lundi 31 octobre 2022

Une fête en l'honneur du nouveau champion du Monde d'échecs

Alexandre Alekhine devient le 4ème champion du Monde d'échecs en fin d'année 1927 en battant Capablanca.Un match de légende pour le jeu d'échecs, et un match qui n'aura hélas jamais de revanche.
C'est d'ailleurs durant ce championnat du Monde à Buenos Aires en Argentine, qu'Alekhine obtiendra la nationalité Française, le 5 novembre 1927.

A la fin du mois de janvier 1928, il revient à Paris, et il est accueilli par la communauté Russe de Paris, tous des réfugiés de la révolution Russe de 1917.

 
Le Matin - 28 janvier 1928 - Retronews
 
Et c'est cette même communauté Russe de Paris qui organise une grande fête en son honneur, quelques jours plus tard, le samedi 4 février 1928, dans les locaux du journal "La Russie Illustrée". Il faut noter que la Fédération Française des Échecs organisera le 12 février un banquet en l'honneur du nouveau champion du Monde. Gaston Legrain précise dans L'Action Française du 13 février 1928 : "Malgré l'organisation hâtive, jamais aussi nombreuse assemblée d'amis des échecs n'a été réunie.".
 
L'Action Française - 13 février 1928 - Retronews
 
Le journal La Russie Illustrée a consacré plusieurs pages à la rencontre de la diaspora Russe avec Alekhine. En voici la traduction du Russe.
Ne manquez pas de lire les dures paroles d'Alekhine au sujet de Capablanca, ce qui entre autres a sans doute influencé leur mauvaise relation par la suite.
 
A noter que les archives du journal La Russie Illustrée proviennent du site https://librarium.fr/ru/magazines
 
La Russie Illustrée - 11 février 1928 
 
Comment j’ai battu Capablanca ?

Par A. Alekhine pour la « La Russie Illustrée »

Très peu de temps s'est écoulé depuis la fin du match du championnat du monde - et j'ai dû donner à plusieurs reprises une réponse à la question, qui reflétait l'attitude de la grande majorité des fans d'échecs et des personnes complètement étrangères à notre art et au côté sportif du match.

- Comment (c'est-à-dire, pourquoi) avez-vous battu Capablanca ?
 
- Je pense qu'il ne peut y avoir qu'une seule explication à ma victoire, qui dans sa simplicité me rappelle une des « Vérités » de M. de la Palisse, à savoir que j'ai simplement mieux joué que Capablanca à Buenos Aires à la fin de l’année 1927...

On peut, bien sûr, spéculer sur la question de savoir si mon adversaire était au mieux de sa forme (bien qu'il ait déclaré urbi et orbi avant le match lui-même qu'il se sentait très bien et qu'il était tout à fait apte au combat) et s'il trouverait de nouvelles forces pour la revanche qu'il espérait organiser en 1929. Malgré une très haute opinion de la classe de mon adversaire et une appréciation tout aussi haute de son don purement intuitif et de son style classique, je crois que Capablanca en 1929 différera très peu de Capablanca en 1927, tout aussi peu que ce dernier différait du vainqueur de 1921, Lasker, à La Havane.

Je pense que c'est parce que deux mois et demi de contact quotidien avec le « genio latino » cubain ne peuvent que renforcer définitivement l'opinion que j'ai de lui, qui a commencé à se dessiner dès les jours mémorables du tournoi de Saint-Pétersbourg en 1914 : les défauts échiquéens de Capablanca, certes légers, étaient alors difficilement exploitables pour moi, mais indissociables de sa personnalité car ils se situaient dans un lien organique trop étroit avec ses défauts humains, trop humains....

Mais si Capablanca ne jouait pas plus mal qu'avant, pourquoi nos résultats précédents ressemblaient-ils si peu à ce qui s'est passé dans ce match ? Oui, probablement principalement parce que pour la première fois dans ma carrière échiquéenne, je me trouvais à Buenos Aires face à une opportunité réelle, unique, d'un accomplissement sportif supérieur et... J'ai joué comme je ne l'avais jamais fait de ma vie.
 
Les résultats du match, outre ma satisfaction personnelle, m'ont procuré une double joie : - Tout d'abord, la conscience d'avoir réussi à débarrasser le monde des échecs de sa fascination néfaste, de l'hypnose de masse dans laquelle il était maintenu par un homme qui n'aimait pas son art et qui était récemment devenu un prédicateur de son inutilité et de sa quasi-extinction ; Ensuite, de la conviction que le fait de ma victoire, qui semblait si improbable, rappellerait à beaucoup de gens, et en particulier à ceux qui en avaient le plus besoin à l'heure actuelle, que dans tous les autres domaines de la vie, tôt ou tard, l'imprévisible et apparemment l’impossible se réalise, ce qui transforme souvent les rêves les plus courageux en réalité...
 
La reine (de beauté) de la colonie Russe de Paris, Nika Severskaya, offre au Roi des échecs, A.A.Alekhine, un bouquet de fleurs.
 
Le 4 février, les éditeurs de la « Russie illustrée » ont honoré parmi leurs plus proches amis et collègues le nouveau roi des échecs Alexandre A. Alekhine, qui venait d'arriver d'Amérique du Sud. Le champion du monde Russe a été accueilli par la fine fleur de la société et de la littérature russe. Il y avait A. S. et P. N. Milioukov, V. A. Maklakov, V. L. Burtsev, A. I. Kouprine, N. A. Teffi, M. A. Aldanov, le maestro O. S. Bernstein, Eugene A. Znosko-Borovsky, V. L. Bienstock, secrétaire général de la presse étrangère à Paris, M. Paul Landovsky, Valentin Goryansky, Art. Boue, Z. V. Mironova, A. V. Roumanov, la reine de la colonie russe de Paris, Nika Severskaya. D. L. Glikberg, I. O. et S. M. Pisarevsky, le personnel et les amis du magazine.

Le champion du monde, Alexander Alekhine, arrivé avec sa femme, fut accueilli par une longue ovation.
M. P. Mironov, rédacteur en chef de « La Russie illustrée », a commencé les salutations officielles en levant son verre à la grandeur du génie Russe. Dans son toast, M. P. Mironov a noté que dans le monde entier, dans tous les domaines, le nom Russe est célébré par un certain nombre de brillants représentants de l'art et de la science, et ce n'est pas un hasard si presque tous sont en exil. Avec sa victoire, Alekhine a écrit une nouvelle page de la brillante histoire des succès Russes. Puis P. N. Milioukov a pris la parole, déclarant que la victoire d'Alekhine mettait en évidence un trait de caractère qui a toujours fait défaut à la nouvelle génération de la société Russe et à son génie : la fermeté du caractère, la capacité à lutter et à atteindre son objectif non seulement par l'inspiration et l'intuition, mais aussi par un dur travail sur soi-même. P. N. Milyukov voit ces traits dans Alekhine et les salue.

О. S. Bernstein, parlant en tant que joueur d'échecs, a noté la joie profonde que la victoire de l'artiste et penseur Alekhine sur le sportif Capablanca devrait apporter à tous les amoureux du jeu.
Alekhine, qui a répondu aux salutations, a parlé des sentiments qu'il avait ressentis pendant le match. Là-bas, à Buenos Aires, il n’arrêtait pas de recevoir des lettres des gens Russes, lui faisant part en termes touchants de leurs espoirs. En plus de la grande satisfaction de la victoire elle-même, cela lui donnait une grande joie de savoir que son triomphe apporterait un peu de bonheur à ceux qui se souciaient de la gloire du nom Russe. 

Les célébrations ont été cordiales et sincères, et se sont terminées par un tournoi burlesque entre le champion et les personnes présentes.
 
L. Vitaline
 
Célébration d’ A. A. Alekhine
Dans le local de la rédaction de la « Russie Illustrée » autour d'une tasse de thé

1.    Vassili Maklakov - Avocat
2.    Vladimir Bourtzeff 
3.    D. L. Glikberg    
4.    Jean Mad - Graphiste
5.    Alexandre Kouprine - Ecrivain
6.    Arcady Roumanoff  - Grand-pére par adoption d'Anne Roumanoff, célèbre humoriste et comédienne Française contemporaine
7.    Pavel Milioukov 
8.    A. S. Milioukova
9.    M. P. Mironov  - Rédacteur de la « Russie illustrée »
10.    Alexandre Alekhine
11.    Madame Alekhine
12.    Irina (Ida) Pisarevskaya - Peintre
13.    Mark Aldanov - Ecrivain
14.    V. Bienstok - Que j'ai déjà évoqué à l'occasion d'une simultanée de Capablanca à Paris en 1919
15.    Ossip Bernstein 
16.    S. Pisarevsky
17.    E. Khokhlov
18.    N. A. Teffi - Ecrivaine

L'article se poursuit avec quelques parties improvisées et quelques photos.
 
Photo numéro 1
 
L’idée d’organiser ce tournoi revient à N.A.Teffi

- À mon avis, dit notre talentueuse écrivaine, jouer aux échecs c’est de la broutille. Il suffit d'apprendre à faire les bons coups... Et alors l’adversaire lui-même se rendra...
 - Pas tout à fait, Nadezhda Alexandrovna, - M.A. Aldanov l'a corrigée. -Il faut apprendre à ne pas faire de mauvais coups, et alors la partie nulle est assurée. Un match nul est une demi-victoire...
 - ...Et deux nuls sont une victoire", a déclaré V. L. Bienstock, avec raison.
 - Messieurs, - N.A.Teffi insista dans son idée. - Je me demande si nous ne devrions pas organiser un petit tournoi. Il y aura de quoi se vanter : j'ai joué, comme on dit, avec le champion du monde lui-même... L'offre a été acceptée.

Le tournoi a été ouvert par son initiatrice N.A.Teffi (voir la photo n° 1). Après le premier coup d'Alekhine avec les blancs, N.A. a joué la Dame...
Alekhine n’en croyait pas ses yeux.
 - Mais... Désolé, vous ne pouvez pas commencer comme ça, - a-t-il objecté, - embarrassé. - Ce n'est pas dans les règles...

C'est à ce moment-là qu'il est apparu clairement que, bien qu'elle avait tout à fait raison d’un point de vue théorique - il est nécessaire d'apprendre à faire les bons coups – N.A. Teffi avait complètement négligé le fait qu'elle n'avait toujours pas appris les règles, et qu'elle ne savait pas du tout jouer aux échecs.

Le second partenaire du champion du monde, M. A. Aldanov, a agi avec sagesse. Il se plongea dans l'échiquier et réfléchit... pendant vingt-trois minutes pour faire son premier coup.
L'arbitre épuisé de cette partie, M. P. Mironov, n'en pouvait plus et s'est assoupi (voir la photo n° 2). Alekhine a toussé timidement.
 - Excusez-moi, Mark Aleksandrovich.... a-t-il dit, - mais nous n'allons pas finir...
 - Et donc, dit M. A. Aldanov, en le regardant d'un air narquois. Si vous ne me battez pas, ce sera un match nul...
- Et « deux nuls, c'est une victoire », rappela encore une fois V. L. Bienstock.
La partie a été ajournée après deux coups. 
 
Photo numéro 2
 
Photo numéro 3
 
L'adversaire le plus fort était P.N. Milioukov (voir la photo n°3). Malgré les efforts du champion du monde de repousser le dénouement tragique, P.N.Milioukov ne put tenir au-delà du 34è coup.
 
Quand est venu le tour du Maestro O.S.Bernstein, c’est E. A. Znosko-Borovsky qui prit la place de l’arbitre (voir photo № 4). Les trois maîtres d'échecs se sont regardés en silence pendant un long moment, apparemment profondément secoués par tout ce qui s'était passé.
La situation a été sauvée par cette même N.A. Teffi.
 - Elle a dit : « quelle étrange idée d’organiser des tournois d’échecs ». - Ce serait mieux si Alexandre Alexandrovitch (Alekhine) nous parlait de l'Argentine.
Le tournoi était alors terminé.
 
Photo numéro 4
Alekhine avec Znosko-Borovsky et Bernstein

samedi 29 octobre 2022

Une proposition de changement de la règle du pat aux échecs

Du début de la Révolution de 1789 jusqu’au début de l’Empire, les joueurs d’échecs quittent le Café de la Régence, et le Salon des Échecs devient un des lieux de ralliement des pousseurs de bois. 

Le Salon des Échecs, tout d'abord au Café de Foy dans les jardins du Palais-Royal (alors Palais Égalité), sera fermé par le Directoire en 1796. Il renaitra alors au Café Morillon, cher à la légende de Dechapelles, puis en 1802 au Café du citoyen Genella. Je vous renvoie à l'article détaillé que j'ai écrit à ce sujet.
 
11 ventôse an IV - 1er mars 1796 - Le Journal de Paris - Retronews
 
Le directoire exécutif arrête ce qui suit (...) 
La réunion formée dans le palais Égalité, sous le nom de Société des Échecs (...) 
sont déclarées illégales et contraires à la tranquillité publique.
Leurs emplacements respectifs seront fermés dans les 24 heures, et les scellés seront apposés sur les papiers y existant.

Journal de Paris - 14 thermidor an X - 2 août 1802 - Retronews
 
Le Citoyen Morillon prévient les amateurs du jeu des échecs, qu'à compter du 25 du courant, le SALON DES ECHECS se tiendra chez le Citoyen Genella, au 1er, rue Saint-Honoré, n°1371, passage de la Cour des Maures. 

Le jeudi 29 vendémiaire, an XI de la République (21 octobre 1802), le Courrier des spectacles publie un article sur une proposition de révision d’une règle du jeu d’échecs, le pat. L’auteur de l’article propose que le joueur qui est "pat", perde la partie.   

Ne faudrait-il pas enfin rajeunir sa législation pour la raccorder avec les institutions nouvelles, en déclarant la victoire dans les deux cas, soit que l’ennemi soit détruit ou fait prisonnier ?

Il est précisé à la fin que les amateurs du jeu d’échecs pourront adresser par écrit leur avis sur le sujet au citoyen Genella au Salon des échecs.
 
Le Courrier des spectacles – 21 octobre 1802
Jeudi 29 vendémiaire, an XI de la République

Aux amateurs du Jeu d’échecs

Le Jeu des échecs qui dans son origine fut l’image fidèle de la guerre, lorsqu’on la faisait à outrance et qu’on ne connaissait point encore le droit des gens ; ne cesse-t-il pas de l’être aujourd’hui en déclarant la partie remise, quand l’un des combattants est réduit à ne pouvoir faire aucun mouvement, tandis que le chef-d’œuvre de l’art pratique consiste au contraire à forcer l’ennemi de se rendre sans combat ?

Ne faudrait-il pas enfin rajeunir sa législation pour la raccorder avec les institutions nouvelles, en déclarant la victoire dans les deux cas, soit que l’ennemi soit détruit ou fait prisonnier ? alors que de temps épargné pour ne courir qu’après un piège qui rebute souvent les nouveaux prosélytes au moment même où ils ont surmonté les difficultés du calcul, et lorsqu’ils sont si nécessaires pour faire passer à la postérité cette échelle de l’esprit humain devant laquelle se sont inclinés les Voltaire, les Rousseau.  
 
Alors aussi on verrait les exploits se multiplier, et jamais changement si simple n’aurait produit de si grands effets ; et qu’on ne nous objecte pas un respect idolâtre pour une institution ancienne : il n’aurait d’autre effet que de retenir dans leurs langes et les arts et les sciences.

C’est ainsi que par l’abus d’un pareil principe on laisse sans restauration des statues inutiles, et qu’on prive le public de beautés qui n’existent souvent que dans l’accord de toutes les parties.

Les amateurs qui voudront émettre une opinion sur cette question pourront le faire par écrit, et le remettre au citoyen Genella, propriétaire de l’ancien établissement des Échecs, rue Honoré, N°1371. Ils seront lus dans un comité qui sera nommé à cet effet, et qui prononcera.

jeudi 27 octobre 2022

Les relations difficiles de Saint-Amant

Dans un précédent article, on découvre les relations difficiles entre Jules Arnous de Rivière et Pierre Charles Fournier de Saint-Amant. 
Mais ce n'est pas la première fois qu'un conflit éclate autour de Saint-Amant. Il y a par exemple le procès lié au tableau de Marlet réalisé durant le match contre Staunton en fin d'année 1843, procès que j'ai déjà abordé sur ce blog.

En fait, en cherchant un peu, il est possible de trouver d'autres éléments concernant cet aspect conflictuel dans les relations de Saint-Amant. En voici un exemple flagrant qui date de 1862 avec Paul Journoud. Ce dernier est un personnage important pour les échecs français durant la décennie 1860 / 1870, et je vous invite à découvrir la biographie écrite par Dominique Thimognier à son sujet. 
 
Paul Journoud - photo que l'on peut dater entre 1865 et 1867
Collection d'Etienne Cornil
 

En 1862, Paul Journoud est chroniqueur d'échecs pour Le Monde Illustré, et c'est également le directeur de la revue d'échecs La Nouvelle Régence. De son côté, Saint-Amant tient la chronique d'échecs du journal Le Sport depuis 1855.
 
Tout d'abord voici l'enchainement des articles de Saint-Amant dans le journal Le Sport et qui vont faire l'objet de la diatribe de Paul Journoud.
 
Le 10 septembre 1862, Saint-Amant publie le problème suivant.
Le texte indique : Les Blancs font mat en deux coups.
 
 

Une semaine plus tard, le 17 septembre 1862, toujours dans Le Sport, Saint-Amant publie un problème de son invention et donne la solution du précédent problème.

Saint-Amant indique que ce nouveau problème est un mat en deux coups... 
Voyez-vous le souci ? Cherchez un peu ce n'est pas trop difficile :-)

Puis le 24 septembre 1862, Le Sport publie un erratum sur le précédent problème.
En fait Saint-Amant précise qu'il s'agit d'un mat en 3 coups... Solution qu'il donne dans Le Sport du 1er octobre 1862.
--> Vous pourrez rejouer tout ceci à la fin de l'article via l'échiquier interactif.



Paul Journoud ne tient pas, et écrit, dans Le Monde Illustré du 27 septembre 1862, une critique sévère et justifiée des problèmes publiés par Saint-Amant. 
 
Je coupe court au suspense. Pour le premier problème, celui-ci est tout simplement incorrect car il admet 4 solutions... Mais c'est surtout pour le deuxième problème créé par Saint-Amant que c'est difficile à avaler. En fait il s'agit d'un mat en 1 coup, que Saint-Amant n'a pas vu en annonçant tout d'abord un mat en deux coups qui n'existe pas, puis un mat en trois coups sans voir l'évidence. Dur dur pour un champion français... On peut imaginer qu'il y avait une antériorité dans leur relation, et Paul Journoud ne se prive pas de démolir Saint-Amant.

Le Monde Illustré - 27 septembre 1862 - Gallica
 
Parmi les journaux parisiens qui publient hebdomadairement des problèmes d'échecs, il en est un que le sportsman affectionne, qui s'occupe spécialement des plaisirs du monde élégant, un épicurien aimable, un causeur charmant, Le Sport enfin, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

Or, le journal Le Sport, qui est plein d'amabilité et de bonne grâce pour les chasseurs et les canotiers, pour les turfistes et autres gentlemen riders, semble se faire un malin plaisir de mystifier les joueurs d'échecs, qui cependant font aussi partie de son public.

Nous nous permettrons d'adresser à cette feuille quelques observations sur ses deux derniers problèmes, usant en cela du droit légitime qu'a tout simple amateur de parler sur une question qui lui est donnée à résoudre.

Donc, un de nos correspondants nous faisait savoir ces jours derniers qu'il avait résolu de cinq manières différentes un problème en deux coups, proposé par Le Sport dans son numéro du 10 septembre. Le fait était curieux et méritait d'être éclairci. Vérification faite, il s'est trouvé que notre correspondant était allé un peu trop loin, mais qu'il existait réellement quatre solutions différentes, ce qui signifie, en termes intelligibles pour tout le monde, que ce problème a trois solutions de trop, ou qu'il est triplement faux.

Au surplus, il est tiré d'une ancienne collection, et, selon toute probabilité, il a été arrangé ou plutôt dérangé par M. Saint-Amant pour son usage particulier et pour les lecteurs du Sport. Mais ce n'était là que le commencement de notre surprise, et le numéro suivant du même journal devait nous offrir, au lieu d'une rectification que nous espérions y trouver, quelque chose de plus fort, en manière de bouquet. C'est encore un mat en deux coups dont il s'agit dans ce numéro du 17 septembre, une composition de M. S. A. Chose très singulière ! pendant que le problème précédent avait infiniment trop de solutions, pour un problème seul, ce dernier, par une bizarre compensation, n'en a pas du tout ; il est vrai de dire, pour être juste, que le mat peut se donne en un seul coup !

Il est encore vrai qu'il se fait en trois en quatre, etc., c’est-à-dire qu'il n'est absolument impossible que dans le nombre de coups proposé. Pour l'honneur des échecs français, nous avons voulu prévenir charitablement la rédaction du Sport, qui probablement publie ces productions étranges sans penser à mal, croyant peut-être donner des chefs-d’œuvre. 

Et dire que ces énormités, décorées fallacieusement du titre de problèmes, sont signées d'un nom qui, à tort ou à raison, a eu une certaine notoriété dans les échecs !

Paul Journoud
 
Voici les deux problèmes publiés par Saint-Amant.


[Event "Le Sport"] [Site "?"] [Date "1862.09.17"] [Round "?"] [White "Saint-Amant"] [Black "Mat en 1 coup"] [Result "1-0"] [SetUp "1"] [FEN "8/3K4/8/2k5/2p2B2/2NP4/1R2P3/8 w - - 0 1"] [PlyCount "1"] [EventDate "1862.??.??"] {[%evp 0,1,29999,-30000]} {[#]} 1. Be3# {Ce mat en 1 coup a échappé à plusieurs reprises à Saint-Amant} (1. d4+ Kxd4 2. Kd6 Kxc3 3. Be5# {La solution donnée par Saint-Amant.}) 1-0 [Event "Le Sport"] [Site "?"] [Date "1862.09.10"] [Round "?"] [White "Saint-Amant"] [Black "Mat en 2 coups"] [Result "1-0"] [SetUp "1"] [FEN "2R5/8/3p4/3kNK2/r7/2Q2Pqn/8/b7 w - - 0 1"] [PlyCount "3"] {[%evp 0,3,29997,29998,29999,-30000] [#]} 1. Qc5+ (1. Qd3+ Bd4 (1... Rd4 2. Qb5#) 2. Qe4#) (1. Qc6+ Kd4 2. Qe4#) (1. Qb3+ Kd4 (1... Rc4 2. Qxc4#) 2. Qd3#) 1... dxc5 2. Rd8# 1-0

mardi 25 octobre 2022

Paris, 15 mars 1922, simultanée d'Alekhine à l’aveugle sur 12 échiquiers

 
Alexandre Alekhine arrive à Paris en début d’année 1922, après avoir fui la Russie Bolchévique. L’année précédente la rumeur le donnait même pour mort. Par exemple Alphonse Goetz écrit dans son manuel Cours d’Échecs - Paris, Libraire Chapelot en 1921 :

Malheureusement ce jeune et brillant maître, issu de la haute bourgeoisie russe, semble avoir péri dans un des innombrables massacres organisés par les soviets. 
 

 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
L'Action Française - 13 novembre 1921 - Retronews
 
Mais Gaston Legrain dans L’Action Française du 13 novembre 1921, avait ensuite rassuré le microcosme échiquéen en écrivant :

On fut longtemps sans nouvelles du jeune maitre Alekhine, alors qu’il était sous l’œil des barbares moscovites. Sa mort fut même annoncée. Il a enfin repris sa place parmi les civilisés. Le tournoi international de La Haye vient de se terminer par sa victoire, et ses derniers exploits montrent qu’il est de taille à se mesurer avec le champion du monde.

Ce n’est pas la première fois qu’Alekhine se rend à Paris où il va s’y installer peu de temps après. Il s’était rendu au Café de la Régence en septembre 1913 après sa victoire au tournoi de Scheveningue aux Pays-Bas, puis à la mi-juillet 1914, alors qu’il est en route vers le tournoi de Mannheim en Allemagne. Nous étions alors à quelques jours du début de la première guerre mondiale.
 
Alexandre Alekhine devant une grille au Palais-Royal.
Gallica - Agence Meurisse - Mars 1922

Mais revenons à mars 1922. Le site Gallica a mis en ligne deux photos de cette époque. La première représente un Alekhine jeune. La photo a très probablement été prise au Palais-Royal. On reconnait les grilles caractéristiques qui entourent la galerie qui donne sur le jardin du Palais-Royal. Alekhine est souriant. Est-ce après son brillant résultat ? La deuxième photo de l'agence Meurisse se trouve un peu plus bas dans cet article.

Alekhine va donc donner une simultanée à l'aveugle sur 12 échiquier au Café de la Rotonde, siège de l'association Les Échecs du Palais-Royal.

L’évènement est annoncé dans la presse, et comme l’écrira le journal Le Rappel quelques jours après la simultanée, le 22 mars 1922, il y a une grosse incertitude sur le nom du champion pour les journalistes parisiens…
 
Le Rappel - 22 mars 1922 - Retronews
 
Ce fameux champion du jeu d’échecs qui gagna onze parties sans voir les jeux a connu la popularité durant trois jours. Mais personne n’est d’accord sur l’orthographe de son nom ; il l’appel tantôt Alekine, tantôt Alokhine, ou encore Malekine, Malekhino, Alekhino…
Qui nous dira son nom véritable ? On lui doit bien ça !
 

 
 

Ainsi dans son édition du 15 mars 1922, Le Petit Parisien passe l’annonce suivante :

Échecs : de 3 à 7 heures, café de la Rotonde (Palais-Royal), douze parties simultanées à l’aveugle, par le jeune champion russe Blokhine (sic)

 
 
 
 
 
 
 
Ou bien encore dans le journal Comoedia du 15 mars 1922

Les Joueurs d’Échecs

Dans le calme du Palais-Royal, d'où la vie bruyante semble s’éloigner tous les jours, les joueurs d'échecs ont élu domicile. Demain les paisibles habitués du café de la Rotonde seront témoins d'un match sensationnel et peu banal : un jeune champion russe, M. Alokine conduira simultanément douze parties, sans consulter les échiquiers, ceci constitue un tour de force qui dénote une rare mémoire et une faculté d'association d'idées peu normal.
Au dix-huitième siècle, Philidor joua ainsi trois parties; en 1858, à Birmingham, Paul Morphy en joua 8, ce record était battu depuis par Pillsbury, enfin le maitre Kostich atteignait dix il y a trois ans.

 
En fait, jouer sur 12 échiquiers constitue effectivement un tour de force, mais nous sommes loin du record d’alors avec 25 parties à l’aveugle en 1921 par Breyer. Alekhine battra ce record en 1925 à Paris sur 28 échiquiers puis à Chicago en 1933 sur 32 échiquiers.

Voici un compte rendu, parmi d’autres, paru dans la presse parisienne, le journal L’Avenir du 16 mars 1922. A noter que j’ai corrigé les noms pour ne pas choquer le lecteur :-) Allikin en Alekhine, Pacablanca en Capablanca… Notez que le match Capablanca – Alekhine aura lieu 5 ans plus tard en 1927 à Buenos-Aires. L’auxiliaire de la simultanée est probablement Victor Kahn. Et il est intéressant de noter que le coups sont indiqués via la notation algébrique qui ne s’imposera en France qu’une dizaine d’années plus tard.
 
L'Avenir - 16 mars 1922 - Retronews - Une photo de mauvaise qualité hélas.

Il est, au Palais-Royal, un café dont les habitués aiment le silence du jardin qui les entoure. Si Camille Desmoulins revenait et qu'il montât sur une chaise pour lancer un nouveau cri de révolte. il ne réussirait pas à distraire ces messieurs de la pacifique stratégie à laquelle ils se livrent : ces messieurs jouent aux échecs, ils jouent à toutes les tables. Leurs parties sont très longues et quand l'heure de la fermeture les interrompt. elles sont reprises le lendemain au point où elles ont été laissées.

C'est dans ce café que M. Alekhine a joué, hier après-midi, douze parties à la fois. Ses adversaires lui ont chaudement disputé la victoire, mais ils avaient affaire à un joueur qui est digne de se mesurer avec le champion du monde. De nationalité russe, mais de physionomie nettement polonaise, M. Alekhine est né en 1893 :

— Dès l'âge de sept ans, nous a-t-il dit, j'appris les règles du noble jeu. À douze ans, on me donna le titre de « maitre » et je commençai bientôt à parcourir le monde pour lancer des défis. J’ai vaincu Tolstoï et Trotsky. Le fils de ce dernier ne pouvait me rendre que le cavalier. Je viens de sortir vainqueur de trois tournois internationaux et je me mesurerai, l’année prochaine à La Havane, avec Capablanca, champion du monde. Si les confidences vous intéresse, je puis encore vous dire que j’ai perdu mes immenses propriétés de Russie, mais que l’amour des échecs m’a consolé de ma ruine.  

Douze échiquiers sont disposés sur deux rangs. Les douze partenaires prennent place. M. Alekhine s’assied dans un fauteuil et leur tourne le dos. Son auxiliaire, M. Kahn, ordonne :
—    Apportez-lui son café !

Le maitre boit quelques gorgés et déclare qu’il est prêt. M. Kahn, dont le domaine est l’allée centrale réservée entre les deux rangées de partenaires, passe devant chaque échiquier et exécute les ordres algébriques que lui donne M. Alekhine :
—    Première partie : e4-e4 ; deuxième partie : d2-d4 ; troisième partie : c2-c4…

Au deuxième tour, la lutte s’engage : M. Kahn fait connaitre à M. Alekhine, toujours par la méthode algébrique, le jeu de chaque adversaire, et il exécute aussitôt la réplique que le maitre lui dicte après quelques secondes de réflexion.

Déjà les spectateurs commencent à admirer la prodigieuse mémoire de M. Alekhine, qui est capable de se rappeler dans le même temps douze parties et de voir avec l’œil du cerveau douze échiquiers auxquels il tourne le dos. Peu à peu l’on cesse de s’étonner de ce prodige pour admirer surtout le jeu, les douze jeux du virtuose. Parfois, il réfléchit plus longuement, flairant les desseins d’un adversaire particulièrement dangereux ; puis, d’une voix sûre et forte, il lance un ordre :
—    Fou b5
 

 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Quelques spectateurs passionnés s’instruisent et prennent des notes. Un Américain laisse parfois échapper un « aoh ! » admiratif. Dans la salle voisine, pourtant, des joueurs obstinés continuent leur partie quotidienne sans s’occuper de celui qui prononce avec un caractéristiques accent slave :
—    Fou prend cavalier !
Mais peu à peu ces indifférents se lassent tenter par l’appât d’un spectacle si rare, et ils se pressent autour des douze tables qui leur semblent en cette minute infiniment plus précieuses que les douze tables des lois romaines…
Ils oublient que le diner les attend : il est sept heures du soir, le match est commencé depuis quatre heures de l’après-midi. M. Alekhine a déjà battu deux de ses adversaires, il ne lui reste plus que dix victoires à remporter !
Mais, à partir de ce moment, les évènements se précipitent. Une heure après, exactement à 8h10, le champion avait gagné 11 parties et la dernière était déclarée nulle. Admirable ! 
 

Excelsior - 16 mars 1922 - Retronews
 

Le Petit Journal - 16 mars 1922 - Retronews
Notez la présence d'une femme parmi les joueurs, ce qui n'est pas banal pour l'époque.
Sur les deux photos, Alekhine, de dos, est repéré par une croix.

Un dessin humoristique de circonstance est également publié dans le journal Excelsior du 19 mars 1922
 
Les champions - dessin inédit de Lucien Métivet
- Épatant, ce joueur d'échecs ! douze parties en tournant le dos aux échiquiers !
- C'est comme ça que je peins, sans jamais regarder ma toile.
 
A ma connaissance, la seule partie connue de cette simultanée est celle contre un dénommé Villeneau.
La partie est tout à fait correcte, l'adversaire d'Alekhine était d'un bon niveau, sauf qu'on sent qu'il ne savait plus quoi faire en milieu de jeu dans une position approximativement égale. Alekhine prendra alors irrémédiablement le dessus pour l'emporter. 
La partie est publiée sans commentaire dans le journal Excelsior du 9 avril 1922

Excelsior - 9 avril 1922 - Retronews

[Event "Paris, Palais-Royal"] [Site "?"] [Date "1922.03.16"] [Round "?"] [White "Alekhine, Alexandre"] [Black "Villeneau"] [Result "1-0"] [ECO "A29"] [PlyCount "79"] {Une des 12 parties à l'aveugle jouées par Alekhine au Café de la Rotonde au Palais-Royal, le mercredi 15 mars 1922.} 1. c4 e5 2. Nc3 Nf6 3. g3 Nc6 4. Bg2 Bb4 5. Nf3 d6 6. O-O O-O 7. a3 Bxc3 8. dxc3 h6 9. h3 Ne7 10. c5 e4 11. cxd6 cxd6 12. Nd4 d5 13. f3 Nf5 14. Nxf5 Bxf5 15. g4 Be6 16. g5 hxg5 17. Bxg5 Qb6+ 18. Qd4 Qxd4+ 19. cxd4 Nh7 20. Be7 Rfe8 21. Bc5 e3 22. f4 b6 23. Bd6 Rad8 24. Bb4 g6 25. Rac1 a5 26. Be1 Bc8 27. Bh4 Rd6 28. Rc7 Ba6 29. Bf3 Bc8 30. Kg2 Bf5 31. Rfc1 Be4 32. R1c3 Bxf3+ 33. Kxf3 Rde6 34. R7c6 Re4 35. Rxb6 g5 36. Bxg5 Nxg5+ 37. fxg5 Rxd4 38. Rxe3 Rxe3+ 39. Kxe3 Rh4 40. Rh6 1-0

lundi 24 octobre 2022

Complément à la lettre du 8 mai 1855 d'Arnous de Rivière à von der Lasa

Dans mon précédent article, Arnous de Rivière parle d'un article au sujet de Saint-Amant dans le journal Le Sport en 1855. Le contexte est celui que j'ai expliqué : selon Jules Arnous de Rivière, Saint-Amant fait semblant de se préparer pour le tournoi international d'échecs de Paris prévu en cette année 1855, alors qu'il torpille le projet par ailleurs.
 
Il écrit dans sa lettre : Le Sport a publié des petits articles de lui où il se vante de vouloir prendre part à la lutte et annonce qu’il s’est remis à jouer contre M. Devinck pour pratiquer cette forme « d’entrainement » qui est si nécessaire quand on veut s’engager dans un défi aussi sérieux.


Et comme vous pourrez le constater un peu plus loin, l'article du journal Le Sport est particulièrement flatteur pour Saint-Amant, nous sommes à la limite de la flagornerie ! Il n'est pas impossible que ce soit lui-même qu'il l'ait rédigé (comme le laisse entendre Jules Arnous de Rivière). Notez que les parties, dont il est question, ne seront pas publiées.
 
Au sujet de l'adversaire de Saint-Amant, François Jules Devinck, je vous renvoie à la petite biographie écrite par Dominique Thimognier sur son site Héritage des Échecs Français. Sa page Wikipedia est également intéressante.

François Devinck
Album des députés du Corps Législatif entre 1852 et 1857

Voici donc l'article en question dans le journal Le Sport, où Saint-Amant fut le chroniqueur d'échecs de 1855 à janvier 1862 quand il cède sa place à Jean Préti (futur fondateur de la revue La Stratégie). Plus exactement le nom de Saint-Amant apparait pour la première fois dans le numéro 7 du Sport le jeudi 2 novembre 1854, où il rédige un article au sujet d'une chasse à l'ours en Californie ! Nous sommes loin du jeu d'échecs !


Le Sport - 29 mars 1855 - Gallica

Échecs

Depuis un mois, les habitués du Cercle des échecs ont suivi avec un vif intérêt une série de parties entre MM. Saint-Amant et Devinck. Le grand maître faisait avantage de pion et trait à son habile adversaire, qui passe, depuis vingt-cinq ans, pour un des meilleurs stratègiciens (sic) de l’échiquier français. Élève de La Bourdonnais, il a soutenu d’une pratique assidue l’étude approfondie de la théorie, aussi peut-on dire qu’il a apporté à la culture des échecs la même distinction que dans ses plus graves occupations magistrales et législatives.

M. Saint-Amant a fait ces quelques parties en vue de suivre nos avis sur l’entrainement, dans la probabilité du grand tournoi de l’Exposition. D’après le résultat, le maître n’aurait rien perdu de la puissance de ses brillantes facultés. Nous donnerons plus tard deux ou trois des meilleures parties, que nous tâcherons de livrer avec des annotations, dignes à la fois des deux célèbres joueurs et des lecteurs du Sport.

dimanche 23 octobre 2022

Lettre d‘Arnous de Rivière à Tassilo von der Lasa en date du 8 mai 1855

Voici la 5ème lettre, dont je dispose, de la correspondance entre Jules Arnous de Rivière et Tassilo von Heydebrand und der Lasa, conservée à Kornik en Pologne.

 
Cette lettre est à mes yeux la plus importante de la correspondance entre Tassilo von der Lasa et Jules Arnous de Rivière. Arnous de Rivière dévoile ce qu’il pense de Saint-Amant et explique que ce dernier est la cause de l’échec de l’organisation du tournoi international d'échecs de Paris en 1855

Pierre Charles Fournier de Saint-Amant
Je n'ai pas la source de cette photo...
 
Saint-Amant se défile, et manifestement il a peur de ne pas être à la hauteur de ce tournoi international qui regroupera les meilleurs joueurs du Monde et de se retrouver ainsi humilié. Un peu comme l’attitude d’Howard Staunton 3 ans plus tard avec l’arrivée de Morphy en Angleterre. Staunton fera tout pour éviter un match contre le jeune prodige américain.

Arnous de Rivière évoque au sujet de Saint-Amant « son gouvernement des Tuileries en 48 ». Au moment de la Révolution de février 1848, Saint-Amant est nommé gouverneur des Tuileries par le gouvernement provisoire. Il semble que Saint-Amant en tire de la vanité à tout instant. Il écrira même un fascicule sur cette expérience.

Il parle également des manœuvres souterraines de Saint-Amant pour torpiller l'organisation du tournoi. Bref les relations ne vont pas pour le mieux, et ce tournoi historique n’aura hélas jamais lieu... 
 
Le drame des Tuileries, par Saint-Amant, Paris 1848

Puis Arnous de Rivière évoque à nouveau le manuscrit de Doazan (que j'ai mentionné dans l'article relatif à la 4e lettre et pour lequel je consacrerai un prochain article) qui intéresse tant von der Lasa.
Dozan est prêt à lui vendre, mais cela ne se fera pas.

Enfin Arnous de Rivière indique que Claude Vielle (le propriétaire) a vendu le Café de la Régence. Claude Vielle assistera à l’inauguration officielle du nouveau Café de la Régence le 15 août 1855 bien évidemment. C’est grâce à lui que l’antique café pourra poursuivre son histoire avec le jeu d’échecs pendant encore un siècle supplémentaire. 
 
Voici le texte de la lettre :


Paris, 8 mai 1855
 
Monsieur,

Vous me demandez en premier lieu s’il faut renoncer à l’idée d’un tournoi. Je vous répondrai avec une grande franchise quoique la matière soit délicate et qu’il me faille attaquer une des notabilités des échecs, mais je m’ouvre à vous sans réserve sachant à quel esprit discret et élevé au-dessus des coteries j’ai affaire en votre personne.

Vous connaissez mieux que moi le caractère et les antécédents de M. de Saint-Amant son orgueil immense et les moyens qu’il a mis en œuvre pour s’ériger en piédestal, avec quel soin il évite les occasions de se mesurer avec les forts joueurs… etc… je n’ai rien à vous apprendre de bien neuf sur toutes ces choses ; M. de Saint-Amant n’est ni un gentleman ni même un de ces hommes dont la probité est parfaitement nette, sa conduite politique a été déplorable, et comme il rappelle à chaque instant son gouvernement des Tuileries en 48, il s’est attiré le ridicule autant qu’il s’était attiré le blâme. 
 

Les rapports sont difficiles avec M. Saint-Amant. Je le vois rarement, nous ne parlons presque pas ; il semble deviner que j’évite de me lier, il craint que je ne sois au courant des mauvaises actions de sa vie, il est extrêmement mielleux dans sa politesse vis-à-vis de moi et je reste convaincu qu’il ne laisserait pas échapper une occasion secrète de m’être nuisible. Ceci vous expliquera Monsieur pour qui Monsieur de Saint-Amant fait une opposition souterraine au projet de tournoi que j’avais mis en avant. D’un côté il ne veut pas être obligé de jouer et il sent qu’il ne pourrait éviter, d’un autre côté il est envieux et systématiquement hostile à toute tentative faite en-dehors de lui pour ranimer le goût des échecs en France.

J’ai fait beaucoup de concessions dans l’intérêt des échecs, j’ai flatté l’amour-propre de ce personnage en répétant dans le Cercle que lui seul pouvait diriger avec succès le tournoi, il s’est rengorgé, il a trouvé mes paroles enchantées et s’est engagé à pousser à la roue mais tout en promettant son concours il effrayait les membres du Cercle et encourageait leur apathie soit en choisissant dans le passé du Cercle toutes les mésaventures propres à les faire réfléchir soit en grossissant les obstacles et particulièrement les difficultés de se procurer de l’argent. De sorte que plusieurs membres que l’on avait entrainés dans un beau moment de zèle se sont cramponnés à ces objections et sont arrivés avec une vitesse merveilleuse, comme leur logique, à conclure que le tournoi était chose impossible.

Alors, et sur le point d’ouvrir les listes de souscriptions, je me suis arrêté. Je n’ai pas osé assumer une responsabilité qu’on m’aurait rendu trop lourde, mais je vois par ma correspondance que l’idée d’un tournoi plaisait à une foule d’amateurs distingués soit en France soit à l’étranger, il ne se passe pas une semaine que je ne reçoive de substances à ce sujet.
 

Le mauvais vouloir d’un faux frère aura tout empêché. N’allez pas croire cependant que M. Saint-Amant exprime formellement une opinion contraire au tournoi projeté, Le Sport a publié des petits articles de lui où il se vante de vouloir prendre part à la lutte et annonce qu’il s’est remis à jouer contre M. Devinck pour pratiquer cette forme « d’entrainement » qui est si nécessaire quand on veut s’engager dans un défi aussi sérieux.

Le tournoi n’ayant pas lieu, il publiera qu’il le regrette profondément ; enfin il n’est préoccupé que de lui dans une question qui intéresse le progrès du jeu et l’agrément des joueurs de tous les pays, M. Saint-Amant n’a jamais considéré les échecs que comme un moyen de gagner ? de l’argent et de se faire connaitre.

Mais pardon de ces détails qui ressemblent aux cancans de province, mais j’ai voulu vous donner la véritable raison de l’insuccès de notre projet et vous prouver qu’il n’y a pas eu négligence de ma part.
 
M. Doazan attache du prix à son manuscrit et désir le conserver ; cependant il reconnaît que dans l’intérêt de l’art il serait mieux placé entre vos mains qu’entre les siennes ; M. Doazan me charge de vous exprimer, Monsieur, son vif désir de vous connaitre, il espère que vous vous déciderez à venir passer quelques jours à Paris – Vous jugeriez de la valeur du manuscrit par vos propres yeux et si vous teniez décidément à l’avoir, je crois pouvoir vous dire que son propriétaire s’en dessaisirait avec l’amabilité qui lui est personnelle.
 
Je m’occupe il est vrai de publier un journal d’échecs, mais que les temps sont mauvais… M. Vielle a vendu le Café de la Régence, j’ignore encore si le nouveau propriétaire sera disposé à faire les frais de cette publication.
 
Je vous prie d’agréer, Monsieur, les nouvelles assurances de ma considération la plus distinguée.
J.Arnous de Rivière

95 Faubourg Saint-Honoré
 

 





jeudi 20 octobre 2022

La naturalisation française de Samuel Rosenthal

Dans un précédent article, j'abordais ce que je pensais être la naturalisation de Samuel Rosenthal, figure incontournable des échecs en France de 1864 (année de son arrivée en France) à 1902 (année de son décès). 
 
En fait, cet ancien article confondait deux notions séparées pour obtenir la nationalité Française à cette époque (fin XIXe siècle) : une première étape dite "d'admission à domicile", état intermédiaire entre le statut d'étranger et celui de citoyen Français, puis la naturalisation proprement dite quelques années plus tard. J'ai donc remanié cet ancien article incorrect et ce présent article apporte des nouveaux éléments.

Photo de Samuel Rosenthal publiée dans son livre sur le tournoi de Paris en 1900.
Fonds Mennerat

Cette première étape "d'admission à domicile" de Rosenthal date de décembre 1884, via un décret signé par le président de la République (voir le précédent article), et publié seulement en fin d'année 1887.

Est-ce Rosenthal lui-même qui a entretenu la confusion sur sa naturalisation ? Car en décembre 1886, son ami, le britannique Leopold Hoffer (fondateur de la revue d'échecs Chess Monthly) écrit dans The Fortnightly Review de décembre 1886 :

Il est maintenant naturalisé Français 

Alors que ce n'est pas vrai !
Et la confusion apparait également dans l'article nécrologique paru dans La Stratégie en 1902, où il est mentionné "(il) se fit naturaliser français en 1888".

La Stratégie

Dans son dossier de naturalisation (archives Nationales) la date officielle ne s'y trouve pas, mais on trouve le document dans les archives Nationales en ligne
 
BB/34/397 Décret de naturalisations du 26 décembre 1889 - 5180 X 84 ROZENTHAL, Samuel ROZENTHAL,

Samuel Rosenthal est donc naturalisé Français le 26 décembre 1889.

Rozenthal (Samuel) professeur d'échecs né le 7 septembre 1837 à Suwalki (Pologne russe) demeurant à Neuilly (Seine).

Voici une lettre de motivation de Rosenthal, suivi du soutien de son ami Joseph Reinach, directeur du journal La République Française, où Samuel Rosenthal tenait la chronique d'échecs.


Archives Nationales - Notez que Rosenthal signe lui-même son nom avec un Z.
Pour quelle raison ? Mystère...
 

Paris le 24 juin 1889

S. Rozenthal demeurant à Neuilly-sur-Seine, Avenue du Roule 46 bis, Villa du Roule 12, prie de vouloir bien lui accorder la naturalisation comme citoyen français et l’affranchissement de la taxe.

A son Excellence
M. Le Ministre de la Justice

Né en Pologne, venu à Paris par suite des évènements de 1864, le soussigné s’est occupé depuis ce temps exclusivement du jeu des Echecs. Il a représenté la France dans différents congrès d’échecs internationaux, est devenu champion attitré des joueurs français depuis le concours national de 1881, et a été nommé par le gouvernement espagnol chevalier de l’ordre de Charles III par suite de ses travaux sur les échecs.
Actuellement il est rédacteur du département des échecs à la « République Française » et au « Monde Illustré ».
Par décret de M. le président de la République, n° 5180 du mois d’octobre 1884, l’admission de domicile en France lui a été accordée.
Il vient maintenant solliciter de la bienveillance de M. le Garde des Sceaux, de bien vouloir lui accorder la naturalisation comme citoyen français et de vouloir l’affranchir de la taxe.

Agréez, Monsieur le ministre, l’expression de ma plus haute considération

Votre dévoué serviteur
Samuel Rozenthal

Et le courrier de soutien de Joseph Reinach 

Joseph Reinach (ici en 1912), directeur du journal La République Française, et ami de Rosenthal.
 

Archives Nationales
 
Paris, le 30 juin (1889)

La République Française
42, Chaussée d’Antin
Cabinet du directeur politique

Mon cher ministre
Permettez-moi de vous recommander bien instamment la demande ci-jointe de mon ami Rosenthal, rédacteur à la République Française, le plus grand maitre es-arts des échecs des deux mondes, champion français dans vingt tournois. Il n’y a qu’une signature à donner pour faire la joie d’un français de cœur qui veut être un français de fait.

Votre très affectionné,
Joseph Reinach