samedi 13 mai 2023

Le Cercle des Panoramas

Dans un précédent article j’ai présenté l’Hôtel de l’échiquier, tentative de créer un cercle d’échecs à Paris à l’initiative d’Aaron Alexandre. L’Hôtel de l’échiquier a été créé en 1834 et a eu une activité échiquéenne jusqu’à approximativement la fin de l’année 1835.

Puis dans un autre article que j’ai publié au sujet d’Aaron Alexandre on y apprend qu’en 1836, probablement en début d’année, il quitte Paris endetté. Il doit vendre le fonds de commerce qui est formé de l’Hôtel de l’Échiquier, d’un café et d’un Cercle d'échecs.

Ensuite les joueurs d’échecs Parisiens, disons ceux qui ne souhaitaient plus jouer parmi le tumulte du Café de la Régence, ont formé un cercle d'échecs à proximité du passage des Panoramas, au 48 rue Neuve-Vivienne (actuellement la rue Vivienne, près de la Bourse de Paris). Il s’agit alors d’un cercle privé, réservé au jeu d’échecs auquel le tout venant n’a pas accès. On y trouve « l’aristocratie de l’échiquier Français » pour reprendre l’expression de Joseph Méry, ami de La Bourdonnais et cofondateur du Palamède.
 
Musée Carnavalet - auteur inconnu, vers 1820
Le passage des Panoramas sur la droite. Le futur cercle des Panoramas serait un peu plus loin sur la droite du tableau (mais non visible ici).

Tout ira pour le mieux pour ce nouveau cercle d’échecs, jusqu’à la fin de l’année 1836, où nos joueurs d’échecs déménagent à l’angle de la rue de Richelieu et de la rue Ménars. L’adresse indiquée par la revue Le Palamède en 1837 est 89 rue de Richelieu, mais le cercle s’appelle Cercle de la rue Ménars, l’entrée se faisant par le 1 de la rue Ménars.


Extrait d'un plan de Paris en 1835, par Nicolas Maire, cartographe.

1 - Place du Palais-Royal, emplacement du Café de la Régence dont Joseph Evezard est alors le propriétaire, jusqu'à la fin de l'année 1835
2 - Emplacement de l'Hôtel de l'échiquier d'Aaron Alexandre
3 - Cercle des Panoramas, rue Neuve-Vivienne
4 - Concert Musard, à partir de décembre 1836
5 - Cercle de la rue Ménars, à l'angle de la rue Ménars et de la rue de Richelieu
6 - Le Palais-Royal

La raison du départ des Panoramas est connue. Il s’agit de l’installation du célèbre concert Musard dans une salle située juste à côté, également rue Neuve-Vivienne. Concerts et danses tous les jours dans la soirée, bals masqués réguliers, etc. Bref un lieu festif et bruyant, inadapté pour les joueurs d’échecs à proximité.

Le Charivari - 4 février 1838 - Bal masqué chez Musard.

C’est une petite phrase en page 450 du Palamède de 1837 qui nous donne cette explication :

«  (…) (Les joueurs d’échecs) avaient d’abord établi leurs pénates tout près du passage des Panoramas ; mais un voisin aussi bruyant et aussi évaporé devait nécessairement troubler bientôt le calme de leurs méditations et les allures posées de leurs abonnés : le siège de la société fut alors transporté rue de Ménars, rue paisible et patricienne, exempte des échos du concert Musard, et respectée jusqu’ici par le brocantage parisien, car ces frêles couronnes de bal, ces fleurs brillantes écloses sous la main des jeunes filles qui les envient, et qui, jeunes filles et fleurs, sourient aux passants derrière les vitres, ce n’est certes là pour personne un sujet de plainte ni une distraction qu’on ne puisse tolérer. (…) »

Le départ du cercle des Panoramas est précipité, puisque cela impliquera un procès entre le propriétaire des lieux et les membres actionnaires du cercle des échecs. Manifestement les joueurs d’échecs ont considéré que le contrat était rompu par l’arrivée du bruyant concert Musard et de sa faune. Ils sont partis avant la fin du bail. 

Voici maintenant des éléments sur l’histoire du Cercle des Panoramas. Histoire éphémère mais pourtant d'importance pour l'histoire du jeu d'échecs, puisque c'est à cet endroit que fut créée la première revue d'échecs au monde !
 
Le Constitutionnel – 17 février 1836 – Retronews

Plusieurs points remarquables dans l’article du journal Le Constitutionnel ci-dessous.
L’article cite le propriétaire du Café de la Régence à l’époque, Joseph Evezard, qui cédera en 1836 son établissement à son beau fils Claude François Vielle.
Le Cercle des Panoramas et très récent et regroupe la bonne société parisienne. Il est clair que n’importe qui ne peut accéder à ce cercle.
Mais c’est surtout à la fin que se trouve un détail très intéressant. Dans ce milieu masculin, se trouve une rare évocation d’une femme joueuse d’échecs avec un niveau tout à fait honorable, la princesse Christine de Belgiojoso.

Combat entre la France et la Porte Ottomane au club des Panoramas

Les promeneurs du boulevard Montmartre ne se doutaient pas aujourd’hui que les intérêts de l’Occident et de l’Orient étaient aux prises, dans la somptueuse maison qui fait l’angle de la Nouvelle rue Vivienne. Le club des Panoramas était en fête ; c’était vraiment le jour de son inauguration. On sait que ce club a ravi le trône de l’échiquier au Café de la Régence

Où le vieux Evezard
Au jeu de Palamède enchainait le hasard

Maintenant les successeurs de Palamède ont suivi la bannière de M. La Bourdonnais, leur roi. C’est dans de magnifique salons, remplis d’air et de lumière, que se livrent de mémorables batailles qui ne coutent ni larmes, ni sang. Nos vieux généraux de l’Empire se sont donné rendez-vous au champ clos des Panoramas ; entre tous brille le brave général Haxo ; la foule des combattants est formée de pairs, de députés, de hauts fonctionnaires, de banquiers, d’industriels.

Aujourd’hui donc, l’ambassadeur de la Sublime Porte, Retchild-Bey, grand amateur du jeu d’échecs, s’est rendu au club des panoramas, pour voir la promenade carnavalesque, et plusieurs cartels lui ont été donnés avec une politesse qui a charmé l’illustre Musulman.
 
Il avait eu soin de porter son échiquier, car le jeu oriental diffère beaucoup du notre par la conformation des pièces, leur marche, leur position relative ; les Orientaux jouent sur un tapis, dont toutes les cases sont rouges. Voilà le champ de bataille inusité que Retchild-Bey a montré à ses adversaires d’Occident.
M. La Bourdonnais s’est offert, mais il a été récusé ; l’ambassadeur s’est incliné devant le Mahomet de l’échiquier. Alors M. Saint-Amant, le vice-roi du jeu, a mis le pion turc à la main, et s’est assis devant le noble adversaire de Stamboul. Le joueur français a tout de suite compris la nouvelle marche avec une merveilleuse sagacité.
 
Deux parties ont été engagées, l’étendard de la France a été deux fois vainqueur. Une société d’élite environnait les deux combattants. La princesse Belgioso, la La Bourdonnais des femmes amateurs, a suivi ces parties, et fait des vœux pour la France. Dans ce tournoi, la belle amazone des échecs nous rappelait Clorinde entre Tancrède et Argant.

Journal de la ville de Saint-Quentin – 6 mars 1836 - Retronews

Un lieu pour la bonne société...

Les club des échecs est un des établissements les plus fashionables de la capitale. Ses brillants salons sont hospitaliers à tous les adeptes du jeu d’échecs. M. La Bourdonnais qui le préside est le plus fort joueur de l’Europe. Après lui, on cite M. le général Haxo, M. Fould, banquier et député de St.-Quentin, M. Wilson et M. Amédée Jaubert.

C’est au cercle des Panoramas que naitra la première revue d’échecs au monde, Le Palamède.
C’est en référence à ce cercle que Joseph Méry écrira son texte « Le club des régicides ».

Le Palamède 1836 – Gallica - Texte d’introduction

« (…) A Paris, le club des Panoramas s’est ouvert pour rivaliser avec les établissements du même genre connus en Europe. Les batailles qui se livrent chaque jour à Westminster, à Vienne et sur le boulevard Montmartre, n’ont point d’historiographes ; les grands faits d’armes de l’échiquier européen restent ensevelis dans l’ombre, faute de bulletin : le journal que nous annonçons enregistrera les victoires et les défaites (…) »

C’est là que le grand Deschapelles fera un retour au jeu d’échecs et qu’il lancera son défi aux meilleurs joueurs d’Angleterre en offrant le pion et deux traits. Hélas ce défi n’aura jamais lieu.
Par exemple dans Le Journal du Commerce du 16 juin 1836 - Retronews.
 
 
En cette fin d’année 1836, le concert Musard est en plein travaux d’aménagement, il déménage alors de la Rue Saint-Honoré pour venir en voisin du cercle des échecs des Panoramas…
 
Le Charivari - 25 novembre 1836 - Retronews

Il est facile d’imaginer que la présence en proximité du concert Musard tous les jours à partir de 18h rend difficile une calme partie d’échecs…Un orchestre de 90 musiciens ! Les joueurs d’échecs partent, et cela se termine au tribunal. Il est amusant de constater que c'est le même type de problème que rencontreront les joueurs d'échecs 80 ans plus tard dans le nouveau Café de la Régence...
 
La Charte de 1830 – 30 janvier 1837 – Retronews

Les célèbres joueurs d’échecs du cercle des Panoramas s’étaient donné rendez-vous hier matin devant la deuxième chambre. Là ils ont engagé très sérieusement une partie, non pas contre leurs rivaux d’outre-mer (NDA – référence au match par correspondance entre Paris et Londres), mais contre M. Eclancher, propriétaire du cercle, jadis si brillant, mais aujourd’hui triste et abandonné. C’est en se fondant sur cet abandon que M. Eclancher demandait contre ses anciens habitués des dommages-intérêts, et le renvoi des parties devant arbitres pour en fixer le montant.
Mais le tribunal, après avoir entendu les explications des défenseurs, a déclaré M. Eclancher purement et simplement non-recevable en sa demande, et l’a condamné aux dépens.


Et pour terminer, en novembre 1847 dans Le Palamède, Saint-Amant publie la nécrologie de Deschapelles. On y trouve le paragraphe suivant

« (…) Du reste, (Deschapelles) n'acceptait un interlocuteur qu'avec précaution; quand il le connaissait peu ou qu'il ne lui revenait pas, il n'ouvrait pas la bouche. Nous l'avons vu une fois dans le jardin du Palais-Royal, assailli par l'ancien entrepreneur du Club d'Échecs des Panoramas, dont il était très mécontent. 
 
En vain ce pauvre diable s'évertua-t-il à lui expliquer sa position sur tous les tons et avec autant de douceur que d'humilité, chaque fois qu'ils arrivaient au bout de l'allée, au moment de tourner, Deschapelles lui disait en s'inclinant un peu, et d'un air froid et glacial : « J'ai bien l'honneur de vous saluer. » Ces mots, répétés pendant dix tours de promenades, furent les seuls qu'il laissa échapper et toujours sur le même diapason. (…) »

jeudi 11 mai 2023

Une histoire de fumée

Le 30 novembre 1846, le journal Le Charivari, journal satirique, publie un article au sujet des fumeurs et du Café de la Régence. Nous sommes bien avant la loi Evin, et le propriétaire du Café de la Régence de l'époque, Claude Vielle, fait publier un droit de réponse le 2 décembre 1846.  

Un échange intéressant qui nous permet de connaitre quelques détails sur l'ancien Café de la Régence alors situé à l'angle de la Place du Palais-Royal et de la rue Saint-Honoré.

Le Charivari – 30 novembre 1846 - Retronews

La GLOIRE ET LA FUMÉE
Pour faire suite à la fumée de la gloire

(...) la population française, habituée à la fumée impériale, ne pouvait se consoler du départ de la gloire ; dans sa douleur, elle chercha dans le tabac une autre fumée.

L'habileté du gouvernement devait transformer ce besoin de fumée au profit du budget. Pour que le monopole des tabacs rapportât jusqu'à son dernier sou, il fallait, non plus que le Français soupirât après la fumée évanouie de sa gloire passée, mais qu'il vit de la gloire à aspirer de la fumée.
(...)

Il y avait donc à Paris un café de la Régence qui restait fermé aux produits de la régie. On y jouait aux échecs, on permettait le domino, mais on prohibait le cigare à la porte mieux qu'une contrefaçon belge à la douane.

Hélas ! l'incendie de fumée qui consume notre population vient d'atteindre le café de la Régence. Il aura craint peut-être de ne pas se trouver au niveau d'une nouvelle Régence, s'il n'entrait pas enfin dans le cercle tracé par M. Siméon, successeur de M. Nicot.

Il s'est voué au cigare comme les autres. Malheureux café !

Quand je dis café , je suis bien bon. Je ne sais trop pourquoi l'on appelle café des établissements où le café n'est plus que l'accessoire ; c'est tabac qu'il faut dire, si l'on craint de réveiller le nom de tabagie si bien trouvé par nos pères.

Et savez-vous les raisons que donne dans ses annonces le café de la Régence pour excuser cette palinodie qui m'a fait verser une demi-tasse de larmes ? « Son propriétaire n'aura plus, comme par le passé, le déplaisir de refuser une partie notable de sa clientèle pour laquelle l'habitude de fumer est devenue une nécessité. »

Ainsi la clientèle ne fumait pas par le passé, et cette habitude est devenue une nécessité. Pauvre humanité ! on se croyait autrefois tenu d'inscrire sur un écriteau quelconque : On ne fume pas ici. On en viendra à mettre dans toute salle de réunion : On doit fumer ici.

Et voici la réponse de Claude Vielle, publiée le 2 décembre 1846.
On note que Claude Vielle a réagi immédiatement, car son courrier est daté du 30 novembre...

Le Charivari – 2 décembre 1846 - Retronews

Paris, le 30 novembre 1846
A M. le rédacteur du Charivari

Monsieur,

Le petit article concernant le café de la Régence et les fumeurs, donne à croire au lecteur que le café de la Régence lui-même a été transformé en estaminet, ce qui n'est pas exact : car rien n'a été changé dans son ancien local. C'est une vaste salle ajoutée à côté de la première et tout à fait indépendante qui est affectée à MM. les fumeurs.
Comme cette croyance pourrait me nuire dans l'esprit de ma clientèle, j'aime à croire, monsieur le rédacteur, que votre impartialité vous fera accueillir et insérer dans votre prochain numéro cette explication, afin de détruire le fâcheux effet qu'aurait pu produire une erreur sur la plus notable partie de nos habitués qui, comme l’auteur de l’article, ne fument jamais.

Veuillez agréer, etc.
Vielle
Propriétaire du Café de la Régence

Ceci confirme que le Café de la Régence est constitué de 2 parties.
Un estaminet (où l'on peut fumer) et un café, sans compter le Cercle des Échecs de Paris qui se trouve au 1er étage.

Sur la gravure connue d'Edmond Texier  - "Tableaux de Paris" - Paris 1852/1853 - que j'ai reprise de nombreuses fois - on peut distinguer la partie "estaminet" de la partie "Café".

On dispose du plan du local en 1836 grâce aux archives en ligne de la ville de Paris.
Ceci me permet de faire une hypothèse sur le partage de la surface du lieu.
 
 
Archives de Paris - Cadastre par îlots de Vasserot et Bellanger.
Notez la forme particulière du Café, alors situé 243 rue Saint-Honoré, Place du Palais-Royal
 
Cette configuration du Café de la Régence sera reprise dans le nouveau Café de la Régence au 161 rue Saint-Honoré.
Ainsi en 1867 nous avons ceci dont voici un extrait :
 
(...) Le Café de la Régence se compose de trois pièces : le café proprement dit où jouent les non-fumeurs, l'estaminet, et quelques marches qui mènent dans une salle de billard. En outre, au premier étage se trouve le local de réunion d’un club fermé, guère fréquenté.(...)