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jeudi 27 octobre 2022

Les relations difficiles de Saint-Amant

Dans un précédent article, on découvre les relations difficiles entre Jules Arnous de Rivière et Pierre Charles Fournier de Saint-Amant. 
Mais ce n'est pas la première fois qu'un conflit éclate autour de Saint-Amant. Il y a par exemple le procès lié au tableau de Marlet réalisé durant le match contre Staunton en fin d'année 1843, procès que j'ai déjà abordé sur ce blog.

En fait, en cherchant un peu, il est possible de trouver d'autres éléments concernant cet aspect conflictuel dans les relations de Saint-Amant. En voici un exemple flagrant qui date de 1862 avec Paul Journoud. Ce dernier est un personnage important pour les échecs français durant la décennie 1860 / 1870, et je vous invite à découvrir la biographie écrite par Dominique Thimognier à son sujet. 
 
Paul Journoud - photo que l'on peut dater entre 1865 et 1867
Collection d'Etienne Cornil
 

En 1862, Paul Journoud est chroniqueur d'échecs pour Le Monde Illustré, et c'est également le directeur de la revue d'échecs La Nouvelle Régence. De son côté, Saint-Amant tient la chronique d'échecs du journal Le Sport depuis 1855.
 
Tout d'abord voici l'enchainement des articles de Saint-Amant dans le journal Le Sport et qui vont faire l'objet de la diatribe de Paul Journoud.
 
Le 10 septembre 1862, Saint-Amant publie le problème suivant.
Le texte indique : Les Blancs font mat en deux coups.
 
 

Une semaine plus tard, le 17 septembre 1862, toujours dans Le Sport, Saint-Amant publie un problème de son invention et donne la solution du précédent problème.

Saint-Amant indique que ce nouveau problème est un mat en deux coups... 
Voyez-vous le souci ? Cherchez un peu ce n'est pas trop difficile :-)

Puis le 24 septembre 1862, Le Sport publie un erratum sur le précédent problème.
En fait Saint-Amant précise qu'il s'agit d'un mat en 3 coups... Solution qu'il donne dans Le Sport du 1er octobre 1862.
--> Vous pourrez rejouer tout ceci à la fin de l'article via l'échiquier interactif.



Paul Journoud ne tient pas, et écrit, dans Le Monde Illustré du 27 septembre 1862, une critique sévère et justifiée des problèmes publiés par Saint-Amant. 
 
Je coupe court au suspense. Pour le premier problème, celui-ci est tout simplement incorrect car il admet 4 solutions... Mais c'est surtout pour le deuxième problème créé par Saint-Amant que c'est difficile à avaler. En fait il s'agit d'un mat en 1 coup, que Saint-Amant n'a pas vu en annonçant tout d'abord un mat en deux coups qui n'existe pas, puis un mat en trois coups sans voir l'évidence. Dur dur pour un champion français... On peut imaginer qu'il y avait une antériorité dans leur relation, et Paul Journoud ne se prive pas de démolir Saint-Amant.

Le Monde Illustré - 27 septembre 1862 - Gallica
 
Parmi les journaux parisiens qui publient hebdomadairement des problèmes d'échecs, il en est un que le sportsman affectionne, qui s'occupe spécialement des plaisirs du monde élégant, un épicurien aimable, un causeur charmant, Le Sport enfin, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

Or, le journal Le Sport, qui est plein d'amabilité et de bonne grâce pour les chasseurs et les canotiers, pour les turfistes et autres gentlemen riders, semble se faire un malin plaisir de mystifier les joueurs d'échecs, qui cependant font aussi partie de son public.

Nous nous permettrons d'adresser à cette feuille quelques observations sur ses deux derniers problèmes, usant en cela du droit légitime qu'a tout simple amateur de parler sur une question qui lui est donnée à résoudre.

Donc, un de nos correspondants nous faisait savoir ces jours derniers qu'il avait résolu de cinq manières différentes un problème en deux coups, proposé par Le Sport dans son numéro du 10 septembre. Le fait était curieux et méritait d'être éclairci. Vérification faite, il s'est trouvé que notre correspondant était allé un peu trop loin, mais qu'il existait réellement quatre solutions différentes, ce qui signifie, en termes intelligibles pour tout le monde, que ce problème a trois solutions de trop, ou qu'il est triplement faux.

Au surplus, il est tiré d'une ancienne collection, et, selon toute probabilité, il a été arrangé ou plutôt dérangé par M. Saint-Amant pour son usage particulier et pour les lecteurs du Sport. Mais ce n'était là que le commencement de notre surprise, et le numéro suivant du même journal devait nous offrir, au lieu d'une rectification que nous espérions y trouver, quelque chose de plus fort, en manière de bouquet. C'est encore un mat en deux coups dont il s'agit dans ce numéro du 17 septembre, une composition de M. S. A. Chose très singulière ! pendant que le problème précédent avait infiniment trop de solutions, pour un problème seul, ce dernier, par une bizarre compensation, n'en a pas du tout ; il est vrai de dire, pour être juste, que le mat peut se donne en un seul coup !

Il est encore vrai qu'il se fait en trois en quatre, etc., c’est-à-dire qu'il n'est absolument impossible que dans le nombre de coups proposé. Pour l'honneur des échecs français, nous avons voulu prévenir charitablement la rédaction du Sport, qui probablement publie ces productions étranges sans penser à mal, croyant peut-être donner des chefs-d’œuvre. 

Et dire que ces énormités, décorées fallacieusement du titre de problèmes, sont signées d'un nom qui, à tort ou à raison, a eu une certaine notoriété dans les échecs !

Paul Journoud
 
Voici les deux problèmes publiés par Saint-Amant.


[Event "Le Sport"] [Site "?"] [Date "1862.09.17"] [Round "?"] [White "Saint-Amant"] [Black "Mat en 1 coup"] [Result "1-0"] [SetUp "1"] [FEN "8/3K4/8/2k5/2p2B2/2NP4/1R2P3/8 w - - 0 1"] [PlyCount "1"] [EventDate "1862.??.??"] {[%evp 0,1,29999,-30000]} {[#]} 1. Be3# {Ce mat en 1 coup a échappé à plusieurs reprises à Saint-Amant} (1. d4+ Kxd4 2. Kd6 Kxc3 3. Be5# {La solution donnée par Saint-Amant.}) 1-0 [Event "Le Sport"] [Site "?"] [Date "1862.09.10"] [Round "?"] [White "Saint-Amant"] [Black "Mat en 2 coups"] [Result "1-0"] [SetUp "1"] [FEN "2R5/8/3p4/3kNK2/r7/2Q2Pqn/8/b7 w - - 0 1"] [PlyCount "3"] {[%evp 0,3,29997,29998,29999,-30000] [#]} 1. Qc5+ (1. Qd3+ Bd4 (1... Rd4 2. Qb5#) 2. Qe4#) (1. Qc6+ Kd4 2. Qe4#) (1. Qb3+ Kd4 (1... Rc4 2. Qxc4#) 2. Qd3#) 1... dxc5 2. Rd8# 1-0

samedi 10 juillet 2021

Ilia Choumov, artiste peintre des échecs

Un peu au hasard de mes recherches, je suis tombé sur un problème d’échecs très original composé par le Russe Ilia Choumov (1819 – 1881) et publié dans Le Monde Illustré en janvier 1868 par Paul Journoud.

Portrait d'Ilia Choumov qui illustre la notice nécrologique en 1881 dans le journal Russe "L'Illustration Mondiale"

Ceci m’a amené à me replonger dans ma bibliothèque pour y sortir ma documentation au sujet de Choumov et de ses compositions très originales sur le jeu d’échecs. 

Livre de l’historien Russe des échecs Isaac Linder, Moscou 1959 - "L'artiste peintre des Échecs, Choumov"

Dans cet article, je commence avec quelques compositions originales, puis j’indique quelques aspects de la biographie de Choumov et enfin je parle de son lien avec le tournoi de l’Empereur à Paris en 1867. 

Tout d’abord au sujet de son nom transcrit du cyrillique, on le trouve sous de multiples orthographes Schoumoff, Schumoff, Schoumov, Shumov ou Choumov. C’est cette dernière orthographe qui correspond aux normes actuelles. Mais je laisserai les différentes orthographes d’époque dans les articles correspondants.

Premier aperçu du talent de compositeur d’Ilia Choumov – Où comment le jeu d’échecs reproduit un épisode historique

Le 4 janvier 1868, Paul Journoud, qui tient la chronique d’échecs du journal Le Monde Illustré, publie un problème très original qui va enthousiasmer ses lecteurs.

"Problème N°262 – Position allégorique composée pour le Monde Illustré par M. le conseiller d’état actuel J.SCHOUMOFF, de Saint-Pétersbourg.

Épisode de l’histoire romaine – Mort de l’Empereur Carus."

Les Blancs font mat en quatre coups.
J'ai mis en évidence la tente de Carus, ainsi que le T du Tonnerre.

"On sait que l’Empereur Carus, s’étant engagé dans une expédition contre les Perses, y périt, frappé de la foudre dans sa tente, l’an 283 de notre ère. Cette tente se trouve en effet figurée dans notre diagramme, et l’on y voit reposer l’Empereur (le Roi noir) ; tandis que, des cinq pièces groupées dans le lointain et formant la lettre T (Tonnerre), le Roi blanc représente Jupiter prêt à lancer la foudre. La solution expliquera le reste." Paul Journoud

Il publie la solution le 18 janvier 1868.

"Solution du problème N°262
1.Fe6 Fe7 2.Ff5 Ff6 3.Fxe4 Fxd4 4.Fxf3#"


"La ligne brisée que trace le Fou blanc représente parfaitement le zigzag de l’éclair qui foudroya Carus.
L’ingénieuse composition de M. Schoumoff a excité la verve poétique de plusieurs de nos correspondants. Nous avons reçu quatre solutions rimées (…), en regrettant beaucoup que les dimensions de cet article ne nous permettent pas de les reproduire toutes. En voici du moins une : elle est de notre ami le docteur de Grand-Boulogne.

Frappons-le, dit le Dieu, par un coup de tonnerre !
Le Fou s’élance et trace un zigzag flamboyant
En avant, puis à gauche, à la droite en équerre,
Laissant l’adverse Fou s’agiter terre à terre,
Écrase deux pions dans son cours foudroyant,
Et terminant alors sa brillante carrière, 
Tombe sur le Roi noir qu’il réduit en poussière." 

Paul Journoud
 
[Event "Le Monde Illustré"] [Site "?"] [Date "1868.01.04"] [Round "?"] [White "Ilia Choumov"] [Black "Mat en 4 coups"] [Result "1-0"] [SetUp "1"] [FEN "5bBK/6p1/3p2P1/3P4/2pNp3/1pQ1Pp2/1P3P2/3k4 w - - 0 0"] [PlyCount "7"] {Mort de l'Empereur Carus. Les Blancs jouent et font mat en 4 coups.} 1. Be6 Be7 2. Bf5 Bf6 3. Bxe4 Bxd4 4. Bxf3# 1-0

Poursuivons avec le chef d’œuvre de la littérature russe, Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine.
Ou comment le jeu d’échecs croise la littérature et la poésie

En 1870, quelques vers de Pouchkine, et seule allusion du roman au jeu d’échecs, éveillent la curiosité et l’imagination débordante d’Ilia Choumov.

Уединясь от всех далеко,
Они над шахматной
доской,
На стол облокотясь,
порой
Сидят, задумавшись
глубоко,
И Ленский пешкою
ладью
Берет в рассеянье свою.

Traduction :

« Souvent, retirés tous deux loin du bruit, le coude appuyé sur une table à jeu, ils laissent errer leur imagination bien loin du monde réel, et Lenski, dans ces moments-là, prend une tour avec son pion. »

Olga et Lenski jouant aux échecs.

Il est donc question de deux personnages du roman, Vladimir Lenski amoureux de Olga Larina, et qui jouent ensemble aux échecs. Pouchkine écrit que Lenski plongé dans ses rêveries amoureuses capturent sa tour avec son propre pion…
Il n’en fallait pas plus à Choumov pour publier en 1870 dans le journal Russe « L’Illustration Mondiale » toute une série de problèmes et parties d’échecs liés à Eugène Onéguine. En voici deux que je trouve les plus significatifs.

Tout d’abord la partie entre Lenski et Olga, imaginée par Choumov.


Pouchkine : "Plongé dans ses rêveries, Lenski (avec les Blancs) prend sa Tour avec son pion"


Selon Choumov, Lenski tente de reprendre son coup, mais Olga lui interdit…
Et elle le mate en 5 coups avec les Noirs.

Puis il imagine que les rencontres entre Lenski et Olga se poursuivent autour d’un échiquier.


Cette fois-ci Olga a les Blancs. La partie elle-même n'est pas très intéressante, selon Choumov, car Lenski joue très mal. Arrivée à la position ci-dessus, Olga est en pleine réflexion, quand une mouche se pose sur une case de l'échiquier. Ceci amuse bien Olga, et en rigolant elle dit à Lenski « je vais transformer cette mouche en éléphant (en fou) et vous ferai mat en 4 coups ».

Choumov fait référence à un proverbe Russe « transformer une mouche en un éléphant », qui signifie que d’une affaire qui ne vaut rien (« une mouche ») on en fait une affaire très importante (« un éléphant »), tout en sachant que « éléphant » en Russe,  слон (Slone), désigne le Fou en Français aux échecs. Il va donc ici transformer la mouche en Fou.

L’énoncé du problème est donc : Sur quelle case s’est posée la mouche, et comment faire mat en 4 coups en mettant le Fou sur cette case. 


La mouche s’est posée en a1 et Olga l’a transformé en Fou. Maintenant c’est aux Noirs de jouer et de se faire mater en 4 coups… 1….h3 2.Rc1 h4 3.Rb2 Rd4 4.Rb3# Un mat élégant !

Olga et Lenski, Eugène Onéguine, Alexandre Pouchkine.

[Event "Eugène Onéguine"] [Site "?"] [Date "1870.??.??"] [Round "?"] [White "Lenski, Vladimir"] [Black "Larina, Olga"] [Result "0-1"] [ECO "C37"] [Annotator "Ilya Choumov"] [PlyCount "26"] 1. e4 e5 2. f4 exf4 3. Nf3 g5 4. Bc4 g4 5. O-O gxf3 6. d4 fxg2 7. Bxf7+ Kxf7 8. Qh5+ Ke7 9. Rxf4 Nf6 10. Rxf6 Qe8 11. Qh4 (11. Qe5+ Kd8 12. Rxf8 Rxf8 13. Bg5+) 11... d6 12. e5 dxe5 13. dxe5 Kd7 {ici " Lenski, plongé dans ses rêveries, prend sa tour avec son pion"} 0-1 [Event "Eugène Onéguine"] [Site "?"] [Date "1870.??.??"] [Round "?"] [White "Lenski, Vladimir"] [Black "Larina, Olga"] [Result "0-1"] [Annotator "Ilya Choumov"] [SetUp "1"] [FEN "rnb1qb1r/pppk3p/5P2/8/7Q/8/PPP3pP/RNB3K1 b - - 0 1"] [PlyCount "9"] {Lenski vient donc de prendre sa propre tour en f6. Selon Choumov, il voulait rejouer son propre coup, mais Olga lui interdit. La partie continua et elle le mata !} 1... Bc5+ 2. Kxg2 Qe2+ 3. Kg3 Bd6+ 4. Bf4 Rg8+ 5. Kh3 Qg2# 0-1 [Event "Eugène Onéguine"] [Site "?"] [Date "1870.??.??"] [Round "?"] [White "Larina, Olga"] [Black "Lenski, Vladimir"] [Result "*"] [Annotator "Ilya Choumov"] [SetUp "1"] [FEN "8/p7/p7/P1pN3p/P1k1Pp1p/5P2/2P4P/3K4 w - - 0 0"] [PlyCount "0"] {Encore une partie entre Lenski et Olga. Cette fois-ci Olga a les Blancs. La partie elle-même ne fut pas très intéressante, selon Choumov, car Lenski joua très mal. Arrivée à cette position, Olga était en pleine réflexion, quand un mouche se posa sur une case de l'échiquier. Cela amusa bien Olga, et en rigolant elle dit à Lenski "je vais transformer cette mouche en éléphant et vous ferai mat en 4 coups".} * [Event "Eugène Onéguine"] [Site "?"] [Date "1870.??.??"] [Round "?"] [White "Larina, Olga"] [Black "Lenski, Vladimir"] [Result "1-0"] [Annotator "Ilya Choumov"] [SetUp "1"] [FEN "8/p7/p7/P1pN3p/P1k1Pp1p/5P2/2P4P/B2K4 b - - 0 1"] [PlyCount "6"] {La mouche s'est posée en a1. Olga l'a transformé en Fou. Maintenant c'est aux noirs de jouer et seront matés en 4 coups.} 1... h3 2. Kc1 h4 3. Kb2 Kd4 4. Kb3# {un mat élégant !} 1-0

Quelques éléments biographiques provenant du livre d’Isaac Linder au sujet de Choumov

Ilia Stepanovitch Choumov (1819 – 1881) fait toute sa carrière dans la marine Russe, jusqu’en 1847 en tant qu’officier essentiellement en mer Baltique, puis à partir de 1847 au ministère de la marine dans la capitale Russe de l’époque, Saint-Pétersbourg. Isaac Linder indique que le choix de travailler dans un ministère est un choix délibéré de Choumov qui souhaitait consacrer plus de temps au jeu d’échecs.

En 1851, les plus forts joueurs Russes, Petrov, Choumov, Jaenish et Kireevski, reçoivent une invitation pour le tournoi d’échecs de l’exposition universelle à Londres. Le gouvernement Russe refuse alors que des citoyens Russes se rendent en Angleterre pour ne pas rapporter d’idées républicaines et démagogiques d’occident.
Choumov en tant que haut-fonctionnaire ne peut donc pas se rendre à Londres, seul Jaenish arrive à quitter la Russie mais arrive trop tard pour le tournoi d’échecs. Le rêve des maîtres Russes de rencontrer les joueurs étrangers occidentaux ne se réalisera que trente ans plus tard avec Tchigorine.

En mars 1853 le premier salon d’échecs de Saint-Pétersbourg est créé par le Comte Kuchelev-Bezborodko (dont parle Lionel Kiesertizky dans sa correspondance depuis Paris).
Ce salon dure une dizaine d’années et compte jusqu’à une centaine de membres. 
Léon Tolstoi et Ivan Tourgueniev fréquentent ce lieu, et Choumov se liera d’amitié avec ce dernier. 
Mais la police du Tsar se méfie toujours de ces réunions et ce club doit fermer en 1862 par crainte de propagation d’idées séditieuses. On retrouve là dans la Russie tsariste la même crainte de l’ancien régime en France vis-à-vis des réunions dans les cafés parisiens au XVIIIe siècle. 

[Event "Saint-Pétersbourg"] [Site "?"] [Date "1856.??.??"] [Round "?"] [White "Choumov Ilia"] [Black "Tourgueniev Ivan"] [Result "1-0"] [Annotator "Isaac Linder"] [SetUp "1"] [FEN "1r6/4R1R1/1rp2p2/p3b2p/3p1ppk/1PP4B/P4PPK/8 w - - 0 1"] [PlyCount "9"] {Fin de partie entre Ilia Choumov et Ivan Tourgueniev en 1856 à Saint-Pétersbourg. Les Blancs jouent et font mat en 5 coups.} 1. Rxe5 $1 g3+ ( 1... fxe5 2. g3+ fxg3+ 3. fxg3#) 2. Rxg3 fxe5 (2... fxg3+ 3. fxg3#) 3. Rg6 dxc3 4. g3+ fxg3+ 5. fxg3# 1-0

Le tournoi de l’Empereur à Paris en 1867

Vous avez ici un très bon article signé par Georges Bertola sur ce tournoi

Comme en 1851, Choumov n’a pas l’autorisation de se rendre à Paris pour le premier tournoi international d’échecs organisé en France pour l’exposition universelle de 1867. Pourtant il se préparait à venir à Paris avec sans doute un rêve de visiter le Café de la Régence.


Article La Stratégie en juin 1867
Ni Jaenisch ni Choumov ne pourront venir à Paris.

Néanmoins son nom apparaît dans la liste des souscripteurs dans le livre du tournoi.

Source : Google Book

Même si Choumov ne peut finalement pas venir à Paris, son ombre plane sur l’événement.

Choumov - Le plan de l'exposition Universelle de Paris en 1867
Les Blancs jouent et font mat en 4 coups


Le bâtiment principal de l'exposition Universelle de Paris en 1867.
Notez la ressemblance avec le problème de Choumov.

Et en début d’année 1867, il fait paraître (en Français et en Russe) un recueil de problèmes très particuliers qu’il intitule : « Recueil de problèmes scacchographiques » (scaccho --> échecs, graphique --> écriture). Une grande partie des problèmes forment des lettres d’échecs, comme les deux suivants, l’un dédié à Paul Journoud et l’autre à Jean Préti.

Problème dédié à Paul Journoud - Les Blancs jouent et font mat en 3 coups
Présent dans le livre "Recueil de problèmes scacchographiques".

Problème dédié à Jean Préti - Les Blancs jouent et font mat en 4 coups
Ce problème n'est pas dans le livre de Choumov.
Il s'agit peut être d'une composition qui fait suite à l'article ci-dessous paru dans La Stratégie.

En juillet 1867, la revue La Stratégie, nouvellement créée, en parle ainsi sous la plume de Jean Préti :

"Recueil des Problèmes de M. Schoumoff

Le recueil de Problèmes de M. Schoumoff, l’éminent compositeur russe, cache, sous un titre assez bizarre (1), une véritable bonne fortune échiquéenne ; qu’importe l’enveloppe quand le fruit est savoureux.

Ouvrons le volume ; les pièces rangées dessinent un grand sabre. Quelles magnifiques armes parlantes pour le noble jeu des échecs, comme M. Schoumoff connait son terrain ! Là en effet, règne le régime du bon plaisir, sur un signe du maître, capitaines et soldats sont voués à la mort.

Après cette ouverture défilent successivement, et par ordre, les vingt-quatre (sic - NDA les 26 lettres sont bien représentées dans le livre de Choumov) lettres de l’alphabet.  Si M. Schoumoff, pour ses problèmes, s’était contenté de placer sur l’échiquier des pièces blanches et noires, dessinant plus ou moins des formes de lettres, c’eût été simplement une puérilité, mais chacun de ses mats est aussi remarquable par l’idée que par l’exécution, la forme des lettres n’a pas nui à la beauté des compositions, on dirait, au contraire, que M. Schoumoff, obligé de lutter contre une impérieuse nécessité, a grandi avec la difficulté et n’a jamais été mieux inspiré. La plupart de ces problèmes sont dédiés aux notabilités de l’Échiquier. S.A.I. le grand-duc Constantin, M. le comte de Koucheleff, M. Ouroussoff, M. Heydebrand de la Lasa, M. Rivière, M. Loyd, M. Anderssen, etc.

Après la lettre arrivent les problèmes humoristiques et politiques, d’abord l’essai de délivrance d’un prisonnier d’État, la clé incomplète, le quadrilatère autrichien, la pendule de Napoléon et vingt autres dont les positions premières et finales sont des plus originales, mais la perle de ses problèmes est celui intitulé la Question d’Orient, l’armée blanche est disséminée sur l’Échiquier, les Noirs se sont formés en croissant, le combat s’engage, les morts disparaissent, et le Roi noir reste seul écrasé par la croix du christianisme, le résultat final est frappant.
De semblables problèmes se décrivent mal, il faut les voir sur l’Échiquier, et nous promettons aux lecteurs qui parcourront ce volume de véritables et heureuses surprises. 

(1) Recueil de Problèmes scacchographiques et autres positions curieuses comprenant la représentation complète des lettres de l’alphabet ainsi que divers mats politiques, humoristiques et phantastiques (sic). Saint-Pétersbourg 1867."

Choumov - Position finale du problème intitulé "Question d'Orient" évoqué par Jean Préti.
En cette deuxième moitié du XIXe siècle la Russie se frotte à l'empire Ottoman.


[Event "Le Plan de l'exposition universelle"] [Site "?"] [Date "1867.??.??"] [Round "?"] [White "Choumov Ilia"] [Black "?"] [Result "1-0"] [SetUp "1"] [FEN "8/2Nbpp2/1b4R1/k2pN2n/P2RP2K/1P4p1/2PPBn2/8 w - - 0 0"] [PlyCount "7"] {Problème intitulé : "Le plan de l'exposition Universelle de 1867". Les Blancs jouent et font mat en 4 coups.} 1. exd5 Bb5 {le meilleur coup, sinon Cc4 puis Ca6 et le roi noir est mat en 3 coups.} (1... g2 2. Nc4+ Kb4 3. Na6#) (1... Bxc7 2. Ra6#) 2. Bxb5 Bxd4 3. Nc4+ Kb4 4. Na6# 1-0 [Event "Mat en 3 coups"] [Site "?"] [Date "1867.??.??"] [Round "?"] [White "Choumov Ilia"] [Black "Dédié à Paul Journoud"] [Result "1-0"] [Annotator "Choumov Ilia"] [SetUp "1"] [FEN "8/1rp3p1/1p1n2n1/1RP3k1/1P4N1/1P2N1P1/1Q3K2/8 w - - 0 0"] [PlyCount "5"] {Dédié à Paul Journoud. Les Blancs jouent et font mat en 3 coups.} 1. Qxg7 Ne4+ (1... Nf5 2. c6 Rb8 3. Qh6#) 2. Kg2 Nxg3 3. Qh6# 1-0 [Event "Mat en 4 coups"] [Site "?"] [Date "1867.??.??"] [Round "?"] [White "Choumov Ilia"] [Black "Dédié à Jean Préti"] [Result "1-0"] [Annotator "Choumov Ilia"] [SetUp "1"] [FEN "8/8/2K2BB1/2p2p1p/2r2pk1/R1r2N2/1n3R2/8 w - - 0 0"] [PlyCount "7"] {Dédié à Jean Préti. Les Blancs jouent et font mat en 4 coups.} 1. Bxh5+ Kxh5 ( 1... Kg3 2. Bh4+ Kh3 3. Rh2#) 2. Ne5 f3 (2... Rxa3 3. Rh2+ Rh3 4. Rxh3#) 3. Rh2+ Rh4 4. Rxh4# 1-0 [Event "Problèmes Scacchographiques"] [Site "?"] [Date "1867.??.??"] [Round "?"] [White "Choumov Ilia"] [Black "La question d'Orient"] [Result "1-0"] [SetUp "1"] [FEN "3nn2b/2q2R2/2k5/1Rp5/B2pr1N1/2P2PQP/2P3P1/2N4K w - - 0 0"] [PlyCount "9"] {La question d'Orient - 1867. Les Blancs jouent et font mat en 5 coups. A noter que le problème n'est pas tout à fait correct, l'ordinateur montre un mat en 4 coups} 1. fxe4 c4 2. Rb4+ Kc5 3. Rxc7+ Nxc7 4. Qxc7+ Nc6 5. Qxc6# 1-0

dimanche 8 juillet 2018

Das Café de la Regence in Paris

Dernièrement, j’ai fait l’acquisition d’une gravure allemande représentant le Café de la Régence.
Je l’avais déjà vue sur internet, mais malheureusement à chaque fois elle était de mauvaise qualité.


Celle-ci a été publiée en 1867 dans le journal ou la revue « Die Gartenlaube » avec un texte en vieil allemand. Correction du 15/02/2022 - La source est en fait « Daheim » en 1865. Merci à Herbert Bastian de m'avoir signalé cette erreur.

Je remercie tout particulièrement mon amie Lisa De Cohen qui a effectué la traduction de ce texte, dont je publie ici les extraits les plus intéressants.



Le Café de la Régence à Paris

Les joueurs d'échecs forment une société silencieuse qui s'étend sur toute la terre. Comme les loges des francs-maçons, ils ont leurs cercles et leurs clubs pour des réunions régulières dans tous les pays. Les statuts sont discutés et établis, les novices sont recrutées et formées, de chaudes batailles sont livrées et de précieuses lettres de noblesse distribuées. Ce que les penseurs de toutes les nations ont trouvé dans le domaine des soixante-quatre cases a été soigneusement enregistré et préservé, et les volumes de la littérature échiquéenne se comptent par centaines.

L'Espagne et l'Italie ont eu leurs beaux jours; La France, l'Angleterre et l'Allemagne défendent leurs drapeaux avec plus ou moins de succès, mais la Russie montre une dominance de premier ordre.
Cependant, ce n'est pas seulement en Europe que le jeu noble s'est élevé à la hauteur d'une science; Même maintenant, quand nous feuilletons les journaux d'échecs anglais, nous admirons de beaux échantillons de parties, et nous trouvons un formidable champion dans l'Asie lointaine: l'Indien Mocheshunder.

Les victoires de l'Américain Paul Morphy ont fait la une de tous les journaux, et ont suscité de l'intérêt même parmi ceux qui n'avaient jamais montré d’intérêt pour les échecs auparavant. Ces faits trouvent leur explication dans la nature du jeu, comparable à aucun autre. Le jeu d'échecs se réveille et forme certaines des plus belles qualités de l'homme. Sagesse, audace, persévérance, maîtrise de soi et présence d’esprit sont on ne peut plus nécessaires !


(…)

Pour ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas y passer toute une vie, et qui voudraient quand même être de bons joueurs d'échecs, je vais les initier et leur dire, que même sans toutes ces tribulations, ils peuvent prendre beaucoup de plaisir aux échecs et gagner des parties. Chaque chose a deux côtés, et il est très possible que les échecs soient incroyablement faciles à apprendre comme vous le constaterez en lisant ce très joli exemple :

Un joueur d'échecs de ma connaissance, qui aimait taquiner les gens, tomba sur un joueur de Whist qui ne voulait pas jouer aux échecs, car il trouvait le jeu trop difficile pour lui.

« Mais, mon cher Monsieur », répondit le joueur d'échecs sans hésiter, « le jeu de whist est infiniment plus difficile, comme je vais vous le prouver tout de suite. Sans mentionner que vous vous battez contre des ennemis inconnus parce que vous ne connaissez pas les cartes de vos adversaires et ni les vôtres ! Pendant qu’aux échecs vous voyez chaque coup que votre adversaire peut jouer ; comme je l'ai dit, sans mettre ce grand avantage en attaque trop en avant, je tiens à vous rappeler qu'au whist vous avez à maîtriser l'avenir comme le passé : vous devez sans cesse jouez en vous rappelant les cartes déjà jouées ; aux échecs en revanche, seul l’avenir vous intéresse, chaque pièce prise n’existe plus, comme un train déjà parti ; vous n'avez plus besoin d'y penser. Vous n'avez qu'à façonner du présent un avenir aussi favorable que possible. Le jeu devient donc plus facile à chaque coup ! ».

Existe-t-il une meilleure observation pouvant expliquer une chose si intenable ?
Et si je tentais de décrire la vie échiquéenne du Café de la Régence. (…) visitons la scène parisienne des joutes d'échecs. Le Café de la Régence, rue Saint Honoré 161, est situé dans des nouveaux bâtiments presque au même endroit que l'ancien. Depuis sa création, il est le rendez-vous des amoureux et des acteurs de notre jeu. C'est l'un des rares cafés parisiens qui compte un grand nombre d'habitués.



Même les étrangers y deviennent des habitués pendant leur séjour à Paris ; ils regardent les grands joueurs d'échecs et apprennent bientôt à trouver des adversaires de même niveau qu’eux. Les joueurs d'échecs se connaissent rapidement et dirigent leurs pas jusqu'à la rue Saint-Honoré aussi souvent que leur temps le permet, jusqu'à ce qu'ils disparaissent pour laisser leur place à de nouvelles apparitions. - sans laisser de trace, sinon la mémoire de certaines parties brillamment jouées donne aux habitués réguliers, même pour une courte période, du matériel de divertissement.

Mais dans le sentiment de sa propre grandeur, l'éloge n'est que parcimonieux :
« Avez-vous joué avec ce petit polonais ? L’un d'eux demande à son voisin.
- Mais oui ! Il est malin ce monsieur ! C'est déjà une reconnaissance forte donné à très peu.

Les Allemands sont d’un augure favorable où il n'est pas nécessaire de dire : « Pardon Monsieur, je suis allemand ! » Non, chaque fois que je présente un grand joueur d’échecs à un compatriote, ils marmonnent poliment et disent quelque chose à propos d'une nation de penseurs etc., ce qui forme un agréable contraste avec la « Tête-Carrée » et d'autres doux surnoms par lesquels nos amis parisiens aiment nous appeler.

En général, une atmosphère très agréable domine, où de nombreuses personnalités viennent jouer une bonne partie d'échecs, car même à Paris ceci est seulement possible au Café de la Régence. Le comte X entre, commande un parfait et prend de côté un « prince des échecs », appellation en vogue, pour lui demander solennellement de glorifier par sa présence la petite soirée qu'il va organiser.


« Vous y jouerez une partie d'échecs, et je serai ravi de montrer un échantillon de votre merveilleux talent à mes amis. C'est ma plus grande satisfaction de pouvoir vous donner ce triomphe. » À cette occasion, un billet de banque discret, mais pas trop détestable passe du portefeuille du comte à la poche du joueur d'échecs, qui avec une grande agitation, promet d'arriver à l’heure et dîne aujourd'hui au Palais Royal pour 5 francs au lieu des 95 centimes habituels à la Soupe Duval.

Le Café de la Régence se compose de trois pièces : le café proprement dit où jouent les non-fumeurs, l'estaminet, et quelques marches qui mènent dans une salle de billard. En outre, au premier étage se trouve le local de réunion d’un club fermé, guère fréquenté.

Notre illustration montre l’estaminet, où bien que les décorations murales habituelles des cafés y soient absentes, contient les bustes et les noms de nombreux et célèbres joueurs d’échecs. Il est le centre de toute la vie et de l'activité de ce lieu, où les meilleures parties et le plus grands nombre y sont joués. Ici on joue aux échecs tous les jours à partir de 10 heures du matin, à n'importe quel moment de la journée, et jusqu'à minuit. Certains individus prennent à peine le temps de déjeuner et sautent immédiatement sur chaque adversaire potentiel.

Dans cette pièce, vous pouvez toujours voir la table de marbre sur laquelle Bonaparte a joué. Ici se sont assis les huit adversaires de l'Américain Paul Morphy le 27 Septembre 1858 : M. Baucher, Bierwirth, Bornemann, Guibert, Lequesne, Potier, Preti, Seguin, alors que Morphy se trouvait dans la salle de billard. L’issue de cette fameuse séance de jeu à l’aveugle est connue : Morphy a remporté six des huit parties et seuls Lequesne et Guibert ont eu la chance de faire une partie nul. Dix heures furent nécessaires pour cette lutte opiniâtre.


Parmi les spectateurs de cet événement se trouvaient plusieurs célébrités de l’échiquier, tels que Saint-Amant, Laroche N. A., également le duc de Brunswick, un descendant du célèbre « Gustavus Selenus » et Méry, un poète Français également compositeur de chansons populaires. Il a autrefois fois glorifié les combats entre La Bourdonnais et Mac Donnel dans un poème épique.
Le duc de Brunswick, quant à lui, s'était familiarisé avec le jeu à Paris, puisqu'il avait eu de nombreuses consultations avec Harrwitz, le comte Isouard et Casabianca.
Les deux gentilshommes, le duc et le poète, furent invités dans une station thermale sur le Rhin pour une démonstration du jeu d’échecs, et firent l’éloge du jeune Américain.

On joue sur des échiquiers robustes et spacieux qui, une fois pliés, peuvent contenir les figurines ; Celles-ci sont faites de bois travaillé de couleur jaune et noir pour le modèle anglais, les soi-disant pièces d’échecs « Staunton ». Sur les bords surélevés de l’échiquier, chaque joueur dispose à sa droite de trous où chacun indique le nombre de ses victoires par l’insertion d’allumettes, de telle sorte que le spectateur qui vient d’arriver peut immédiatement voir quel joueur a un avantage.

Le spectateur au Café de la Régence mérite également d’être glorifié ! Nous savons qu’il n’est pas facile de lutter contre ses propres pensées bonnes ou mauvaises, à la vue d'une position intéressante, et de préserver toujours la même impartialité, le même calme, et la même dignité.
Il ne donne pas de coups de coude secret au joueur et ne le frappe pas au pied pour l'avertir d'un danger imminent. Seul un étranger de ce lieu pourrait agir autrement, de procéder à des murmures indignés, signe d’indélicatesse, voire de rencontrer le regard des joueurs via un clin d’œil.

(…) au Café de la Régence on joue généralement pour de l'argent, le plus souvent la partie à 50 centimes, ou à 1 franc, mais aussi à des enjeux beaucoup plus élevés. En outre, le perdant paie les « frais de table » qui sont de 4 centimes pour l'hôte, et sont à renouveler quand un joueur change d’adversaire.



En jouant de l'argent, le besoin est apparu d’égaliser les forces entre les plus forts et les plus faibles.  Quatre classes ont vu le jour, dont les représentants jouent entre eux avec des forces égales. Par contre, quand un joueur mieux classé rencontre un joueur de niveau inférieur, selon sa classe il doit donner un avantage. Les avantages possibles selon les écarts de classe : Pion et trait, Pion et deux traits, Cavalier (ou Fou) et Tour.
Au café de la Régence, les individualités exceptionnelles sont encore plus fortes qu’auparavant pour les joueurs de premier ordre. Ainsi, après la mort Kieseritzky (Lionel Kieseritzky 1805 en Livonie – 1853 à Paris), Daniel Harrwitz fut intronisé et resta un certain temps invaincu dans cette place forte, jusqu’à la fin de son autocratie avec l’arrivée de Morphy, puis la reprise du sceptre par Kolisch etc.

Les joueurs du plus haut rang ont gagné leur place d'honneur dans d'innombrables parties depuis plusieurs années, et nous retrouvons ici les noms bien connus de MM. Laroche, Arnous de Rivière, Journoud, Lecrivain, A. Delannoy, Budzinsky, François Charles Devinck. Les joueurs de second rang peuvent être dénombrés, et viennent ensuite les légions des classes inférieures anonymes.

C’est seulement au travers de parties intéressées qu’il a été possible de classer exactement les joueurs. Car même si quelqu’un peut se placer dans n'importe quelle catégorie, il prend soin de ne pas positionner trop haut ses compétences, comme il peut l’apprendre à ses dépens lors d’une défaite. Une deuxième bonne méthode est un jeu régulier et strict. Il faut bien réfléchir avant de jouer une pièce, dire systématiquement « pièce touchée - pièce jouée ! » et bannir la reprise enfantine des coups une fois pour toutes.

Intéresser chaque partie d’échecs peut être recommandé (à condition bien sûr que l’argent ne joue pas un rôle excessif), car malheureusement dans notre chère Allemagne les abus des « trois mots autorisés » durant les parties, les « reprises de coups » prospèrent et ainsi même les meilleures parties se jouent trop en dilettante.



La seule mauvaise impression un peu trop visible au Café de la Régence, mais pas à craindre pour les normes allemandes, est la présence de nombreux spécimens de - comment dirai-je ? - chevaliers prédateurs, qui comme des araignées guettant leur proie, attendent les nouveaux venus à qui ils peuvent prendre quelques francs.
Ce sont les joueurs d'échecs généralement chevronnés (mais à peine de la deuxième classe) qui se « précipitent comme des chiens », choisissent eux-mêmes leurs adversaires, et ne perdent pas facilement un match ;
Mais cela arrive parfois quand même, mais ils se consolent facilement et abandonnent la partie dès qu'ils reconnaissent leur position comme désespérée - parce que le temps c’est de l'argent - pour remettre, à la vitesse de la pensée, les pièces en place pour une nouvelle partie. Ils sont beaucoup plus aimables, si ces dernières peuvent leur offrir des victoires rapides sur leurs adversaires, tout en admirant et en reconnaissant leur ingéniosité, enchainant les parties les unes après les autres, à leur propre bénéfice. Ils font parfois de longues pauses, et pour les remplir ils jouent une partie de billard ou de dominos auxquelles ils ont la même virtuosité. Les tournois annuels ont un grand nombre de participants, car le système d'équilibrage des classes offre des opportunités favorables aux plus faibles ; d'autre part, les premières classes s'excluent souvent mutuellement, ce qui réduit considérablement l'intérêt de ces compétitions.

Il est frappant de constater que dans un environnement si vivant pour les échecs, la tentative de maintenir en permanence un journal d'échecs en France semble impossible ; Car, de même que Le Palamède et La Régence ont péri, de même la tentative de M. Journoud a échoué. Pourtant la Nouvelle Régence était très bien rédigée avec d’excellents contributeurs, mais sur une plus courte période que ses prédécesseurs. Depuis le 1er Octobre 1864 un nouveau magazine d'échecs a fait son apparition : Le Palamède Français, mais celui-ci traite en même temps d’autres jeux tels que le whist, le billard, etc.

Cela prouve encore une fois de plus que la centralisation française met tout son poids sur ce qui brille, mais trompe sur le véritable état du pays par son apparence imposante. En ce qui concerne les échecs, le Café de la Régence - France, comme on l'appelle généralement, signifie que Paris est la France.

Portons ensuite un regard comparatif sur l'Allemagne. Nous trouvons un intérêt pour le jeu d'échecs à un degré beaucoup plus grand grâce à une diffusion jusqu'aux coins les plus reculés du pays. Ce qui est confirmé par le Schachzeitung, publié en Allemagne depuis plusieurs années, et même, une première depuis 1843, le Leipzig Illustrirte Zeitung qui offre chaque semaine à ses lecteurs une partie d'échecs. Depuis, d'autres journaux ont suivi leur exemple. Ce qui nous manque, c’est juste un point culminant comme le Café de la Régence, dont l'aura est renforcée par la richesse de ses souvenirs historiques.


jeudi 21 juin 2012

L’arrivée de Paul Morphy au Café de la Régence

Au début l’été 1858, le génial Paul Morphy se rend en Europe pour affronter les plus forts joueurs d’échecs du vieux continent.
Ce voyage devint par la suite une véritable légende dans l’histoire du jeu d’échecs tant fut grande l’aura de Paul Morphy après cette tournée européenne.
Il se rend d’abord à Londres, mais après de nombreuses tergiversations de la part d’Howard Staunton, le plus fort joueur britannique, la rencontre n’a pas lieu.
(Paul Morphy)

Paul Morphy se rend alors à Paris et il passe nécessairement au Café de la Régence.
Il est important de vous rappelez ou bien de vous apprendre que Morphy était originaire de la Nouvelle-Orléans, peuplée alors de nombreux colons d’origine française.
Ainsi, grâce à sa mère Paul Morphy maîtrise parfaitement le français quand il arrive à Paris, ce qui jouera sans aucun doute sur sa popularité.
Paul Morphy a alors 21 ans et il est accompagné dans ce voyage de son secrétaire et ami Frédérick Edge.

Si vous parlez l’anglais, je ne peux que vous recommander de consulter ce site américain d'une très grande richesse dédié à Morphy.
Vous trouverez également sur Google Book le livre dont je cite de larges extraits ci-dessous.

Pour gagner un peu de temps, je me suis servi de la traduction partielle d’extraits que l’on trouve dans le cahier du CREB, que j'ai déjà cité, dédié au Café de la Régence et j'ai complété avec ma traduction.
Mais j’ignore si le livre a été traduit en français, aussi merci d’avoir de l’indulgence pour ma traduction !


Voici donc des extraits du livre
« Paul Morphy, The Chess Champion,
an account of his career in America and Europe
with a history of chess and chess club
and anecdotes of famous players
by an Englishman - Londres1859 » de Frederick Edge.

Dans le chapitre VII on apprend comment s’est déroulé le voyage de Paul Morphy depuis l’Angleterre jusqu’à Paris.

Dans le bateau qui conduit Paul Morphy et Frederick Edge à Calais, le génial américain a un mal de mer terrible.
Mais l’idée de se mesurer aux meilleurs joueurs français est une perspective qui l’enchante !
Ainsi Morphy indique
« Bien, maintenant je vais rencontrer Harrwitz ! Je le battrai dans les mêmes proportions que j’ai battu Löwenthal bien qu’il soit un meilleur joueur de match que Löwenthal. Mais je jouerai mieux avec Harrwitz ».
Rappelons qu’à défaut de jouer contre Staunton, Morphy écrase notamment Johann Löwenthal à Londres en 1858 sur le score de 10 à 4.
Daniel Harrwitz est un joueur allemand de première force établi à Paris depuis de nombreuses années. Il subira la loi de Morphy comme tout le monde !

A leur arrivée à Calais, ils doivent encore prendre le train jusqu’à Paris par la compagnie du « Chemin de Fer du Nord ».
Ce n’est pas le TGV…
« Et commença le long et morne trajet de dix mortelles heures pour Paris ».  

Puis c’est leur arrivée à Paris, après leur installation à l’hôtel puis un repas au « Restaurant des Trois Frères Provençaux » (NDLR : restaurant disparu qui se trouvait au Palais Royal).
« Je connaissais la capitale Française comme un gamin de Paris (NDLR : en français dans le texte) ; et sans dire un mot à Morphy de mes intentions, je l’emmenais tranquillement dans le bas du Palais Royal, puis passé le Théâtre Français, et tout droit dans le Café de la Régence. »

Le chapitre VIII est dédié à la venue incognito de Paul Morphy et Frédérick Edge au Café de la Régence.
Le Café de la Régence se situe à cet endroit depuis 3 ans environ (voir les articles précédents) et le propriétaire vient de changer (à ce sujet je ferai un article dédié car ma liste de propriétaires est sans doute erronée pour cette période).
Il semble que le Cercle des Échecs, qui avait rejoint l’ancien café de la Régence suite à des difficultés financières en 1841, soit toujours au premier étage de celui-ci au moins jusqu’à la fin 1858 d’après le texte.

Frédérick Edge décrit brièvement les cafés de Paris et ajoute sur le Café de la Régence « Mais le Café de la Régence se démarque des autres ; il est ce qu’il est et même plus. C’est une incarnation de tous les autres (cafés de Paris). »

« Je vais donner un daguerréotype de la Régence comme Morphy et moi-même nous l’avons trouvé, et comme chacun le découvrirait actuellement ».

« La première chose qui attira notre regard, en entrant, fut un nuage dense de fumée de tabac, produit du tabac de Caporal et des cigares de la Régie. La seconde « curiosité » fut un individu massif, avec des épaules titanesques, qui comme nous l’apprîmes plus tard, était Monsieur Morel, ou plutôt comme ils l’appelaient là-bas, « Le père Morel » ou encore « Le rhinocéros ». Ayant fait le tour des flancs de ce gentilhomme, et nos yeux s’étant habitués à cette atmosphère particulière, nous constatâmes que les tables étaient placées si près les unes des autres qu’une seule personne pouvait passer entre elles et que sur certaines on jouait aux échecs, sur d’autres, aux dames, aux cartes, aux dominos. Dans la deuxième pièce, deux tables de billard étaient en pleine action, entourées par d’autres parties d’échecs et de cartes, tandis que le vacarme incessant de la foule semblait rendre impossible toute concentration…

A une table dans la première pièce, une petite foule regardait le concours entre deux amateurs du « noble jeu des joueurs d’échecs » et l’attention de Morphy fut immédiatement captivée.
Je me suis approché de la dame du comptoir et je me renseignais sur qui était présent dans la pièce, et j’appris d’elle qu’un des deux joueurs que Morphy regardait était Monsieur Journoud « Un de nos plus forts », ajouta la femme, comme s’il était évident que j’étais un étranger.
Elle m’informa que Mr Harrwitz était actuellement à Valenciennes, mais souhaitait revenir à Paris à la fin de la semaine, afin de rencontrer Mr. Morphy.
Impassible et ne montrant aucune surprise à la mention de ce dernier nom, elle m’informa volontairement que Mr Morphy était un célèbre joueur Américain, qui avait battu tout les joueurs qu’il avait rencontré, et qu’il était attendu depuis hier. Cette dame était plaisamment volubile, et je l’encourageai ; ceci l’induit à ajouter que Monsieur Arnous de Rivière venait juste de recevoir une lettre d’un ami de Londres, apprenant de lui que notre héro avait quitté la capitale Anglaise, et qu’il était en route vers Paris.

Ayant appris autant que je pouvais que la dame du comptoir pouvait communiquer, je rejoignais Morphy, et nous avons jeté un second regard dans la pièce autour de nous.
Le son de toutes les langues européennes parvenait à nos oreilles, et nos yeux découvraient différents types de peuples. Dans un coin, une troupe d’Italiens parlaient, amicalement sans doutes, avec leur façon rapide et querelleuse. A une des tables de billard, un groupe de Russes, jouaient à leur manière, sans se soucier des auditeurs ; des Américains et des Anglais, des Allemands, Danois, Suédois, Grecs, Espagnols, etc … bavardaient ensemble, sans se soucier des voisins, transformant le café en une véritable tour de Babel. Des quantités de journaux traînaient ici et là – les principaux journaux européens en fait – afin que chaque visiteur, quelque soit sa nationalité, puisse prendre des nouvelles de son pays.

La foule semblait, comme toujours, représenter chaque couche de la société. Il y avait des militaires, du colonel au simple soldat ; un ou deux prêtres, qui semblaient quelque peu hors de leur élément, des individus bien habillés, à l’allure aristocratiques, qui formaient des groupes dans différents coins ; et les invariables piliers de café qui passent la moitié de leur existence dans de tels établissements et l’autre moitié au lit. Le Café de la Régence ouvre à huit heures du matin, mais rien ne se passe, ou peu sans faut, avant midi, en dehors de la visite de quelques clients qui boivent leur café en silence et que l’on ne reverra pas avant le lendemain. Mais à midi les gens commencent à arriver rapidement, à deux heures la pièce est aussi remplie que possible et cela dure jusqu’à minuit.

Le Café de la Régence n’existe dans son lieu actuel que depuis quelques années ; en fait seulement depuis que Louis Napoléon a réalisé de nombreuses et magnifiques transformations dans la capitale française. Auparavant, il se situait, à la porte d’à côté, dans un local nettement moins pratique que l’actuel. Le café est séparé en deux pièces, sur la rue St Honoré ; dans la plus grande, que nous avons décrite plus haut, fumer est autorisé jusqu’à un niveau effrayant, alors que dans l’autre fumer est strictement interdit. La seconde pièce est bien agencée, et le plafond massif est orné des quatre blasons dans les corniches, portant les noms de Philidor, Deschapelles, et Labourdonnais. Le quatrième contient la date de la fondation du café, et le propriétaire a annoncé son intention d’y insérer le nom de Morphy. Peut-être est-ce déjà fait ? »
 
Au moment de notre arrivée à Paris, le Cercle des Échecs, ou dans d’autres mots, le club d’échecs, se trouvait au dessus du café. L’association avait trois pièces réservées pour les échecs, et une pour le billard ; et Saint-Amant, Devinck, Guibert, Preti, Doazan, Delannoy, Seguin et Lécrivain étaient parmi les membres.
Mais la plus grande pièce en bas des escaliers les empêchaient de recevoir le plus grand nombre, et le loyer étant très élevé et les revenus très faibles, ils abandonnèrent leur quartier à la fin de l’année (NDLR : 1858) et se trouvent maintenant dans le café en bas.

Morphy n’annonça pas son arrivée lors de sa première visite, préférant la repousser au jour suivant.
Quand il fut connu que le si attendu joueur soit à Paris l’excitation fut à son comble ; les Français aiment l’excitation. M. de Rivières n’était pas là ces derniers temps, mais nous avons trouvé Messieurs Lécrivain, Journoud, Guibert, et de nombreux joueurs de niveau cavalier ou tour (NDLR : difficile de traduire. Le texte indique knigth and rook-players. Voir un article précédent au sujet de la classification des joueurs à cette époque).
Le premier nommé des gentlemans, à la demande générale, s’offrit lui-même comme le sacrifice initial, acceptant l’avantage d’un pion et de deux coups, et réussi à remporter deux parties sur les six ou sept qu’il joua avec Morphy.
Alors Mr Rivière arriva et fit le coup, joua une Ruy Lopez, qui se termina en partie nulle ; par la suite il fut suivi par M.Journoud, qui, bien qu’il soit un des meilleurs joueurs Français, échoua à remporter une victoire. Morphy avait posé ses marques, et tout le monde attendait l’arrivée de Herr Harrwitz qu’ils espéraient voir s’amuser.   

A suivre...