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samedi 25 juillet 2020

Alphonse Delannoy

Le 19 juillet 1883 s’éteignait Alphonse Delannoy, chroniqueur d’échecs durant une quarantaine d’années, joueur du café de la Régence et surnommé par La Bourdonnais « Le génial Achille Français, la terreur des mazettes ».

Alphonse Delannoy était un chroniqueur brillant, amoureux du jeu d’échecs et qui était un des derniers survivants de l’ancien Café de la Régence. Sans lui, une grande partie de la mémoire du Café de la Régence au XIXe siècle aurait tout simplement disparu à tout jamais.

La photo ci-dessous date des années 1870 lorsqu'Alphonse Delannoy habitait à Londres.

Alphonse Delannoy - Cleveland Public Library Digital Gallery
Merci à F.Hoffmeister pour cette découverte.

La Stratégie - Octobre 1883

« Un homme dont tous les amateurs d’échecs ont lu et apprécié depuis quarante ans les articles dans différents recueils d’échecs de France, d’Europe et d’Amérique, M. Delannoy est mort à Enghien (Belgique), le 19 juillet dernier. Cette nouvelle imprévue nous est arrivée au commencement de ce mois seulement, et cette circonstance explique le retard que nous mettons à notre hommage posthume ; acte de justice et de déférence dont plus que tout autre journal, la Stratégie était tenue puisque M. Delannoy a enrichi sa collection d’une multitude d’articles, de revues, de nouvelles dont le succès ne s’est jamais démenti. (…) 

Nature nerveuse et impressionnable au plus haut degré, M. Delannoy s’éprit d’une véritable passion pour le jeu des Échecs auquel il ne trouve rien de comparable. « La Régence, dit-il, est le rendez-vous des amateurs d’Échecs, de ce noble jeu, véritable don du ciel, le plus sublime peut-être des conceptions humaines. » Et cette passion, après mille vicissitudes, s’est retrouvée comme nous le verrons plus loin, plus vivace en ces dernières années, qu’elle ne l’avait été à ses débuts.

Et chose peu commune qui prouve combien avaient été profondes ses premières impressions, il avait concentré et confondu dans un seul culte, les Échecs, La Bourdonnais et le Café de la Régence. Qu’on lise tous les articles, revues, historiettes, anecdotes dont sa plume a été si prodigue pendant près de quarante années. On retrouvera toujours cette triple idée. Les Échecs sont la merveille de l’Esprit humain. La Bourdonnais est la plus grande incarnation de cette merveille. Le Café de la Régence est le séjour des élus. « Plusieurs fois, dit-il, les gloires et les célébrités ont fui ses tables et ses bancs. La Régence a laissé partir ces profanes, elle a dit : j’écraserai mes concurrents magnifiques, vous reviendrez ingrats ! Et la prophétie s’est accomplie ». (Ceci tuera cela).

(…) M. Delannoy était né à Évreux, en février 1806, élève de l’École Normale, il en sortit professeur au Lycée Charlemagne. Mais avide d’indépendance, il quitta cette situation pour se vouer exclusivement aux belles-lettres. Correspondant de divers journaux de l’époque, il publia des articles aujourd’hui ignorés, mais qui lui acquirent une certaine notoriété, puisqu’à la résurrection du « Palamède » il est placé en sa qualité d’homme de lettres en compagnie de Marie Aycard, Lavallée, de Musset. Ce fut à cette époque qu’il commença à s’occuper des Echecs en qualité de littérateur. Plus tard, il traduisit en vers, les psaumes du roi David. Ce fut un véritable succès d’artiste et malgré la nature du sujet, la souscription fut couverte et au-delà.

Pendant les dernières années de sa vie, M. Delannoy habita successivement l’Angleterre, où il s’était fait de nombreux amis, et la Belgique où il s’est éteint le 19 juillet dernier. Si comme savant, les Echecs ne lui doivent rien, nul n’a plus fait pour eux comme vulgarisateur, nul écrivain plus épris de son sujet, n’a consacré plus de temps plus de veilles à ce culte qui fut celui de sa vie entière. Mais ainsi que pour Philidor et pour La Bourdonnais, les échecs ont été ingrats et leur fidèle disciple a été comme ces deux hommes de génie, chercher un tombeau sur la terre étrangère.

Ernest Nivernais. »



Les journaux anglais annoncèrent le décès d'Alphonse Delannoy. Par exemple ci-dessus dans Field du 3 novembre 1883.


Voici quelques extraits de ses chroniques.
Tout d’abord il évoque son arrivée à l'ancien Café de la Régence, et sa première rencontre avec son mentor échiquéen La Bourdonnais.  Il parle également de la « la fille du propriétaire ». À l’époque le propriétaire est Joseph Evezard, et sa fille se nomme Joséphine Evezard. Quelques années plus tard, en 1836, elle se mariera avec Claude Vielle, nouveau propriétaire des lieux.

La Stratégie – Mars 1877

« (…) Le plus important est ma première entrée à la Régence. C’était au mois de mars 1827. Le ciel, assez souriant le matin, s’était soudainement assombri, et je me trouvai sur la place du Palais-Royal quand je fus assailli par une bourrasque épouvantable, une véritable avalanche de pluie, de neige et de grêle. Soulevé par la tempête, je sentis mon chapeau s’envoler, je courus après le volage, et, l’un roulant l’autre, je me heurtai à la porte d’un café ; je m’y précipitai comme une bombe. Mon entrée fut saluée par les éclats de rire de la fille du propriétaire, jeune personne assez coquettement mise et dont les yeux promettaient bien des choses.

Avec la demi-tasse et le petit verre demandé, le garçon planta devant moi quelques journaux, et je commençais à peine à savourer mon moka et ma tartine du Constitutionnel, journal favori de l’époque (Quantium mutatus ab illo ! ), que je fus distrait par un tapage énorme, où se mêlaient tout à la fois des imprécations, des rires, des canonnades et la voix du chef de l’établissement. 

Naturellement curieux, je m’approchai, je franchis les deux colonnes qui séparaient les initiés du vulgaire, j’étais dans le temple des Échecs. Ayant appris au collège la marche de ce jeu, j’avais eu la naïveté, jusque-là, de le considérer comme très sérieux, et, par conséquent, excluant tout bruit, toute interruption. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise d’entendre un pareil vacarme ; je m’informai du motif. 

– La Bourdonnais vient de faire un mat superbe, et la perruque du père Jointo en a bondi sur l’Échiquier.
- Qu’est-ce que La Bourdonnais ?
- Le plus fort joueur d’Échecs du globe.

Je continuai à regarder, à observer ; je n’étais entré que pour me sécher, me réconforter, je n’avais que quelques minutes à moi, je restai quatre heures. C’en était fait. Alea jacta erat. J’avais franchi le Rubicon. Je devins bientôt l’un des membres les plus assidus de la Régence. Qui dira les prétextes, les subterfuges, les affaires Chaumontel (*) qu’il me fallait chercher pour excuser mes pertes de temps, mes retards aux heures du dîner, aux rendez-vous et à la folle passion, enfin, qui s’empara de moi pendant mes premières années d’exercice. Mais aussi, qui retracera le plaisir de mes luttes et de mes observations ? »

(*) Complément du texte précédent : il s'agit d'une référence directe à Balzac. Ce nom est emprunté aux Petites misères de la vie conjugale de Balzac, qui parurent en 1846. Adolphe, le héros, essaie de justifier ses absences par « l’affaire Chaumontel » totalement inventée, mais son épouse n’est pas dupe. Ainsi Balzac énonce que « tous les ménages ont leur affaire Chaumontel »

La Régence février 1851 - On retrouve Alphonse Delannoy en 1851 dans la liste des membres du Cercle des Échecs, alors situé au-dessus du Café de la Régence.

Toujours dans la Stratégie mars 1877, voici un exemple de description des joueurs d’échecs que l’on retrouve tout au long de ses chroniques.

« Je connus bientôt le caractère de chaque amateur ; le gros rire de La Bourdonnais, les allures dogmatiques de Deschapelles, l’atticisme de Saint-Amant et de M. Boissy d’Anglas, les subtilités du Petit-Juif, de Desloges et Lavanino, les chatteries de Sasias, le savoir-faire de l’épervier noir et de l’épervier blanc, les illusions de Dumoncheau, les fureurs du père Barthez, les broquettes et les petits clous du papa Chamouillet, et les désespoirs des millionnaires de MM. De Nanteuil et Sisière, dont la fortune avait trahi le sort en faisant un accroc de cinquante centimes à leur bourse, et les variétés infinies de ces dispositions d’humeur avaient pour moi un charme inexprimable.

Par ces observations premières, je fus rapidement en état de distinguer les avant-coureurs d’une victoire ou d’un revers. Un sourire, un bonjour empressé au dernier arrivant, un frottement de mains, la préoccupation de son chapeau, de sa canne, de son parapluie, la prise de tabac lentement aspirée, l’indifférence sur les remarques de la galerie, une part dans la conversation, un coup d’œil sur un journal, une tendance vers sa consommation, l’inspection de l’horloge, de la nature du temps, la crainte de faire attendre chez soi, quelque réminiscence facétieuse et l’examen du contenu de la bourse pour payer les frais, ou ce paiement avant la fin d’une partie, sont autant d’indices de la confiance dans sa position, d’une espérance de succès, de conviction même de triomphe.

L’illumination des traits, les mouvements ondulatoires, le voyage de la tabatière d’une main à l’autre sans y puiser, les exclamations, les regards furieusement lancés aux spectateurs, le mouchoir, les gants gisant à terre, le refroidissement ou l’oubli même de la demi-tasse, le martèlement des pièces, l’Échiquier détourné de la ligne droite, les pièces égarées sur les bancs ou roulées nerveusement dans la main présagent une défaite. Et c’est le pauvre garçon qui en est la plus triste victime, car le perdant supprime son pourboire. »

Et bien entendu, Delannoy sera aussi présent dans le nouveau Café de la Régence. Voici comme il décrit son arrivée dans ce nouveau Café de la Régence, que Claude Vielle a fait construire et qui a été repris M. Gillet.


La Régence - Février 1856

« (…) revenant un jour de la campagne (…), j’aperçois, éblouissant de peintures, de lumières, de fraîcheur, un établissement que je ne connaissais pas. 

À la vue de ces marbres éclatants, de ces massifs de fleurs d’où s’élancent toutes étincelantes des murailles de glace, de ce luxe oriental disséminé avec autant d’art que de profusion, je m’arrête étonné, j’entre et me trouve tout à coup au milieu de mes anciens amis. J’étais dans le nouveau café de la Régence. 

Aussitôt s’évanouissent toutes mes préventions ; le plaisir du moment l’emporte sur le souvenir du passé. Pour opérer en moi ce miracle, assurément il a fallu la magie d’un bien grand enchanteur. Honneur donc à M. Gillet, le propriétaire du nouvel établissement, le digne successeur d’un homme qui a fait aussi de bien grands sacrifices pour le bien-être de ses habitués. M. Vielle avait pu seulement améliorer, M. Gillet a tout créé, et bien heureusement inspiré dans ses conceptions, il a tout bonnement fait un chef-d’œuvre ; car, dans un espace assez limité, il a trouvé le moyen de réunir un café, un estaminet, un billard et un cercle.

Après avoir rendu justice au bon goût et au discernement de l’entrepreneur, répétons franchement que la vue de nos anciens frères d’armes a particulièrement éveillé nos plus douces émotions. » 

Il évoque avec nostalgie un passé révolu.

« (…) du fond de mon modeste réduit, j’ai pu évoquer un instant les ombres de nos grands maîtres. Tour à tour ont passé devant moi : La Bourdonnais au jovial sourire ; Deschapelles au visage sévère, au manteau d’hermine ; Mouret et ses petits verres d’absinthe ; Boncourt et son flegme imperturbable ; Beaucé et ses accompagnements d’orchestre ; le petit juif et ses excentricités ; Boissy-d’Anglas et ses inspirations échevelées, le père Lemaître et ses quinze tours roulant au milieu de ses doigts contractés ; et enfin ce pauvre M. Des Guis, l’ex-croqueur des poules. 

Quel immense foyer d’agréables souvenirs ne trouve-t-on pas dans l’évocation de tous ces anciens frères d’armes, et leur silhouette, ramenée de temps en temps sur la scène, anime les jeunes élèves, les encourage, les inspire et peut quelque fois créer des héros. (…)  »

Pour terminer, voici trois parties de Delannoy.

La première, contre Desloges, montre que Delannoy est un joueur d’attaque à outrance (partie commentée par Lionel Kieseritzky dans son livre "50 parties jouées au cercle des échecs et au café de la Régence"). Il aura également l’occasion de jouer quelques parties en 1858 contre Paul Morphy. Il est cité dans le livre « Paul Morphy, the Chess champion » par Frederick Edge. Paul Morphy lui donnant l'avantage d'un pion et de deux traits. Le score sera de 4-0 pour Morphy.



Lors de leur première partie (non connue à ma connaissance), Delannoy, fidèle à lui-même, sacrifie pièce sur pièce d’une manière à terrifier tout le monde sauf son jeune adversaire. À un coup joué par Morphy et qualifié de « Voilà un coup du bon Dieu », il répond par « Et, en voilà un du diable ». Mais ce coup n’est d’aucune utilité et la partie tourne en faveur de Morphy.


« Paul Morphy, the Chess champion – Chapitre XII – Londres 1859 – Frederick Edge »


[Event "Café de la Régence 17/02/1842"] [Site "?"] [Date "1842.02.17"] [Round "?"] [White "Desloges."] [Black "Delannoy Alphonse"] [Result "1-0"] [ECO "D20"] [Annotator "Lionel Kieseritzky"] [PlyCount "59"] [EventDate "1842.??.??"] {Commentaires de Lionel Kieseritzky. Traduction de Lewis par Witcomb.} 1. d4 d5 2. c4 dxc4 3. e4 f5 {Cette défense contre le gambit de la Dame fut trouvée en 1842 par M.Schwartz, de Livonie, amateur distingué et plein de zèle. Elle a le grand mérite de donner lieu à des parties vives et intéressantes, chose bien rare dans les autres défenses; et bien que, par-ci, par-là, on ait voulu contester sa valeur, elle est applicable, surtout en pratique. Peut-être après un examen bien rigoureux, finirait-on par découvrir une attaque qui rendrait cette défense insuffisante; mais, en attendant, son existence est aussi bien garantie que celle de maint autre début condamné par la théorie.} 4. exf5 ({Il vaut mieux prendre (le pion) f que pousser} 4. e5 {comme dans les deux parties précédentes, à cause du Fou Noir qui arrive en e6 et plus tard en d5 où il acquiert une grande puissance.}) 4... Bxf5 5. Bxc4 Nf6 {Ceci est préférable à Bxb1, selon l'avis de M.Heydebrand. Pourquoi échanger une pièce bien placée contre une autre, non sortie jusque-là ?} 6. Nc3 (6. Qb3 {donnerait une attaque plus forte, mais on jouerait} e6 {et alors les Blancs pourraient poursuivre leur attaque en jouant I.} 7. Nc3 ({II.} 7. Be3 Qc8 8. Nf3 Nc6 9. Ng5 Nd8 10. O-O Bd6 11. Re1 h6 12. Nf3 O-O 13. d5 e5 14. Nc3 Nf7) ({III.} 7. Bf4 Bd6 8. Ne2 Bxf4 9. Nxf4 Qxd4 10. Nxe6 Qe5+ 11. Qe3 Qxe3+ 12. fxe3 Bxe6 13. Bxe6 Ke7) ({IV.} 7. Bg5 Bd6 8. Nc3 Qc8 9. O-O-O O-O 10. Nf3 Nc6 11. Rhe1 Re8 12. Bxf6 Bf4+ 13. Nd2 gxf6) ({V.} 7. Qxb7 Be4 8. Bb5+ c6 9. Qxa8 cxb5 10. Qxa7 Bxg2) ({VI.} 7. Bxe6 Qe7 8. d5 Nxd5 9. Qxd5 Qxe6+ 10. Qxe6+ Bxe6) ({VII.} 7. Ne2 Qc8 8. Nf4 Kf7 9. d5 Bd6 10. dxe6+ Ke7 11. Nd5+ Nxd5 12. Bxd5 c6 13. Bg5+ Ke8 14. Bc4 b5 15. Bd3 Qxe6+) ({VIII.} 7. Nf3 Qc8 8. Ng5 Nc6 9. Bxe6 Bb4+ 10. Bd2 Bxd2+ 11. Nxd2 Nxd4 12. Qa4+ b5 13. Qxd4 Bxe6 14. Qe5 O-O 15. Qxb5 Rb8 16. Qa5 Rxb2 17. O-O Bd5) 7... Qc8 8. Nf3 Bd6 9. Ng5 Ke7 10. d5 e5 11. f4 Nbd7 12. fxe5 Nxe5 13. O-O h6 14. Nf3 Nxc4 15. Qxc4 Re8) 6... e6 7. Nge2 Nc6 8. O-O Bd6 9. g3 {Pour éviter la double attaque par Ng4: le cuop est faible; le coup juste aurait été Qb3} h5 10. Bg5 h4 {Bien joué: la Tour h se trouvant dans une colonne presque ouverte, gagne considérablement en valeur.} 11. gxh4 Rxh4 {Ce sacrifice n'est pas prudent. Il fallait jouer Qd7 et ensuite 0-0-0 pour être à même de diriger toutes les forces contre le Roi à moitié dépouillé. L'impétuosité de l'attaque n'a pas été couronnée de succès.} 12. Bxh4 Bxh2+ 13. Kxh2 Ng4+ 14. Kg3 g5 15. Rh1 gxh4+ 16. Rxh4 Qg5 {Il y a beaucoup d'imagination dans ces derniers coups des Noirs. Mais malheureusement l'adversaire est trop expérimenté pour tomber dans le piège, quelque adroit qu'il fût.} 17. Rh8+ Kf7 18. f4 Qg7 19. Rxa8 Ne3+ {Les Noirs prennent la Dame, mais il leur en coûte cher, car les Blancs restent avec deux Tours et un Cavalier.} 20. Kf2 Nxd1+ 21. Rxd1 Qg4 22. Rg1 Qh4+ 23. Ke3 Na5 24. b3 c6 25. Rag8 b5 26. Bd3 Bxd3 27. Kxd3 Qh7+ 28. Ne4 Qh3+ 29. R1g3 Qh1 {Même en jouant tout autre coup, les Noirs perdent la partie.} 30. R3g7# 1-0 [Event "Café de la Régence"] [Site "Paris FRA"] [Date "1858.??.??"] [Round "?"] [White "Paul Morphy"] [Black "Alphonse Delannoy"] [Result "1-0"] [SetUp "1"] [FEN "rnbqkbnr/pppppppp/8/8/8/8/PPPPPPPP/R1BQKBNR w KQkq - 0 1"] [PlyCount "60"] [EventDate "1859.??.??"] {Cette partie, où Morphy donne l'avantage du Cavalier Dame, a été jouée en fin d'année 1858, probablement en octobre/novembre.} 1. e4 e6 2. f4 d5 3. e5 c5 4. Nf3 Nc6 5. c3 Qb6 6. Bd3 d4 7. Qe2 Nh6 8. b3 Bd7 9. Bb2 Be7 10. g4 O-O 11. h3 Qd8 12. O-O-O Kh8 13. Bc2 Nb8 14. cxd4 Bc6 15. f5 exf5 16. gxf5 cxd4 17. f6 d3 18. fxg7+ Kxg7 19. Rhg1+ Kh8 20. Bxd3 Bxf3 21. Qxf3 Qc8+ 22. Kb1 Qe6 23. Qe4 Nf5 24. Bc4 Qc8 25. Bxf7 Rxf7 26. e6+ Rf6 27. Qxf5 Qf8 28. Rdf1 Nc6 29. Qxf6+ Bxf6 30. Rxf6 Qg7 1-0 [Event "Café de la Régence"] [Site "Paris FRA"] [Date "1858.??.??"] [Round "?"] [White "Alphonse Delannoy"] [Black "Paul Morphy"] [Result "0-1"] [SetUp "1"] [FEN "rnbqkbnr/ppppp1pp/8/8/4P3/8/PPPP1PPP/RNBQKBNR w KQkq - 0 1"] [PlyCount "56"] [EventDate "1859.??.??"] {Morphy donne l'avantage de deux traits et du pion en f7 à Delannoy.} 1. f4 { A noter que seule la fin de cette partie est connue (après le 22ème coup des blancs). Le début est donc une reconstitution plausible.} e6 2. Nf3 c5 3. c4 Bd6 4. e5 Bc7 5. Nc3 Nc6 6. d3 d6 7. exd6 Qxd6 8. Be2 Nd4 9. Nxd4 cxd4 10. Na4 Nf6 11. c5 Qd8 12. O-O O-O 13. Bd2 Bd7 14. b3 Be8 15. Qc1 Nh5 16. Bxh5 Bxh5 17. Qb1 Qd5 18. b4 Bg6 19. f5 exf5 20. Qc1 Rae8 21. Bf4 Re2 22. Rf2 {Voici la position connue.} Rfe8 23. Bxc7 {Les blancs se précipitent sur le "cadeau" de Morphy...} Rxf2 24. Kxf2 Re2+ {Le mat est imparable.} 25. Kxe2 Qxg2+ 26. Ke1 Qg1+ 27. Ke2 Bh5+ 28. Kd2 Qf2# 0-1

samedi 30 mai 2020

Serafino Dubois, un italien à la Régence

Je remercie tout particulièrement Frank Hoffmeister de m'avoir communiqué les documents qui m'ont permis de rédiger cet article.

Celui-ci est basé sur l'autobiographie du joueur d'échecs Italien Serafino Dubois (22/03/1817 - 15/01/1899).
"Quarant'anni di scacchi da campione" publié dans la Rivista Nueva degli Scacchi (1900-1903).



Serafino Dubois est très certainement le plus fort joueur d'échecs italien du XIXème siècle.
Ses mémoires sont très intéressantes, car il se rend à Paris au cours de l'été 1855, à une période où il existe peu de témoignages sur l'activité du Café de la Régence.
La revue "La Régence" s'est arrêtée en 1851, et "La Régence - Journal des échecs" ne reprend qu'en 1856. 1855 correspond à l'année de l'inauguration du nouveau Café de la Régence rue Saint-Honoré.


A ma connaissance, la seule photo (de mauvaise qualité hélas) connue de Dubois

Dans ses mémoires, Dubois explique son intention de venir à Paris du fait de l'organisation d'un grand tournoi d'échecs à l'image de celui de Londres en 1851.
Il était effectivement prévu d'organiser un grand tournoi à l'occasion de l'exposition universelle de 1855. Mais ce tournoi n'aura jamais lieu, et Dubois l'apprend alors qu'il est en route vers Paris.

Rappelons quelques faits :
Au deuxième semestre de l'année 1853 le Café de la Régence est définitivement exproprié de la Place du Palais Royal. Il s'installe pour l'année 1854 à l'Hôtel Dodun, 21 rue de Richelieu, à quelques centaines de mètres.
Le Cercle des Échecs, anciennement situé au 1er étage du Café de la Régence, là où s'était joué le match Saint-Amant / Staunton en fin d'année 1843, s’installe au Palais-Royal.

« Le cercle de la Régence a été obligé de se séparer du café du même nom, par suite de la démolition de la maison située à l’angle de la place du palais-Royal, dont le café occupait le rez-de-chaussée, et le cercle le 1er étage. Le café a émigré provisoirement au fond d’une cour de la rue Richelieu, 21 ; 
le cercle, dans quelques pièces attenantes au café de Lyon, galerie de Montpensier, 6, au Palais-Royal. Ce cercle où se trouvent des gens du grand monde, des illustrations de la magistrature, 
de la science, de la vie littéraire et artistique, est un champ ouvert à l’observation, mais d’un ordre élevé.» 


Paris illustré, nouveau guide des voyageurs – Paris 1855
Google Book

Dubois explique qu'il existe des dissensions entre le Café de la Régence et le Cercle des Échecs.
Et ce sont probablement ces problèmes qui expliquent que le grand tournoi parisien tombera à l'eau.
En tout cas, le Cercle des Échecs reviendra quelque temps plus tard au 1er étage du nouveau Café de la Régence. Frederick Edge (secrétaire de Morphy) mentionne le Cercle à cet endroit dans son livre sur Morphy à Paris en 1858.

Voici comment Dubois décrit la Régence en 1855 (je reprends la traduction de l'italien paru sur le site Europe Échecs)

Notez qu'il est mentionné la présence de tables de billard. C'est dans cette salle que se tiendra la fameuse simultanée à l'aveugle de Morphy le 27 septembre 1858 immortalisée par cette gravure.

« Il est vrai que le café de la Régence a été rénové et embelli avec luxe, décoré de miroirs, divans et autres commodités, mais la proximité bruyante du billard et du domino entrait en conflit avec les méditations silencieuses des joueurs d’échecs. 
En effet beaucoup des anciens habitués m’ont avoué que la Régence avait perdu son âme 
et était devenu ni plus ni moins que l’un de ces nombreux établissements similaires 
que l’on trouve dans cette immense cité. 
Toutefois je fus accueilli avec la plus grande cordialité par le propriétaire M. Vielle qui me connaissait plus que de nom puisque nous avions échangé quelques lettres auparavant. 
J’ai eu l’occasion de connaître plusieurs personnalités du jeu et rapidement je pus me confronter aux meilleurs et autres Préti, Séguin, Budzinsky. J’assistais chaque jour aux luttes de quelques gros papa, qui avant d’être joueur, étaient des dilettantes enthousiastes et bons vivants, le doux et affable Saint Elme le Duc et ce cher vieux Doazan, plein d’esprit, qui m’invita aussitôt chez lui pour me présenter à De Rivière, une nouvelle étoile qui venait de naître au firmament des échecs.»

Dans sa biographie Dubois évoque ses matchs au Café de la Régence contre les plus forts de l'époque. Et ce n'est pas compliqué, selon Dubois il obtient un score positif contre tous les joueurs de la Régence contre qui il a joué !

Il cite Jules Arnous de Rivière, le polonais Budzinsky (un joueur maigre, mais nerveux et émotif, 
et qui se met en colère lorsqu'il rencontre la défaite. Il connait peu les ouvertures mais son jeu est tenace et plein de ressources, selon Dubois), Seguin, Lécrivain, Lequesne, etc. tous avec un score positif en sa faveur, malgré ce qu'en dit l'Illustration du 11 août 1855 et qu'il conteste dans ses mémoires.


L'Illustration - 11 août 1855

Il parle également d'un joueur appelé Montigny, maigre, sans barbe, portant des lunettes, avec une physionomie intelligente et un peu espiègle.
Il jouait avec la plus grande vitesse, ce qui lui a valu des triomphes inouïs avec des joueurs plus faibles, à tel point qu'il était surnommé "Le petit Le Bourdonnais".

Rappelons que la plupart des parties se jouent à enjeu d'argent, 50 centimes étant une somme courante pour une partie. Un journal quotidien comme "La Presse" coûte 15 centimes au numéro, et on peut estimer 50 centimes de franc de l'époque à environ 10 euros actuels.

Source : Gallica

C'est l'occasion pour lui de rencontrer des joueurs italiens installés à Paris ; Jean Preti de Mantoue (futur fondateur de La Stratégie), Tassinari de Faenza (joueur très prometteur décédé trop jeune à 44 ans en 1856 lors de son retour en Italie), Lustro Levi de Modène (élève d'Ignazio Calvi).

Il décrit également Devinck, "un des joueurs les plus solides de la vieille école Française", député et connu pour sa fabrique de chocolat, mais également Jules Grévy, futur président de la République, avec qui il joue quelques parties "un joueur de belle force".


Quelques mots sur le Cercle des échecs (Dubois y passe au cours de l'été 1855) :
"(...) lieu de rencontre aristocratique du jeu d'échecs, alors situé au Palais Royal.
A cette époque c'était presque désert, les 410 membres étant presque tous à la campagne ou à l'étranger. La figure de proue est toujours Saint-Amant, bien qu'il soit presque entièrement retiré de la pratique du jeu à cause de ses affaires."

Dubois y rencontre quand même "le brillant Schulten, le solide Brooke Greville, le vicomte de Vaufreland, le vieux Delondre docteur de La Bourdonnais, Devinck, Hersent, le comte Isoard (futur adversaire de Morphy lors de la fameuse partie de l'opéra)"

Il parle également de Delannoy, célèbre chroniqueur échiquéen français du XIXème siècle.
"Un jour à l'estaminet, cet agréable visage de Delannoy arriva par hasard. Quelqu'un lui parla de moi et suggéra de jouer avec moi. Ce n'était pas un joueur fort; son point fort, c'est bien connu, était la plume. A cette proposition de jouer, il se leva pour dire que les joueurs de l'époque étaient lents comme des tortues, mais que si j'avais voulu jouer en faisant un coup toutes les minutes, il m'aurait donné la Tour."

Il indique avoir "eu de la chance de rencontrer Alfred de Musset, passionné par le jeu, grand admirateur de Ristori (qu'il préférait beaucoup à Rachel), et il a toujours suivi ses pérégrinations en province."

Dubois joue plusieurs fois avec Musset et finit par lui donner l'avantage d'un pion et deux coups.
Voir à la fin de l'article une partie de Dubois contre Musset.

"Il était douloureux, cependant, de voir une si belle et si rare intelligence avec une bouteille d'absinthe toujours à ses côtés, tombant de temps en temps sous la table ivre de cette terrible liqueur, qui peu de temps plus tard l'emporta encore jeune au sépulcre.
Une fois, après avoir perdu deux ou trois parties avec moi, il commença à devenir fou et m'apostropha :
- Eh ! Cher Monsieur, pensez-vous que vous êtes un La Bourdonnais parce que vous m'avez gagné avec l'avantage d'un pion et deux coups ?
Ne savez-vous pas que la Bourdonnais m'a donné le Cavalier mais aussi la Tour et m'a battu à plate couture ?
- Je le crois très bien, répondis-je calmement, mais ce que je voudrais que vous ne croyiez pas, c'est que je n'ai aucunement la prétention de me croire être un 
La Bourdonnais que je n'ai jamais été, que je ne suis pas et que je ne serai jamais".
Cette déclaration explicite semble le calmer, puis de plus en plus apaisé il ajoute 
"Oh ! Alors c'est autre chose, et je crois, pour ma part, que nous resterons toujours de bons amis"
Alors que le champagne arrivait, il reprit son thème préféré, Ristori, et il souhaita que nous buvions à la santé de la grande actrice."

Dubois indique : "Les Italiens triomphent sur toute la ligne à Paris : Verdi à l'Opéra, Ristori aux Italiens et Dubois à la Régence"

Me trouvant si proche de l'Angleterre, j'aurais eu un grand plaisir d'aller à Londres pour me battre avec les joueurs de premier ordre qu'elle abrite. Mais avec toute ma bonne volonté j'ai dû rester de ce côté du détroit. (...) C'est M. Staunton qui ma déconseillé de venir car j'y trouverai le désert.

Et Dubois part de Paris vers la fin du mois d'octobre et poursuit son voyage en Europe en passant par Bruxelles, Aix-la-Chapelle, Cologne, Mayence, Strasbourg, avant de rentrer en Italie.


[Event "Paris"] [Site "Paris"] [Date "1855.??.??"] [Round "?"] [White "De Musset, Alfred"] [Black "Dubois, Serafino"] [Result "0-1"] [ECO "C33"] [PlyCount "48"] [EventDate "1855.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] [EventCountry "FRA"] [Source "ChessBase"] [SourceDate "2001.11.25"] 1. e4 e5 2. f4 exf4 3. Bc4 Qh4+ 4. Kf1 g5 5. Nf3 Qh5 6. Nc3 Bg7 7. d4 Ne7 8. e5 Nbc6 9. Ne4 g4 10. Nfg5 O-O 11. Bxf4 h6 12. Ng3 Qh4 13. N5e4 Na5 14. Be2 f5 15. Nf2 Nd5 16. Bd2 f4 17. Nge4 Ne3+ 18. Bxe3 fxe3 19. Qe1 d5 20. g3 Qh3+ 21. Kg1 exf2+ 22. Nxf2 Rxf2 23. Kxf2 Nc6 24. c3 Bf5 0-1 [Event "Paris"] [Site "Paris"] [Date "1855.??.??"] [Round "?"] [White "Dubois, Serafino"] [Black "Lecrivain, M."] [Result "1-0"] [ECO "C23"] [PlyCount "31"] [EventDate "1855.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] [EventCountry "FRA"] [Source "ChessBase"] [SourceDate "2001.11.25"] 1. e4 e5 2. Bc4 Bc5 3. b4 Bxb4 4. f4 exf4 5. Nf3 Nc6 6. c3 Bc5 7. d4 Bb6 8. Bxf4 d6 9. O-O Nge7 10. Ng5 O-O 11. Qh5 h6 12. Nxf7 Rxf7 13. Qxf7+ Kh8 14. Bxh6 gxh6 15. Rf6 Ng8 16. Rg6 1-0 [Event "Paris"] [Site "Paris"] [Date "1855.07.20"] [Round "?"] [White "Dubois, Serafino"] [Black "Arnous de Riviere, Jules"] [Result "0-1"] [ECO "B21"] [PlyCount "96"] [EventDate "1855.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] [EventCountry "FRA"] [Source "ChessBase"] [SourceDate "2001.11.25"] 1. e4 c5 2. f4 e6 3. c4 Nc6 4. Nf3 f5 5. e5 Nh6 6. Nc3 Be7 7. Be2 O-O 8. O-O a6 9. d3 b6 10. b3 Bb7 11. h3 Qc7 12. Be3 Rad8 13. a3 d5 14. exd6 Bxd6 15. Ng5 Rf6 16. Qd2 Nd4 17. Bxd4 cxd4 18. Na4 Bc6 19. Nb2 e5 20. fxe5 Bxe5 21. Bf3 Bg3 22. Bxc6 Qxc6 23. Rf3 f4 24. Ne4 Rg6 25. Nxg3 fxg3 26. Raf1 Qd6 27. Qb4 Qxb4 28. axb4 b5 29. c5 Re6 30. Rxg3 Re2 31. Rf2 Rxf2 32. Kxf2 Nf5 33. Rf3 Ne3 34. Rxe3 dxe3+ 35. Kxe3 Kf7 36. d4 Re8+ 37. Kf4 Ke6 38. Ke4 Kd7+ 39. Kd5 Re3 40. Nd1 Rxb3 41. Nf2 Rxb4 42. Nd3 Rb3 43. c6+ Kc7 44. Nc5 Ra3 45. Ne6+ Kc8 46. Kc5 Rc3+ 47. Kb6 b4 48. d5 Rd3 0-1 [Event "Paris"] [Site "Paris"] [Date "1855.09.05"] [Round "?"] [White "Arnous de Riviere, Jules"] [Black "Dubois, Serafino"] [Result "0-1"] [ECO "B01"] [PlyCount "52"] [EventDate "1855.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] [EventCountry "FRA"] [Source "ChessBase"] [SourceDate "2001.11.25"] 1. e4 d5 2. exd5 Nf6 3. Bb5+ Bd7 4. Bxd7+ Qxd7 5. c4 c6 6. dxc6 Nxc6 7. Nf3 e5 8. O-O e4 9. Re1 O-O-O 10. Ng5 Qf5 11. Nxf7 Bc5 12. Rf1 Ng4 13. Nxh8 Nxf2 14. Qe1 Rf8 15. d4 Bxd4 16. Nd2 Nd3+ 17. Kh1 Nxe1 18. Rxf5 Rxf5 19. h3 e3 20. Ne4 Rf1+ 21. Kh2 Be5+ 22. g3 Nd4 23. h4 h5 24. Ng5 Nef3+ 25. Nxf3 Rf2+ 26. Kh3 Nxf3 0-1 [Event "Paris consultation"] [Site "Paris"] [Date "1855.??.??"] [Round "?"] [White "Dubois, Serafino"] [Black "Brunswick/Casabianca/Preti"] [Result "1-0"] [ECO "C33"] [PlyCount "51"] [EventDate "1855.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] [EventCountry "FRA"] [Source "ChessBase"] [SourceDate "2001.11.25"] 1. e4 e5 2. f4 exf4 3. Bc4 Qh4+ 4. Kf1 g5 5. Nc3 Bg7 6. d4 c6 7. Nf3 Qh5 8. e5 b5 9. Bb3 h6 10. Ne4 Bf8 11. d5 c5 12. Qe1 a5 13. Bd2 b4 14. d6 Ba6+ 15. Kg1 Nc6 16. Nf6+ Nxf6 17. exf6+ Kd8 18. Ne5 c4 19. Nxc6+ dxc6 20. Qe5 cxb3 21. Qxa5+ Ke8 22. Re1+ Be2 23. Qc7 Rd8 24. Qxc6+ Rd7 25. Qc8+ Rd8 26. d7# 1-0

dimanche 12 avril 2020

Deux lettres de Lionel Kieseritzky

Frank Hoffmeister m'a communiqué et traduit de l'allemand deux lettres écrites par Kieseritzky lorsqu'il était à Paris.
Je remercie très sincèrement Frank pour cette découverte et la traduction.

Source des lettres : Tomasz Lissowski, Kieseritzky und von Heydebrand, in: Vlastimil Fiala/Stanislaw Sierpowski (ed.), 
Proceedings of  International Conference of Chess Historians, Kornik, September 16-18, 2002. Olomouc, 2003, p. 149. 


Vous pouvez découvrir sur ce blog une courte biographie de Kieseritzky, mais également voir tous les articles à son sujet en cliquant ici.

Kieseritzky est sur la gauche. Je ne connais pas la référence de ce dessin.

Les deux lettres sont adressées à Tassilo von Heydebrand und der Lasa.

Tassilo von Heydebrand und der Lasa


La première lettre date de 1844.
Kieseritzky parle du Handbuch dont la première édition date de l'année précédente.
Kieseritzky mentionne également l'arrivée à Paris de Staunton pour jouer son 3ème match contre Saint-Amant.
Pour rappel le premier avait eu lieu à Londres au printemps 1843 (remporté par Saint-Amant) et le deuxième à la fin de l'année 1843 à Paris (remporté largement par Staunton).
Ce 3ème match n'aura jamais lieu, même si Staunton s'est bien rendu à Paris au mois d'octobre 1844 et y séjourna plusieurs mois (il repart à Londres en janvier 1845).

La deuxième lettre date de 1852


Kieseritzky y parle de la deuxième édition du Handbuch.
Il donne également quelques détails intéressants : le jeu d'échecs ne remue pas les foules à Paris.
La revue "La Régence" a cessé de paraitre en 1851.
Et ce n'est plus une rumeur, la Place du Palais Royal va être rénovée, mais ceci entrainera la destruction du Café de la Régence.

Celui-ci sera provisoirement à l'Hôtel Dodun, 21 rue de Richelieu de 1853 jusqu'au début de l'année 1855, date à laquelle le Café de la Régence renaîtra au 161 rue Saint-Honoré.

Kieseritzky n'aura pas la chance de connaitre cette nouvelle adresse. Il décède le 19 mai 1853, âgé seulement de 47 ans.

A noter que j'ajoute un petit complément au sujet du joueur M. Des Guis dont parle Kieseritzky.

Voici le texte des deux lettres (traduction Frank Hoffmeister)

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Lettre du 13/25 septembre 1844 à M von der Lasa 

Paris, le 13/25 sept. 1844

Cher Monsieur von Heydebrand,

Ayant l’honneur de vous notifier l’accusé de votre lettre du 3ème jour du mois,
je suis très heureux de vous communiquer en même temps le message, 
qui vient d’arriver, que M. Staunton va bientôt venir. 

Selon sa lettre, il va arriver ici le 10 octobre, accompagné par le Capitaine Evans et plusieurs autres excellents Anglais.

Mais ce qui me réjouit le plus est que vous aussi souhaitez nous donner le plaisir, 
si longtemps désiré, de passer quelque temps à Paris ; 
par cela je vais avoir l’opportunité de présenter mon célèbre compatriote à ces Messieurs de Paris à Paris.

Maintenant nous avons quand même une joie – la traduction de votre œuvre, dont je suis presque désespéré de sa faisabilité, 
je vais maintenant quand même l'accomplir, avec l’aide d’un ami qui a déjà travaillé sur une autre traduction. 

Je me réserve de vous communiquer plus de détails plus tard. 

Veuillez bien me prévenir quand vous souhaitez arriver à Paris. 
Je vous saurais très gré si je pouvais contribuer à rendre votre visite aussi plaisante que possible.

La poste est pressée, et je n’ai que le temps à signer.

Avec le plus grand respect
Votre serviteur tout dévoué 
LKieseritzky.

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Handbuch des Schachspiels (deuxième édition)

Paris, le 11 août 1852,

(Cher Baron très estimé),

Permettez-moi de vous remercier profondément pour l’envoi généreux de votre excellente œuvre. 

La publication de cette deuxième édition est surement une preuve agréable de l’attention accrue pour les échecs en Allemagne. 
Ici également, les meilleurs esprits l’ont salué, même s'ils regrettent de ne pouvoir le suivre qu'en langue étrangère. 
Pour cette raison, le souhait s'est exprimé plusieurs fois d'en faire une traduction française. 

Je voudrais prendre cette traduction à ma charge avec joie, vu qu’une grande partie de la première édition est réellement déjà traduite. 
Mais les coûts sont tellement grands qu’une mise en œuvre ne se réalisera pas facilement.
On aurait besoin, selon un calcul modéré, de 3,000 francs pour le papier et l’impression. 
Par conséquent, si on veut garder le prix de l’original, il faudrait en vendre 250 exemplaires seulement pour couvrir les coûts. 

Mais la France de dispose pas d’un tel chiffre d’enthousiastes pour les échecs, 
parce qu’elle ne prend même pas le soin de maintenir son seul journal d’échecs.
Au cours de cette année, poursuivre le journal semble impensable, mais il est possible et même probable que la situation s’améliore à l’année prochaine. 

Si, ce qui est à souhaiter, le cercle d’échecs actuel se dissout, une nouvelle association pourrait se fonder avec les meilleurs éléments et esprits.

Mais il est encore beaucoup plus important de savoir que le Café de la Régence va cesser d'exister, 
suite à un décret qui pourrait être adopté dans les jours à venir, selon lequel la place devant le Palais Royal devrait être décoré avec des Arcades. 
Dans ce cas-là, la maison No. 243, dans lequel le Café se trouve, va être démolie. 

Nous ne savons pas encore oû nous devrons aller.

Le Café a récemment subi une perte sévère avec la mort de M. Des Guis, un de nos plus forts joueurs. 

Avec le plus grand respect, j’ai l’honneur de rester 
Votre servant tout dévoué

LKieseritzky.

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En complément, voici comment Alphonse Delannoy présente ce joueur, M. Des Guis, qui vient de décéder en 1852

Joueur plus expérimenté, plus consommé peut-être, M. des Guis, le croqueur de poules, 
nous a paru réunir toutes les qualités qu’exigeait autrefois ce brave La Bourdonnais lorsqu’il parcheminait un amateur et l’admettait au doctorat. 
Si la conception dans cet athlète n’est pas toujours brûlante et hardie, 
il y a dans son intelligence une source abondante de finesses, de ruses et de pièges. 
Personne n’a peut-être jamais su mieux masquer sous la cendre ou sous la farine des allures de chat endormi. 
Il temporise, il attend, il fait gros dos et sommeille ; 
puis, tout à coup il se réveille, saute, bondit et dévore sa proie sans lui donner même le temps de crier. 
C’est donc un des lutteurs de l’espèce la plus dangereuse ; 
ses combinaisons cachent presque toujours quelque profond mystère dont la pénétration est ordinairement fatale aux indiscrets. 


La Régence – septembre 1850 – article d’Alphonse Delannoy


vendredi 22 décembre 2017

Paris Illustré en 1876, le guide de l'étranger et du parisien

Voici un témoignage sur le Café de la Régence vers 1870. Dans la préface de ce guide, l’auteur, Adolphe Joanne, indique que cette troisième édition était prête en 1870, mais un événement chamboula ses projets :

« Cette troisième édition de Paris illustré, qui avait coûté plus d’une année de travail, était sous presse lorsque l’empereur Napoléon III déclara la guerre à la Prusse. »

Aussi il est difficile de savoir quand l’article sur le Café de la Régence a été rédigé. Est-ce sous Napoléon III ? Juste après la guerre et la Commune ?
Un élément peut nous éclairer : il est fait mention de la présence de Neumann. Le très fort joueur d'échecs Gustav Neumann quitte Paris en 1870 quand les bruits de bottes se font entendre. Et pour cause, Neumann est prussien.

Gustav Neumann

Mais l’article est intéressant, car il livre quelques détails pratiques sur l’organisation des parties dans le Café. Et une petite phrase, qui semble anodine, donne le ton au sujet de Paul Morphy.
Ce dernier est forcément français et cela rejoint le ton de cet article de la revue La Stratégie.

PARIS ILLUSTRE en 1876
Guide de l’étranger et du parisien
Par Adolphe Joanne – Paris, 3ème édition

Le livre se trouve sur le site Gallica.


LES ÉCHECS

Paris est peut-être, après Londres, la ville où les échecs sont l’objet du culte le plus passionné, ce qui tient sans doute à cette particularité qu’il a été le théâtre des exploits des quatre plus grands joueurs qu’aient vus naître le XVIIIème et le XIXème siècle : Danican-Philidor, Deschapelles, Mahé de La Bourdonnais et Morphy, Français, celui-ci d’origine, et les trois premiers de naissance.

Les professeurs, leurs élèves et les amateurs se réunissent au café de la Régence (161, rue Saint-Honoré), et s’y livrent à des luttes émouvantes auxquelles assiste une nombreuse galerie, depuis midi jusqu’à minuit. Toutes les forces comme toutes les nationalités sont représentées dans cette enceinte, exclusivement consacrée aux récréations de l’intelligence et qui n’a donné accès aux billards qu’à titre de délassement de l’esprit.

Le prix de la partie varie entre 50 c. et 2 fr. La location de chaque échiquier, pour toute la durée d’une séance, est fixée à 40 c., dont les frais sont également partagés entre les deux adversaires.

À part quelques fâcheuses mais rares exceptions, une extrême courtoisie préside à ces réunions journalières, dont les habitués ont vieilli ensemble dans la satisfaction des mêmes goûts, et où les étrangers sont accueillis avec une hospitalité toute cordiale.

Parmi ceux que l’on peut avoir l’occasion d’y rencontrer, il faut nommer : MM. Neumann, A. de Rivière et Féry d’Esclands, lauréats du congrès international des échecs de l’exposition universelle de 1867, et auteur du dernier ouvrage (le Livre du Congrès) qui ait été publié sur les échecs ; Zamoïl Rosenthal (Polonais), le plus remarquable des joueurs rendant la pièce ; Baucher-Czarnowski (Polonais) ; Sivinski, François Devinck, ancien député de Paris ; Guibert ; Lequesne, non moins habile à faire et à démolir les problèmes qu’à créer les chefs-d’œuvre du joueur de flûte et de Pégase ; Hoffer (Allemand) ; Séguin-Mortimer (Américain) ; Boiron ; Dermenon ; Martin ; Saint-Léon ; de Maulevade ; Quentin ; Chapelle ; Wiart ; Delannoy, le fidèle et élégant traducteur poète des Psaumes de David ; le vicomte de Vaufreland ; le comte de Barbantane ; le marquis de Noé ; le prince de Villafranca et Valguarnera (compositeur connu sous le pseudonyme de Fabrice), etc.

La seule revue sérieuse sur les échecs est La Stratégie (20 fr. par an), qui parait le 15 de chaque mois depuis janvier 1867, et que rédige une société d’amateurs. Les deux ouvrages classiques, les meilleurs à la fois et les plus récents, sont : La Stratégie raisonnée des ouvertures du jeu d’échecs (24 fr.), publié en 1867, et Le Livre du Congrès (10 fr.), publié en 1869, dont il a été question tout à l’heure. Loin de s’exclure, ils se complètent plutôt en présentant l’accord de la théorie et de la pratique.

Tout ce qui se rapporte à la science des échecs (livres, échiquiers, pièces, diagrammes, etc ;) se vend chez Jean Preti, 72, rue Saint-Sauveur, qui donne des leçons à domicile à raison de 4 fr. de l’heure.


samedi 26 mars 2016

Jean Louis Preti

Dans mon précédent article je parlais de la vente aux enchères d'un album de photographies ayant appartenu à Jean Louis Preti.

Voici sa nécrologie telle qu'elle est parue dans le numéro de février 1881 de la revue La Stratégie qu'il avait fondée en 1867.
Jean Louis Preti : un personnage incontournable des échecs français du XIXe siècle, injustement oublié de nos jours.


Un poète, s’écrierait : « Encore une feuille arrachée de l’arbre scientifique par le souffle empesté de la mort ; » je dirai simplement, mais plus justement, de ce même arbre, encore une branche qui tombe, et l’une des plus solides comme des plus utiles au progrès.
En effet, en énumérant les diverses œuvres que Jean Preti a composées depuis 1856 jusqu’en 1880, nous trouvons dix publications dont voici les titres :
1856. Recueil d’études progressives composées seulement de Rois et de Pions.
1858. Traité complet théorique et pratique sur les fins de partie.
1859. Choix des parties les plus remarquables jouées par M. Morphy.
1862. Stratégie raisonnée des ouvertures du jeu d’Échecs avec la collaboration de Louis Metton et l’abbé Durand.
1867. Création de la Stratégie. 14 années.
1867/68. Stratégie raisonnée des Ouvertures du jeu d’Échecs (2ème édition) avec la collaboration de l’abbé Durand.
1868. L’ABC des Échecs.
1871. Stratégie raisonnée des fins de partie, 1er fascicule (Rois et Pions), avec la collaboration de l’abbé Durand.
1873. Stratégie raisonnée des fins de partie, 2ème fascicule (Rois, Pions et Pièces), avec la collaboration de l’abbé Durand.



L'abbé Durand et Jean Louis Preti

Sans avoir besoin de faire ressortir ici le mérite de ces différentes œuvres, si justement appréciées dans le monde des Échecs, nous devons signaler plus particulièrement les efforts et la persévérance dont Jean Preti a fait preuve dans la publication de la revue mensuelle La Stratégie, complétant sa 10ème œuvre.
Les personnes qui ne sont pas initiés aux détails que nécessite une revue mensuelle d’Échecs, ne peuvent s’imaginer la somme d’études, de travail, d’efforts, de patience et d’attention qu’exige une pareille œuvre, surtout quand le résultat positif est presque insignifiant, quand il se traduit même quelquefois en perte.



L’amour de la science, le désir d’être utile et la volonté de bien faire peuvent seuls triompher des difficultés incessantes, des ennuis, des déceptions et des fatigues que l’on éprouve.
Preti n’a reculé devant aucun obstacle, aucun sacrifice, aucun labeur. N’est-ce pas justice alors que de rappeler, dans ces quelques lignes, les services qu’il a rendus et de lui décerner un tribut de reconnaissance en l’inscrivant dans les glorieuses annales de notre Académie dont il a si bien mérité ?

Jean-Louis Preti était né en 1798, à Mantoue (Italie). 83 ans d’existence ! Laps de temps assez peu commun et qui confirme l’une des prérogatives que j’ai attribuées à la culture des Échecs. Son père était médecin et le destinant à suivre sa profession, il lui avait fait donner une éducation de premier ordre. La nature de Jean Preti, nature excessivement impressionnable et s’affectant péniblement à la vue de la souffrance, s’opposa au désir de son père.


Le sentiment de la musique se manifesta bientôt en lui, quelques auditions de chefs-d’œuvre exercèrent sur son imagination une telle influence qu’elles déterminèrent irrévocablement le choix de sa carrière. Il se fit professeur de flûte ; la douceur et la mélodie de cet instrument concordaient admirablement avec ses dispositions, aussi ne fût-il pas longtemps à se faire une réputation.
Jeune encore, il fit choix d’une épouse dans laquelle il trouva jusqu’au dernier soupir de cette compagne adorée, sollicitude, tendresse et dévouement, le bonheur enfin du foyer domestique.

Il était dans la plénitude des félicités conjugales, lorsqu’en 1826, les exactions, l’arrogance et le despotisme de l’Autriche, soulevèrent l’indignation de tout ce qui sentait battre un cœur d’homme en Italie. Surexcité par le sentiment national et l’amour de l’indépendance, déplorant les malheurs de sa patrie, Jean Preti fut compromis dans les évènements de cette époque, forcé de s’expatrier et d’emmener avec lui sa jeune femme. Il se trouvait, cependant, presque sans ressources ; les inondations du Pô avaient ruiné les propriétés de la famille de sa femme ainsi que celles de la sienne.
Il se rendit d’abord à Bordeaux où il vécut 18 ans, parvenant à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille grâce à son activité, son courage, à son talent artistique et à l’excellence de sa méthode.
Nommé professeur de musique au Collège Royal, il obtint en même temps la place de 1ère flûte au Grand-Théâtre de Bordeaux et put élever ainsi honorablement ses cinq enfants.


Pendant les quelques heures de loisir que lui laissaient ses occupations, il allait au Café de la Préfecture se délasser de ses travaux. Là, on jouait aux Échecs.

Des antécédents de Philidor et de Jean Preti, on pourrait conclure qu’il existe une certaine analogie, une mystérieuse affinité entre la science de la Musique et celle des Échecs, car Preti ne tarda pas à se distinguer dans ce dernier art. Saint-Amant, dans son Palamède de 1843, page 472, dit en rendant compte d’une visite qu’il avait faite aux amateurs d’Échecs du café de la Préfecture à Bordeaux :
« J’y ai rencontré un italien qui ne demande pas mieux que de représenter ses illustres concitoyens, Ercole Del Rio, Lolli, Calvi, etc. » et à cette époque, Jean Preti n’était encore que de la quatrième ou cinquième force.


Ce ne fut qu’en 1844 que cédant aux conseils des docteurs, il fut obligé d’abandonner la carrière artistique qui épuisait sa santé ; il vint alors à Paris et se consacra sérieusement à l’étude de l’Échiquier. Il devint bientôt un des meilleurs joueurs de la Régence.
De 1849 à 1851, époque où l’on avait organisé des luttes hebdomadaires, sous forme de poules, Jean Preti les croqua presque toutes. En 1862, dans le grand tournoi de la Régence, institué par le prince de Galitzin, il gagna l’Échiquier offert comme 1er prix par ce prince, échiquier magnifique, précieusement conservé par ses enfants comme un monument de son talent. Enfin dans le second tournoi du congrès de Paris, en 1867, il obtint le 2ème prix.


C’est, comme je l’ai dit, en 1856, qu’il a publié son premier livre d’études. Cet ouvrage d’une apparence assez modeste devait, cependant, exercer ultérieurement une assez grande influence sur la littérature échiquéenne française ; il détermina les premiers rapports qui existèrent entre lui et l’abbé Durand. Ces deux hommes se comprirent de suite. Mêmes goûts, même mansuétude, même amour du feu sacré, mêmes aspirations, mêmes efforts, même persévérance, même distinction d’esprit et de cœur, mêmes qualités enfin qui ont si puissamment contribué au développement de la science et du goût des Échecs.


D’un caractère doux, simple, affable, Jean Preti se distinguait particulièrement par une apparence de modestie qui contrastait étrangement avec l’étalage ordinaire de présomption dont s’enorgueillit presque tout joueur qui se sent progresser. Il ne provoquait pas, mais ne reculait jamais. Toujours prêt à donner l’avantage qu’on lui réclamait, il n’en demandait pas. Calme dans le succès, dans le revers il trouvait encore un sourire ; quelle charmante philosophie !
Sans étinceler de ces jets spontanés de l’imagination, son jeu était correct, méthodique, sévère, approfondi, se rapprochant beaucoup de ceux de Sasias et Desloges. Dans les positions difficiles, il trouvait d’incroyables ressources, se défendait jusqu’à la dernière extrémité, et réussissait quelquefois au moment de rendre l’âme à se relever tout-à-coup plus terrible, plus fort que jamais.
L’aménité de ses manières aussi bien que ses œuvres lui avaient ouvert les salons les plus aristocratiques de la société parisienne. Il y était recherché, fêté, aimé. Il le méritait.


En se fondant, le Cercle des Échecs de Paris lui fit l’honneur de le nommer membre honoraire.
Collaborateur non scientifique, mais assidu de la Stratégie depuis sa création, j’ai pu mieux que personne apprécier ses qualités. Sa mort est pour tous une perte bien regrettable ; pour moi, elle est irréparable, car, je l’aimais, parce qu’il m’aimait, et qu’aujourd’hui, moi-même, au déclin de la vie, je comprends et ressens plus péniblement encore la séparation éternelle de ceux qui nous ont suivis dans les mêmes champs de bataille.


Mais non, mon brave et vieux camarade, notre séparation ne sera pas de longue durée ; nous nous retrouverons, j’en ai le pressentiment, dans un monde meilleur, au milieu de nos anciens frères d’armes, de nos anciens maîtres, de nos bons amis.
C’est mon espoir et ma consolation.


Alphonse Delannoy.
Enghien (Belgique), février 1881.

Jean Preti est décédé le 27 janvier 1881, à Argenteuil, près Paris.
A l’occasion de la perte douloureuse dont elle a été frappée, sa famille éplorée a reçu de toutes parts de si nombreux témoignages de regrets et de sympathie qu’il lui est impossible de répondre individuellement ; cette preuve de regrets universels est pour elle une grande consolation, elle prie ses amis, connaissances et le monde des Echecs d’accepter l’expression de sa plus vive reconnaissance.



Acte de décès de Jean Louis Preti.

Du vendredi vingt huit janvier mil huit cent quatre vingt un, trois heures du soir.
Acte de décès de Jean Louis Preti, rentier, âgé de quatre vingt deux ans.
Né (à) Mantoue (Italie), décédé à Argenteuil en son domicile, route de Sannois, hier à trois heures du soir.
Fils de Jean Preti et de Marie Bennati son épouse, décédés. Veuf de Caroline Madeleine Marchesini.
Témoins : M. Numa Jean Marie Preti, directeur de La Stratégie, âgé de quarante ans, fils du défunt et M. Alphonse Deriche, graveur de musique, âgé de vingt trois ans, demeurant tous deux à Argenteuil, route de Sannois.
Les comparants ont signé avec nous Maire après lecture faite et le décès constaté.



Alphonse Delannoy décèdera le 19 juillet 1883, deux ans après son vieux compagnon de route.
C'était un chroniqueur brillant, amoureux du jeu d’échecs et qui était un des derniers survivants de l’ancien Café de la Régence. Sans lui une grande partie de la mémoire du Café de la Régence au XIXe siècle aurait tout simplement disparu à tout jamais.

jeudi 21 juin 2012

L’arrivée de Paul Morphy au Café de la Régence

Au début l’été 1858, le génial Paul Morphy se rend en Europe pour affronter les plus forts joueurs d’échecs du vieux continent.
Ce voyage devint par la suite une véritable légende dans l’histoire du jeu d’échecs tant fut grande l’aura de Paul Morphy après cette tournée européenne.
Il se rend d’abord à Londres, mais après de nombreuses tergiversations de la part d’Howard Staunton, le plus fort joueur britannique, la rencontre n’a pas lieu.
(Paul Morphy)

Paul Morphy se rend alors à Paris et il passe nécessairement au Café de la Régence.
Il est important de vous rappelez ou bien de vous apprendre que Morphy était originaire de la Nouvelle-Orléans, peuplée alors de nombreux colons d’origine française.
Ainsi, grâce à sa mère Paul Morphy maîtrise parfaitement le français quand il arrive à Paris, ce qui jouera sans aucun doute sur sa popularité.
Paul Morphy a alors 21 ans et il est accompagné dans ce voyage de son secrétaire et ami Frédérick Edge.

Si vous parlez l’anglais, je ne peux que vous recommander de consulter ce site américain d'une très grande richesse dédié à Morphy.
Vous trouverez également sur Google Book le livre dont je cite de larges extraits ci-dessous.

Pour gagner un peu de temps, je me suis servi de la traduction partielle d’extraits que l’on trouve dans le cahier du CREB, que j'ai déjà cité, dédié au Café de la Régence et j'ai complété avec ma traduction.
Mais j’ignore si le livre a été traduit en français, aussi merci d’avoir de l’indulgence pour ma traduction !


Voici donc des extraits du livre
« Paul Morphy, The Chess Champion,
an account of his career in America and Europe
with a history of chess and chess club
and anecdotes of famous players
by an Englishman - Londres1859 » de Frederick Edge.

Dans le chapitre VII on apprend comment s’est déroulé le voyage de Paul Morphy depuis l’Angleterre jusqu’à Paris.

Dans le bateau qui conduit Paul Morphy et Frederick Edge à Calais, le génial américain a un mal de mer terrible.
Mais l’idée de se mesurer aux meilleurs joueurs français est une perspective qui l’enchante !
Ainsi Morphy indique
« Bien, maintenant je vais rencontrer Harrwitz ! Je le battrai dans les mêmes proportions que j’ai battu Löwenthal bien qu’il soit un meilleur joueur de match que Löwenthal. Mais je jouerai mieux avec Harrwitz ».
Rappelons qu’à défaut de jouer contre Staunton, Morphy écrase notamment Johann Löwenthal à Londres en 1858 sur le score de 10 à 4.
Daniel Harrwitz est un joueur allemand de première force établi à Paris depuis de nombreuses années. Il subira la loi de Morphy comme tout le monde !

A leur arrivée à Calais, ils doivent encore prendre le train jusqu’à Paris par la compagnie du « Chemin de Fer du Nord ».
Ce n’est pas le TGV…
« Et commença le long et morne trajet de dix mortelles heures pour Paris ».  

Puis c’est leur arrivée à Paris, après leur installation à l’hôtel puis un repas au « Restaurant des Trois Frères Provençaux » (NDLR : restaurant disparu qui se trouvait au Palais Royal).
« Je connaissais la capitale Française comme un gamin de Paris (NDLR : en français dans le texte) ; et sans dire un mot à Morphy de mes intentions, je l’emmenais tranquillement dans le bas du Palais Royal, puis passé le Théâtre Français, et tout droit dans le Café de la Régence. »

Le chapitre VIII est dédié à la venue incognito de Paul Morphy et Frédérick Edge au Café de la Régence.
Le Café de la Régence se situe à cet endroit depuis 3 ans environ (voir les articles précédents) et le propriétaire vient de changer (à ce sujet je ferai un article dédié car ma liste de propriétaires est sans doute erronée pour cette période).
Il semble que le Cercle des Échecs, qui avait rejoint l’ancien café de la Régence suite à des difficultés financières en 1841, soit toujours au premier étage de celui-ci au moins jusqu’à la fin 1858 d’après le texte.

Frédérick Edge décrit brièvement les cafés de Paris et ajoute sur le Café de la Régence « Mais le Café de la Régence se démarque des autres ; il est ce qu’il est et même plus. C’est une incarnation de tous les autres (cafés de Paris). »

« Je vais donner un daguerréotype de la Régence comme Morphy et moi-même nous l’avons trouvé, et comme chacun le découvrirait actuellement ».

« La première chose qui attira notre regard, en entrant, fut un nuage dense de fumée de tabac, produit du tabac de Caporal et des cigares de la Régie. La seconde « curiosité » fut un individu massif, avec des épaules titanesques, qui comme nous l’apprîmes plus tard, était Monsieur Morel, ou plutôt comme ils l’appelaient là-bas, « Le père Morel » ou encore « Le rhinocéros ». Ayant fait le tour des flancs de ce gentilhomme, et nos yeux s’étant habitués à cette atmosphère particulière, nous constatâmes que les tables étaient placées si près les unes des autres qu’une seule personne pouvait passer entre elles et que sur certaines on jouait aux échecs, sur d’autres, aux dames, aux cartes, aux dominos. Dans la deuxième pièce, deux tables de billard étaient en pleine action, entourées par d’autres parties d’échecs et de cartes, tandis que le vacarme incessant de la foule semblait rendre impossible toute concentration…

A une table dans la première pièce, une petite foule regardait le concours entre deux amateurs du « noble jeu des joueurs d’échecs » et l’attention de Morphy fut immédiatement captivée.
Je me suis approché de la dame du comptoir et je me renseignais sur qui était présent dans la pièce, et j’appris d’elle qu’un des deux joueurs que Morphy regardait était Monsieur Journoud « Un de nos plus forts », ajouta la femme, comme s’il était évident que j’étais un étranger.
Elle m’informa que Mr Harrwitz était actuellement à Valenciennes, mais souhaitait revenir à Paris à la fin de la semaine, afin de rencontrer Mr. Morphy.
Impassible et ne montrant aucune surprise à la mention de ce dernier nom, elle m’informa volontairement que Mr Morphy était un célèbre joueur Américain, qui avait battu tout les joueurs qu’il avait rencontré, et qu’il était attendu depuis hier. Cette dame était plaisamment volubile, et je l’encourageai ; ceci l’induit à ajouter que Monsieur Arnous de Rivière venait juste de recevoir une lettre d’un ami de Londres, apprenant de lui que notre héro avait quitté la capitale Anglaise, et qu’il était en route vers Paris.

Ayant appris autant que je pouvais que la dame du comptoir pouvait communiquer, je rejoignais Morphy, et nous avons jeté un second regard dans la pièce autour de nous.
Le son de toutes les langues européennes parvenait à nos oreilles, et nos yeux découvraient différents types de peuples. Dans un coin, une troupe d’Italiens parlaient, amicalement sans doutes, avec leur façon rapide et querelleuse. A une des tables de billard, un groupe de Russes, jouaient à leur manière, sans se soucier des auditeurs ; des Américains et des Anglais, des Allemands, Danois, Suédois, Grecs, Espagnols, etc … bavardaient ensemble, sans se soucier des voisins, transformant le café en une véritable tour de Babel. Des quantités de journaux traînaient ici et là – les principaux journaux européens en fait – afin que chaque visiteur, quelque soit sa nationalité, puisse prendre des nouvelles de son pays.

La foule semblait, comme toujours, représenter chaque couche de la société. Il y avait des militaires, du colonel au simple soldat ; un ou deux prêtres, qui semblaient quelque peu hors de leur élément, des individus bien habillés, à l’allure aristocratiques, qui formaient des groupes dans différents coins ; et les invariables piliers de café qui passent la moitié de leur existence dans de tels établissements et l’autre moitié au lit. Le Café de la Régence ouvre à huit heures du matin, mais rien ne se passe, ou peu sans faut, avant midi, en dehors de la visite de quelques clients qui boivent leur café en silence et que l’on ne reverra pas avant le lendemain. Mais à midi les gens commencent à arriver rapidement, à deux heures la pièce est aussi remplie que possible et cela dure jusqu’à minuit.

Le Café de la Régence n’existe dans son lieu actuel que depuis quelques années ; en fait seulement depuis que Louis Napoléon a réalisé de nombreuses et magnifiques transformations dans la capitale française. Auparavant, il se situait, à la porte d’à côté, dans un local nettement moins pratique que l’actuel. Le café est séparé en deux pièces, sur la rue St Honoré ; dans la plus grande, que nous avons décrite plus haut, fumer est autorisé jusqu’à un niveau effrayant, alors que dans l’autre fumer est strictement interdit. La seconde pièce est bien agencée, et le plafond massif est orné des quatre blasons dans les corniches, portant les noms de Philidor, Deschapelles, et Labourdonnais. Le quatrième contient la date de la fondation du café, et le propriétaire a annoncé son intention d’y insérer le nom de Morphy. Peut-être est-ce déjà fait ? »
 
Au moment de notre arrivée à Paris, le Cercle des Échecs, ou dans d’autres mots, le club d’échecs, se trouvait au dessus du café. L’association avait trois pièces réservées pour les échecs, et une pour le billard ; et Saint-Amant, Devinck, Guibert, Preti, Doazan, Delannoy, Seguin et Lécrivain étaient parmi les membres.
Mais la plus grande pièce en bas des escaliers les empêchaient de recevoir le plus grand nombre, et le loyer étant très élevé et les revenus très faibles, ils abandonnèrent leur quartier à la fin de l’année (NDLR : 1858) et se trouvent maintenant dans le café en bas.

Morphy n’annonça pas son arrivée lors de sa première visite, préférant la repousser au jour suivant.
Quand il fut connu que le si attendu joueur soit à Paris l’excitation fut à son comble ; les Français aiment l’excitation. M. de Rivières n’était pas là ces derniers temps, mais nous avons trouvé Messieurs Lécrivain, Journoud, Guibert, et de nombreux joueurs de niveau cavalier ou tour (NDLR : difficile de traduire. Le texte indique knigth and rook-players. Voir un article précédent au sujet de la classification des joueurs à cette époque).
Le premier nommé des gentlemans, à la demande générale, s’offrit lui-même comme le sacrifice initial, acceptant l’avantage d’un pion et de deux coups, et réussi à remporter deux parties sur les six ou sept qu’il joua avec Morphy.
Alors Mr Rivière arriva et fit le coup, joua une Ruy Lopez, qui se termina en partie nulle ; par la suite il fut suivi par M.Journoud, qui, bien qu’il soit un des meilleurs joueurs Français, échoua à remporter une victoire. Morphy avait posé ses marques, et tout le monde attendait l’arrivée de Herr Harrwitz qu’ils espéraient voir s’amuser.   

A suivre...