve les noms des rédacteurs principaux du livre d'échecs "Le Traité théorique et pratique du jeu des échecs par une société d'Amateurs "(Bernard, Carlier, Léger et Verdoni), ainsi que celui de Deschapelles.

Courier de l’Europe – Vendredi 23 Novembre 1787 (Gallica)

« Le club des Échecs a eu la permission de s’assembler sous une nouvelle forme ; c’est le concierge nommé Carlier, qui a annoncé à tous les associés, par un billet circulaire, qu’on le trouverait toujours chez lui. C’est une sorte d’académie d’échecs (…) »

Comme déjà vu dans un précédent article, la Révolution provoque l’éparpillement des joueurs d’échecs qui quittent le Café de la Régence. Le Salon des Échecs en profite, et dans le texte ci-dessous nous avons une très rare anecdote de ce lieu, durant la Révolution, qui implique Carlier et Léger.


Source Gallica

Une journée de Paris 1796, 1797 – Paris An cinquième, par Ripault.
Correction du 21/06/2021 - Le Salon des Échecs a changé d'adresse en 1796. Il n'est plus au Café de Foy, mais au Café Morillon. Lire l'article sur le Café Morillon.

« Je voulus diminuer un peu l’idée qu’on avait attachée à la légèreté de mon caractère. Je m’assis auprès d’un échiquier, en face d’une des têtes les mieux organisées du département, et je fis mouvoir mes pièces suivant leur marche respective. Je perdis d’abord, je perdis ensuite, je perdis encore, puis …, puis je gagnai, et mon adversaire me dit, en se pinçant le nez : … C’est singulier, je jouais mieux que cela au café de la Régence… 
- Vous avez donc joué au Café de la Régence ?
- Oui, Monsieur, et dans les beaux jours de Philidor encore.
- Ah ! … ah ! …
- Et j’étais un joueur de la onzième force ;
- Peste !
- Et je savais par cœur les deux mille trois cent quarante-quatre parties et leurs variantes qui sont enfermées dans le jeu des échecs.
- Diable, Monsieur,…
Depuis ce moment, je désirai, avec toute l’ardeur de mon âge, connaitre les dix classes de joueurs d’échecs supérieures à celui qui m’avait fait mat tant de fois.

Estampe eau forte - Source Gallica - Lynchage devant le Café de Foy - 1789

Je me présentai au café de la Régence ; les habitués de l’échiquier l’avaient quitté, et s’étaient établis en face de ce même café. Je lus, au-dessus de la porte : Salon des échecs.

Je tressaillis de joie, et je me précipitai étourdiment dans cette auguste enceinte… Chut, chut, chut, chut, entendis-je de toutes parts… Un grand monsieur me dit, à voix basse…jeune homme, on n’entre pas en courant dans le salon des échecs… Surtout lorsque Léger fait sa partie.
- Qu’est-ce que Léger ?
- En me faisant cette question, vous me prouvez que vous n’êtes pas joueur d’échecs ?
- J’arrive de province…Je ne sais que la marche.
- À la bonne heure. Eh bien ! cet homme qui prend quatre prises de tabac à la minute, qui en couvre sa cravate, sa veste, sa culotte et l’échiquier, qui tourne la mâchoire de temps en temps, cet homme est le fameux Léger, le successeur de Philidor…Il cède un pion à ce sexagénaire et le gagne. Cependant nous concevons de son partenaire de grandes espérances, et moi, personnellement, je parierais ma reine contre votre fou, qu’avant quatre ans il pourra jouer à but avec Léger. Oui ce fameux Léger…

Ce petit homme en habit gris, un peu râpé, et en culotte noire, devenue jaune, qui, placé derrière eux, suit leur partie en haussant les épaules, est Carlier, l’antagoniste, le rival de Léger ; ils ont joué dix ans ensemble, et pendant ces dix ans, ils n’ont fait que des parties nulles…Enfin, il y a six mois que Léger en gagna une ; Carlier prit sa revanche le lendemain.

Depuis ce moment, ils respectent assez leur réputation ; ils se respectent assez eux-mêmes pour ne plus jouer l’un contre l’autre. Et puis il y a eu des propos. Des gens mal intentionnés ont rapporté à Carlier que Léger s’était vanté de lui céder le trait. 
- Oh ! Si nous n’avions pas étouffé l’affaire, elle aurait eu des suites, mais elle s’est fort bien passée ; quoique, depuis ce temps, ils ne se parlent jamais.
Je m’approchai de la table de Léger ; il parcourait du doigt toutes les cases de l’échiquier l’une après l’autre, et disait à son adversaire :
- Monsieur, vous avez, …vous avez, …, vous avez, …, vous avez mal joué ?
- J’ai joué, répondit l’autre, j’ai joué, …, j’ai joué, …, j’ai joué le jeu ?
- Vous ne l’avez pas joué, …, vous ne l’avez pas joué, …, et la preuve, et la preuve, c’est que vous êtes mat ?
- Ah, mon dieu ! s’écria douloureusement l’autre, en faisant, d’un coup de poing, voler les échecs à la tête des assistants. Au reste, je m’y attendais ; je le prévoyais. Vous perdiez, monsieur, si, au troisième coup, j’avais fait avancer de deux pas le pion de la tour. Si, au sixième coup, j’avais couvert mon roi par le fou de la reine…Si, tout à l’heure, j’avais donné échec à votre roi par mon cavalier, et si…

Je n’entendis pas le reste de ces si. Je m’en allai, en songeant à la nouvelle espèce d’hommes que je venais de voir. Elle forme un peuple isolé au milieu du peuple. Un joueur d’échecs ne s’occupe point des nouvelles de la guerre. Quand on mène bien une partie d’échecs, on commande bien une armée… Des nouvelles politiques, qui sait conduire son jeu, sait gouverner un état. De ses affaires personnelles, qui joue aux échecs, est au-dessus des détails du ménage. »


Dans le Palamède de Mars 1845, Deschapelles mentionne qu’il a fréquenté le lieu. 

« (Le jeu à l’aveugle) Je n’ai pas approuvé la fanfare appliquée à ce silencieux et savant jeu ; j’ai fait effort pour arrêter La Bourdonnais, se suicidant par la concentration qu’exige la partie sans voir, rendue encore plus funeste par l’âge mûr et l’heure indue. Dans ma jeunesse, au Salon des Échecs, cette partie fut mise à la mode, mais bientôt abandonnée comme une puérilité. Pour vous donner une idée de son peu de mérite, je vous dirai qu’il ne s’agissait que de s’y essayer pour y réussir, et, que nombre de personnes m’y ont rivalisé auxquelles je donnais facilement la Tour (…) »

Après la Terreur et la chute de Robespierre, apparaît en 1795 la période dite du Directoire qui dure jusqu’au coup d’État de Napoléon le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). La chasse aux suspects n’est pas terminée comme l’indique le texte suivant, où l’on voit que le Salon des Échecs, suspecté d’aristocratie, est fermé par le Directoire.

Source Gallica.

Mémoires sur la Convention et le Directoire – Paris 1824 – Tome II, le Directoire, par A.C. Thibaudeau
(page 43)

« Le Directoire fut enfin effrayé de l’audace des anarchistes. Leur club du Panthéon comptait jusqu’à quatre mille membres. (…) Les anarchistes des départements et des étrangers suspects de tous les pays affluaient à Paris. Tout annonçait une explosion prochaine. Le Directoire révoqua toutes les permissions de séjour délivrées aux individus non domiciliés à Paris 
(…) En se fondant sur l’article 360 de la Constitution portant qu’il ne pouvait être formé d’association ni de corporation contraire à l’ordre public, il fit fermer les clubs anarchistes du Panthéon et des Patriotes, et, pour se donner un air d’impartialité, les réunions royalistes du Salon des Princes de la maison Serilly, de la Société des échecs. »

 
Voici un extrait de l’arrêté du Directoire du 28 février 1796 (8 ventôse an IV).

« Article premier – La réunion formée dans le local connu sous les noms de Salon des Princes et de Salon des Arts, boulevard des Italiens ; la réunion formée dans la maison de Sérilly, vieille rue du Temple ; la réunion formée dans le palais Égalité, sous le nom de Société des Échecs (…)

Sont déclarées illégales et contraires à la tranquillité publique. Leurs emplacements respectifs seront fermés dans les vingt-quatre heures, et les scellés seront apposés sur les papiers y existant. (…) »


C’en est terminé de ce premier club d’échecs Français.

Le Palamède 1836 (page 14)


Un Cercle d’échecs « Philidor » fut créé en 1821 pour la première fois au-dessus du Café de la Régence pour une courte durée. À partir de 1834, créé à l’initiative par La Bourdonnais sans doute inspiré par son séjour à Londres et son match contre McDonnell la même année, le Cercle d’échecs des Panoramas puis le Cercle de la rue Ménars ont du mal à se pérenniser.  

Le Cercle d’échecs dissout, il se refonde au 1er étage du Café de la Régence en 1839, grâce à la bienveillance de Claude Vielle, propriétaire des lieux, jusqu’aux travaux de la Place du Palais-Royal en 1854, date à laquelle le Cercle d’échecs se désolidarise à nouveau de la Régence. Mais il y revient de 1855 à 1859, à la nouvelle adresse du Café de la Régence au 161 rue Saint-Honoré, avant de cesser définitivement de s’y trouver.

Après plusieurs tentatives infructueuses (pour différentes raisons, mais essentiellement liées au coût élevé de la location d’une salle parisienne), il faut attendre les années 1880 avant de voir la création d’un vrai club d’échecs à Paris, avec le Cercle des Échecs de Paris (10 rue du Beaujolais – encore à proximité du Palais Royal !) puis le Cercle Philidor (dans différentes brasseries à proximité de la place de la République).

Pendant tout ce temps-là le Café de la Régence a poursuivi sans faillir son œuvre d’utilité publique vis-à-vis des joueurs d’échecs ! 

jeudi 20 octobre 2011

Le comte de Falkenstein

Dans un précédent article j’indiquais que l’Empereur Joseph II était venu à Paris en 1777.
Vous trouverez ici une page web du sitedu Château de Versailles à ce sujet qui explique la raison de sa venue.
J’en extrais deux phrases

L’empereur arrive à Versailles le 19 avril. Soucieux de sa liberté de mouvement, il a pris le pseudonyme de comte de Falkenstein et loge dans une modeste auberge de la ville.

Si Versailles est le lieu des confessions, Paris est celui des découvertes. L’empereur veut tout voir et tout connaître. Il devient l’idole de la capitale par sa simplicité.

Ci-dessous j’ai reproduit un extrait d’un ouvrage qui raconte le séjour de l’Empereur.
Il s’agit d’un véritable livre de propagande ! Comme l’Empereur est bon avec le peuple français …

Dans celui-ci est raconté deux anecdotes sur sa venue au « Caffé de la Régence » pour y jouer aux « échets » (le « c » ne se prononçait pas et du coup l’orthographe du mot variait…).
Ces extraits ne sont pas datés, mais les anecdotes précédentes du livre laissent à penser que cette visite se fit début mai 1777. Espérait-il rencontrer Philidor ?


Source Google Book – Livre du Chevalier du Coudray, ancien Mousquetaire du Roy

Anecdotes intéressantes et historiques de l’illustre voyageur.
Pendant son séjour à Paris – 1777

Avertissement
C’est un Recueil des faits, dits, gestes et actions, avec les actes de générosité, de bienfaisance & même d’humanité de Monsieur le Comte de FALCKENSTEIN. On y ajoute les pièces de Vers & de Prose faites à sa louange.

(...) On rapporte cette aventure diversement : le lieu de la scène ne varie pas, c’est toujours au Caffé de la Régence. M. le Comte de Falckenstein entre dans ce Caffé pour y jouer une partie d’échets ; il n’y trouve personne, la Maîtresse lui dit que c’est à cause de l’Empereur qui devait venir au Palais Royal, « Voici plusieurs fois que cela arrive, dit-elle, & cela me fait grand tort, je ne vends rien le matin, tout Paris veut voir l’Empereur. Il est naturel d’estimer ceux qui font du bien. » Trois ou quatre personnes viennent & refusent toutes de jouer à cause de l’Empereur. Notre Illustre Voyageur reste seul, parle à la Limonadière ; & lui demande si elle a vu l’Empereur : cette femme répond simplement, que son état l’en empêchait : mais qu’elle fera en sorte de s’échapper un matin pour l’aller voir à son Hôtel, attendu que ce Prince était d’un abord facile. M. le Comte de Falckenstein ne dit mot ; tire un louis d’or & le lui donne, il ajoute ; « Voilà Louis XVI, & voilà l’Empereur »

L’autre version est, que M. le Comte de Falckenstein entre au caffé de la Régence, & demande à jouer aux échets, une personne seule s’offre pour faire sa partie, à condition qu’elle sera très-courte : mais comme elle ne finissait pas, notre joueur fort inquiet, se tourne, se remue, frappe du pied, & M. le Comte de Falckenstein demande à cette personne ce qu’elle a : « Monsieur, dit-il, c’est que l’Empereur doit venir au Palais Royal, & que j’ai grande envie de le voir : ainsi remettons la partie à ce soir, ou à demain matin ».

Un peu plus loin dans l’ouvrage on y lit la chose suivante.
Il est indiqué « la muse limonadière ». Est-ce la limonadière du Café de la Régence ? 
Le texte ne le dit pas, mais la proximité avec les anecdotes précédentes le laisse à penser.

Les Journalistes ont consigné aussi dans leurs Feuilles les pièces de vers que la verve de nos Poètes a produites. Jaloux de célébrer à l’envi les uns des autres la noble simplicité qui pare la personne & toutes les actions de M. le Comte de Falckenstein. L’impression séparée en a fait paraitre d’autres ; telle que cette Requête à Sa Majesté Impériale par la Muse Limonadière.

Depuis cette auguste Alliance
Formée entre l’Aigle & le Lis,
Loin d’être un Etranger en France,
Vous y trouvez votre pays,
Et surtout par la ressemblance
Des grandes qualités entre Vous & Louis :
La justice & la bienfaisance
Vous font chérir chez vos Sujets ;
Mais tout peuple aime à voir de près
Ceux qui font bénir leur puissance ;
Plus ils prodiguent leur présence,
Et plus les cœurs sont satisfaits.
Vous ordonnez sur Vous qu’on garde le silence
Mais en vain vous voulez voyager inconnu,
Prince, trop d’éclat vous devance,
Et c’est celui de la Vertu.