Au hasard de mes recherches sur la Régence, j’ai découvert quelques articles et illustrations intéressantes dans le magazine La Vie Parisienne.
Ce premier billet de blog sur cette revue montre un lieu insolite, puis les prémisses d’un divorce entre le Café de la Régence et les joueurs d’échecs. Le deuxième billet de blog se veut un peu plus … léger !
Couverture de La Vie Parisienne - 10 juillet 1920 - Source : Gallica
Créée en 1863, c’est un magazine un peu léger, précurseur des revues people de notre époque. Et dès le début du XXè siècle ont y trouve des illustrations érotiques. C'est dans cette revue que Colette publie en 1907 sa première nouvelle.
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Revenons à la Régence... L’auteur de l’article suivant est venu au Café de la Régence par curiosité pour les joueurs d’échecs et il les observe…
A noter la présence d’une femme parmi les joueurs, un fait suffisamment rare à l’époque pour être noté.
Il est fait mention de Vassily Soldatenkov, précurseur du gambit Marshall, pour lequel j’ai déjà consacré un article, d’Auguste Joliet, pensionnaire de la Comédie-Française et pilier du Café de la Régence pendant plusieurs décennies, ainsi que de Gestesi et du comte Villeneuve-Esclapon, deux membres de l'U.A.A.R (Union Amicale des Amateurs de la Régence).
La Vie Parisienne – 11 mars 1911
Il y a encore des sages à Paris.
Là-bas, dans une salle d’un café nocturne, à l’écart des soupeurs frivoles, abrités d’un orchestre bruyant par un comptoir encombré de bouteilles, ils siègent autour de petites tables, deux à deux, séparés l’un de l’autre, par de petites idoles qu’ils agitent tour à tout, qu’ils poussent soigneusement, précautionneusement ou projettent en avant avec fureur. (...)
Souvent les joueurs restent un quart d’heure sans faire un geste, comme hypnotisés par leurs morceaux de bois ; puis soudain, une main se lève, saisit un fou, un cavalier, une reine, qui franchit les obstacles, et s’immisce dans une mêlée. Il y a des idoles noires ; il y a des idoles blanches et elles luttent, elles se menacent, elles se guettent et elles se dévorent. On entend, au milieu du silence, une voix qui proclame : « Au Roi ! » Et finalement il ne reste plus qu’un pauvre roi immobilisé et déchu.
A l’heure où un peuple frivole se rend à des plaisirs nocturnes, les joueurs d’échecs viennent, après le labeur journalier, s’asseoir à leur place habituelle, le front soucieux, comme des généraux responsables des défaites de la veille. Les grands prêtres sont là, ils instruisent les adeptes ou luttent entre eux.
Dans ce cas, petit à petit, on se resserre autour d’eux ; ils n’ont bientôt plus la place de bouger. Les fronts se penchent ; des murmures flatteurs ou désapprobateurs accueillent leur jeu. Cela dure des heures. De temps en temps, on vient les voir, sans leur rien dire ; on hoche la tête, puis on va se rasseoir. On donne de leurs nouvelles : « Gestesi file un mauvais coton… Le comte de Villeneuve est bien imprudent. » Les plus audacieux discutent.
Ils poussent le bois comme s’ils n’avaient fait que cela toute leur vie, comme s’ils n’avaient autre chose à faire au monde. Et quels drames pourtant ont rassemblé ici tant de nationalités diverses, tant d’existences hétéroclites, tant de types baroques !
Celui-ci a vu le jour dans les jardins parfumés de la Perse ; il a la tête pointue des saints marabouts. Et celui-là, par quelles ruses s’est-il échappé de Sibérie ? Sa barbe hirsute, sa cravate débraillée, son gilet qui bâille, disent assez qu’il en a vu de toutes les couleurs ! Cette femme aux regards étranges, aux cheveux en mèches rebelles, nul ne pourrait dire à quelle nationalité elle appartient ; elle parle toutes les langues avec volubilité.
Vers les minuit, le prince Soldatenkov, - yeux bleus, visage rose et frais, - apparaît en frac et en gilet blanc à boutons d’or. Un gros bonhomme à bajoues, les cheveux gris en coup de vent, les yeux ronds malicieux, la physionomie sans cesse en mouvement, tout le corps accompagnant le rythme de la musique voisine, la voix ronflante, va d’une table à l’autre, examinant les jeux ; sa figure s’étonne, se plisse, se déplisse, ses joues se gonflent, ses yeux roulent, sa bouche s’arrondi. C’est Joliet qui, son rôle terminé à la Comédie-Française, vient en reprendre un autre au temple des joueurs d’échecs.
Il y en a d’autres : des pauvres et des riches, des nobles et des plébéiens, Russes, Hongrois, Allemands, Anglais, Scandinaves, Asiatiques et jusqu’à des Français. Et tous ces doux fanatiques oublient leurs vicissitudes humaines dans un petit coin de Paris, mêlés à la foule sans y être, à l’agitation publique sans s’émouvoir, au bruit sans y participer. Ils poussent le bois.
Il y a encore des sages à Paris.
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Dans ce second article, de La Vie Parisienne, il est question de la place des joueurs d’échecs qui se réduit comme une peau de chagrin au Café de la Régence et d’un orchestre qui fait beaucoup de bruit…
Rappelons que 6 ans plus tard, en juin 1918, l’Union Amicale des Amateurs de la Régence, va claquer la porte du célèbre café, en désaccord avec son propriétaire du moment, Lucien Lévy.
Des joueurs d’échecs, dans une pièce dédiée au sein d’une brasserie à la mode, cela fait tâche et ce n’est pas favorable au chiffre d’affaire.
En tout cas, les prémisses d’un divorce sont là, même si l’article se veut humoristique.
Le Café de la Régence vers 1905-1910
La Vie Parisienne – 12 décembre 1912
Encore une vieille institution parisienne qui tend à disparaître !
Les joueurs d’échecs du café de la Régence qui vivent là depuis plus d’un siècle, eux que Diderot s’amusait à regarder pousser le bois, eux qui ont connu la brusquerie de Musset et le flegme de Byron, les joueurs d’échecs sont en état de siège.
On les a d’abord repoussés dans une arrière-boutique ; ils s’y sont résignés. Puis on leur a infligé une musique cacophonique ; ils se sont contentés de n’y point prendre garde. Enfin maintenant ils sont priés de faire silence lorsqu’un pianiste qui prend du ventre et un violoniste trop vert exécutent des acrobaties en retombant rarement sur leurs propres pieds.
Et les pousse-bois, gens réfléchis et persévérants, se demandent cependant s’ils ne vont pas être obligés d’émigrer dans quelque paradis béni où il n’y aurait pas de musiciens. Ils sont venus des quatre coins du monde pour résoudre entre eux d’une façon élégante les problèmes de l’échiquier ; ils s’imaginaient pouvoir se livrer à leur culte en toute quiétude et il leur faut subir en silence un crincrin énervant qui s’échine sur des pots-pourris tirés des œuvres de Wagner !
François, le fidèle serviteur de ces sages aux abois, lui qui, pourtant, est plus sage que tous ces sages, sourit avec une profonde commisération :
- On veut nous bourrer le crâne, dit-il, et avec des musiciens qui ne sont même pas tziganes !... Quelle pitié !
Un mois plus tard, c’est la suite de cet article… Il est question d’Eugène Deroste, président de l’UAAR qui essaye d’apaiser les choses.
La Vie Parisienne – 18 janvier 1913
La Vie Parisienne s’est faite dernièrement l’écho de quelques habitués du Café de la Régence, chez qui la passion des échecs exclut le goût de la musique, et qui trouvent que les flonflons d’un orchestre de tziganes ne sont pas très favorables aux savantes combinaisons du noble jeu de Philidor.
Le propriétaire du Café de la Régence s’est ému de notre écho et il nous a communiqué une lettre fort spirituelle du Président de l’Association des joueurs d’échecs, qui tiennent leurs séances autour de ses tables de marbre.
Il résulte de cette lettre que si, pour les joueurs d’échecs le silence est d’or, la musique est d’argent pour les propriétaires de café ; que les joueurs d’échecs qui ne savent point apprécier tout le charme de la Veuve Joyeuse ou d’un pot-pourri de Carmen sont beaucoup moins nombreux qu’on ne pourrait le croire ; et enfin que l’orchestre du Café de la Régence est excellent. Nous avons grand plaisir à en informer nos lecteurs.
Quelques années plus tard, la musique est toujours là, mais sans les joueurs d’échecs.
Le journal Le Petit Bleu de Paris du 26 février 1921 note la qualité de la musique qui est jouée au Café de la Régence.
Source : Retronews
Où entendre de la bonne musique ? Au Café de la Régence, Place du Théâtre-Français. Tous les soirs, orchestre Léon Golbert, sous la direction du violoniste virtuose André Dartibe, premier prix du Conservatoire de Paris. Chaque jour, solo de violon.