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samedi 15 février 2025

Différents baux de location - Le Café de la Régence au XVIIIème siècle - 5ème partie

Complément du 22 mars 2025
Suite à ce découvertes sur les différents baux de location, j'ai mis à jour la liste des limonadiers, gérants du Café de la Régence. Un des premiers articles de ce blog. 
 
Correction du 18 avril 2025
Un des noms lus n'est pas Repucu, mais Nepveu...La difficulté de la paléographie.
 
Voici l'avant dernier article consacré à ma visite aux archives nationales en octobre dernier.
Celui-ci est consacré aux différents baux de location des boutiques qui constituent le Café de la Régence au XVIIIe siècle. 
Ils proviennent essentiellement de la côté Q/1/1146 qui est particulièrement riche.
Ces différents baux de location permettent de retracer une histoire légèrement différente de ce qui est couramment rapporté concernant l'histoire du Café de la Régence. 
 
Par exemple ce qu'indique la revue l’Échiquier Français en mai 1906 (5ème numéro).
Le premier gérant du futur Café de la Régence serait un sieur Lefèvre, et son successeur appelé Leclerc, etc. C'est ce que je reprends à tort dans mon livre, en y ajoutant un dénommé Antoine de Ramez, mais la côté Q/1/1146 permet de corriger tout ça.

Extrait de l’Échiquier Français de mai 1906.
 
Côte Q/1/1146 - Document (bail) daté du 4 septembre 1697
 
D'autres documents sont antérieurs à cette date dans la côte Q/1/1146. Mais arbitrairement c'est ce document daté de 1697 avec lequel je commence. Le café, en tant que boisson, arrive à Paris dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et les premiers établissements sont créés à la fin du XVIIe siècle, dont le futur Café de la Régence. Puis la plus ancienne trace du jeu d'échecs dans un café parisien trouvée à ce jour date de 1718, comme je l'indique dans un précédent article.
 
 
Le 4 septembre 1697
Bail de la maison dite en 1769 le Caffé de la Régence

Le bail de 3 ans est contracté par Nicolas Nepveu d'Angerville et Marie Nepveu.
Maison sise rue Saint-Thomas du Louvre faisant face sur la Place du Palais-Royal. Trois boutiques, chambres appartenances et dépendances.
 
Il n'est pas fait mention d'un certain M. Lefèvre, et cela fait donc apparaitre un gérant inconnu jusqu'à lors.
Poursuivons...

Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté du 3 septembre 1704
 


Ce document nous apprend que le propriétaire de l'immeuble est Gabriel du Maitz Chevalier seigneur de Goimpy. C'est cette famille qui en sera propriétaire tout au long du XVIIIe siècle jusqu'à l'achat de l'immeuble par la ville de Paris en 1774 (voir l'article dédié).
 
Extrait :
"...promet faire jouir à Noël Lavoisiere marchand Me (Maître) limonadier à Paris et Marie Henriette Fevre ( = Fèvre).... "
 
Il est précisé que le bail commence à partir du 1er janvier prochain (donc en 1705), qu'il concerne 2 boutiques (sur les 3 qui composent le rez-de-chaussée de l'immeuble), pour un bail d'une durée de 3 ans, et un montant annuel de 1400 livres.
 
Il est donc fait mention d'une Marie Henriette Fèvre. Est-ce la fameuse Le Fèvre dont il est question à l'origine ? Tout ceci n'est pas très clair car ce nom est cité en 1691 bien avant ce bail de 1704.
 
Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté du 10 septembre 1705
 


Bail commencé en 1705 et n‘est allé que jusqu’en 1709, d'après une note manuscrite en entête du document.
 
Deux noms et une profession apparaissent :
Jean Lecointre Maitre rôtisseur et Germaine Cécile Landrin

Une boutique, une soupente, Loyer 300 livres
La fin du bail indique que le propriétaire les décharge du bail le 2 octobre 1709.
 
Ce bail nous apprend donc qu'au début du XVIIIe siècle, le futur Café de la Régence est partagé entre un maitre rôtisseur, qui occupe une des trois boutiques, et un maitre limonadier qui occupe les deux autres boutiques.
 
Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté du 27 décembre 1710
 
C'est à ce moment-là qu'apparait Antoine Déramées, Déramée, Déramez, des Ramez, de Ramez selon les orthographes rencontrées. Il sera le gérant du café de 1710 à 1737.  Et c'est seulement ensuite qu'apparaitra Leclerc dont il est question au début de cet article.Ce bail de 1710 marque également la jonction des 3 boutiques qui vont former le Café de la Régence proprement dit.
 
Ajout du 19/03/2025 - Dans un document des archives (côte Y//12149) Antoine de Ramez signe ainsi son nom. C'est donc cette orthographe que je vais choisir.
 
C'est donc Antoine de Ramez qui va nommer le lieu "Café de la Régence" en 1718, qui va probablement introduire et accepter le jeu d'échecs dans ce café parisien, et dont Antoine François de Legall, sire de Kermeur, sera le premier maître Français du jeu d'échecs à partir des années 1720 en attendant l'arrivée de Philidor quelques décennies plus tard.
 

 
à Antoine Desramées marchand limonadier
et à sa femme Marie Jeanne Mirat
 
Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté de 1720 


Ce bail de 1720, toujours à Antoine de Ramez, contient un paragraphe intéressant. Outre le prix du loyer annuel, il doit fournir au bailleur "6 livres de café bon loyal" !
A noter que c'est tout le bâtiment qui est en location à Antoine de Ramez.
 
Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté de 1729
 
Il s'agit de la continuité de la location par Antoine de Ramez et sa femme Marie Jeanne Mirat. 

Son épouse décède probablement, vers 1730, car une côte des archives nationales, MC/ET/IX/640 , nous apprend qu'un mariage a lieu à Paris le 4 mars 1734 entre Antoine de Ramez, chef d'échansonnerie du duc d'Orléans, et Marie-Julie Turgis
 
Échanson :  Personnage qui était chargé de servir à boire à la table d'un roi, d'un prince. 

Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté du 14 août 1737




Bail de la maison place du Palais Royal fait à M Le Clerc pour 9 années commencé à Pâques 1738
9 ans à François Le Clerc Maitre limonadier et maitre distillateur (ce dernier n'est pas marié comme l'indique le bail).
 
A noter l'orthographe changeante de son nom : Le Clerc, Leclerc, Leclair, Le Clair sont les différentes variantes que j'ai trouvées de ce gérant du Café de la Régence.

(…) Maison sise à Paris place du Palais Royal appartenant à Messire de Goimpoy consistant en trois boutiques quatre caves, cinq étages de chambres et grenier au-dessus des lieux d’aisances et  dépendances de la maison

Loyer 2300 livres annuel... engagement de verser du Café 6 livres par an de bon café loyal...Antoine de Ramez a cédé son droit au bail à Leclerc le 7 novembre 1736.

Le 20 avril 1746, Leclerc va décéder (côte Y/12149 pour laquelle je consacrerai un article dédié), et Antoine de Ramez s'occupera quelques semaines encore du Café de la Régence (il vivait dans l'immeuble et avait un lien familial avec François Le Clerc).
 
Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté du 20 juin 1746




Bail daté du 20 juin 1746 selon la dernière page, pour une durée de 9 ans à Guillaume Rey et Jeanne Collot pour 2400 livres de loyer, ainsi que du chocolat et du café à livrer chaque année !
C'est ce Guillaume Rey qui est cité dans Le Neveu de Rameau de Diderot (écrit entre 1762 et 1773 environ). Guillaume Rey va rester le gérant du Café de la Régence pendant près de 30 ans !

Si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence. Là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu ; c’est chez Rey que font assaut le Légal profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ; qu’on voit les coups les plus surprenants et qu’on entend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs comme Légal, on peut être aussi un grand joueur d’échecs et un sot comme Foubert et Mayot 

Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté de 1756
Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté de 1765

Ces deux baux sont toujours au nom de Guillaume Rey, maitre limonadier, et Jeanne Collot.
 
à Guillaume Rey et Mme Jeanne Colleau...
Bail de 9 ans 2400 livres par an en 4 quartiers...
Consistant en trois boutiques n’en formant qu’une, quatre caves, cinq étages de chambres et greniers au dessus aisances et dépendances...
 
Avec toujours du café et du chocolat à livrer au bailleur une fois par an.

Côte Q/1/1186 - Document (bail) daté de 1772

La propriétaire du bâtiment, qui le met en location, est Marie Marguerite Antoinette Louise de Pas de Feuquière veuve de Mgr Henry Dumaitz Chevalier seigneur de Goimpy

La bail démarre à Pâques 1774.

(…) bail donné à loyer pour neuf années entières et consécutives qui commenceront au jour en fête de Pasques mil sept cent soixante quatorze et promis le temps durant faire jouir au M. Guillaume Rey marchand limonadier à Paris y demeurant dans la maison cy après paroisse Saint- Germain l’auxerrois (…)
Une maison (…) sise en cette ville place du palais royal consistante en trois boutiques confondues en une seule, quatre caves, cinq étages de chambre en greniers au dessus aisances et dépendances de la maison (…)


Rey dit la connaitre parfaitement pour l’occuper depuis plusieurs années.
3000 livres de loyer par an payer en 4 fois par an, 1er paiement le 1er juillet 1774

Et toujours la même clause particulière :

Plus à la charge de fournir pour chacune année au premier avril douze livres de Caffé moka la meilleure qualité et quatre livre de chocolat à une vanille qui ne pourra être de moindre prix qu’à raison de cent soles la livre à commencer la première livraison au premier avril mil sept cent soixante quatorze  

Promet et l’oblige le Sieur Rey de faire ratifier ces présentes par la personne qu’il épousera ce faisant de la faire obliger conjointement et solidairement avec lui elle seule.

L'épouse de Guillaume Rey est-elle décédée ?
 
Mais tout ceci va changer en fin d'année 1774, avec le projet de démolition et d'achat par la ville de Paris.
 
Côte Q/1/1186 - Document daté du 25 octobre 1774
 


(…) Lequel en sa dite qualité en exécution des lettres patentes de sa majesté, du sept août mil sept cent soixante neuf registrées au parlement le vingt neuf du même mois, portant entre autres choses que la place du Palais Royal serait élargie par la suppression de plusieurs maisons, tant du côté des quinze vingt que de celuy de la rue froidmanteau et qu’il serait formé un pan coupé à chacun des angles de la rue Saint-Honoré.

(…) acquéreur au nom de la dite ville, en vertu des lettres patentes énoncées et datées ci-dessus, une maison située à Paris rue Saint-Thomas du Louvre sur la dite place du Palais Royal appelée Le Caffé de la Régence occupée par le sieur Rey limonadier ayant son entrée par une allée dans la dite rue Saint-Thomas du Louvre et sur la dite place du Palais Royal, et composée d’un étage de cave, rez de chaussée, quatre étages en carrée, un autre en mansarde et grenier au-dessus

(…) Achat de la maison pour la somme de cinquante cinq mil livres.
 
Côte H/2/1959 - Document daté du 18 janvier 1788
 
Il manque des éléments dans la côte Q/1/1186. Avec notamment ce que devient le bâtiment suite à son achat par la ville de Paris et du fait qu'il ne sera pas détruit (heureusement pour l'histoire du jeu d'échecs !).
Nous avons quelques détails avec un document qui se trouve à une autre côte aux archives nationales, la côte H/2/1959.
 


La première page du document parle de Pierre Nicolas Lecomte écuyer conseiller secrétaire du Roi couronne de France.

M Lecomte d’acquérir une maison place du Palais Royal, ayant pour enseigne le Caffé de la Régence, battie sur un terrain qui appartenait ci-devant à la ville et qui depuis a été adjugé au Sieur de sieurs Rey et Jacquemard par sentence du 29 avril 1775.  

Ainsi, Guillaume Rey, en association avec un dénommé Jacquemard, a acheté à la ville de Paris l'immeuble du Café de la Régence en 1775 !
Guillaume Rey doit être assez âgé à l'époque, et de toute façon c'est un autre gérant qui loue le café de la Régence. Il s'agit d'un certain François Haquin, qui officiera durant la Révolution Française et fera fuir les joueurs d'échecs au Café Morillon, cher à la légende que s'est construite Deschapelles.
 
 

samedi 14 décembre 2024

Plan de la Régence - Le Café de la Régence au XVIIIème siècle - 3ème partie

Une découverte majeure, que j'ai faite lors de ma visite aux archives en octobre dernier, c'est que le Café de la Régence aurait pu disparaitre après son achat par la ville de Paris en 1774. Ceci dans le cadre de travaux dans le quartier du Palais Royal, suite au transfert de l'hôpital des Quinze-Vingts rue de Charenton, non loin de la Bastille.

Comme l'indique Wikipedia au sujet de l'enclos des quinze-Vingts : Par lettres patentes du 16 décembre 1779, le roi ordonne la création de plusieurs rues à l'emplacement de l'ancien hospice des Quinze-Vingts.

La cote Q/1/1146, dont j'ai déjà parlée et dont je reparlerai dans d'autres articles tant elle est riche, contient notamment deux plans très intéressants. Un plan du Café de la Régence proprement dit, et un plan du quartier tel qu'il est envisagé après les travaux. Ce sont les objets de cet article.
Pour ceux qui connaissent Paris, les travaux de 1854 sous Napoléon III, vont complétement chambouler le quartier (avec le percement de la rue de Rivoli) pour lui donner l'aspect actuel.

Commençons par une description des travaux

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 25 octobre 1774
 
Il est facile de lire par exemple "(...) que la Place du Palais serait élargie par la suppression de plusieurs maisons, tant du côté des quinze-vingts que de celui de la rue Froidmanteau, et qu'il serait formé un pan coupé à chacun des angles de la rue Saint-Honoré (...)"

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 25 octobre 1774
 
La page suivante du document donne des détails qui concernent directement le Café de la Régence.

"(…) acquéreur au nom de la dite ville, en vertu des lettres patentes énoncées et datées ci-dessus, une maison située à Paris rue Saint-Thomas du Louvre sur la dite place du Palais Royal appelée Le Caffé de la Régence occupée par le sieur Rey limonadier ayant son entrée par une allée dans la dite rue Saint-Thomas du Louvre et sur la dite place du Palais Royal, et composée d’un étage de cave, rez de chaussée, quatre étages en carrée, un autre en mansarde et grenier au-dessus (...)"

Un autre document de la cote Q/1/1146 donne donc le pan du Café de la Régence.

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 9 août 1774

Il est indiqué que la devanture fait 36 pieds, 4 pouces, 9 lignes
 
Un petit calcul de conversion donne une longueur de
36 x 0,3248 m + 4 x 0,027 + 9 x 2,2558 mm = 11,69 m + 0,108 = environ 12 mètres
Pour une largeur de 19 pieds et 6 pouces, soit
19 x 0,3248 + 6 x 0,027 = 6,33 mètres environ

Soit une surface d’environ 6,33 x 12 = 76 mètres carrés environ.
 
Le texte sur la droite est le suivant : "Maison appartenant à Monsieur de Goimpy occupée par le sieur Ray Limonadier"
 
On peut voir un escalier, probablement pour aller dans les étages et à la cave.
Un mur semble traverser le café dans sa partie sur la droite. En fait dans les différents baux de location que nous verrons dans un autre article, il est précisé que le local est constitué de 3 boutiques. Sauf au début du XVIIIème siècle, où deux boutiques étaient occupées par un limonadier et la 3ème boutique par un maitre rôtisseur, les trois boutiques formaient un tout durant le XVIIIème siècle.
 
Nous avons là le plan du Café de la Régence de François Antoine de Le Gall sire de Kermeur et de François André Danican Philidor.

Retenez la forme rectangulaire du Café de la Régence. J'y reviens un peu plus loin dans cet article.
 
Voici maintenant le document d'enregistrement de la vente du Café de la Régence, toujours à la cote Q/1/1146.
 
Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 7 février 1775
 
Si on zoome sur le document on peut lire ceci
 

"(...) profit de la ville d'une maison sise rue Saint-Thomas du Louvre place du palais Royal, appelée le Café de la Régence, moyennant la somme de Cinquante Cinq mille livres (...)"

Un peu plus tard, le 25 octobre 1779 un plan du futur quartier après travaux est établi.
Et là, force est de constater que le Café de la Régence semble toujours s'y trouver.
Mais à ce jour je n'ai pas l'explication de la "non destruction" de la maison où se trouve la Régence.

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 25 octobre 1779

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 25 octobre 1779
Zoom sur la partie en haut à gauche du document.

J'ai cerclé de rouge l'emplacement du Café de la Régence.
Là on s’aperçoit que sa forme a légèrement changé. De rectangulaire, il a gagné un morceau en biais.
Est-ce ce qui se trouvait dans le premier document de cet article ? 
à savoir : 
"(...) qu'il serait formé un pan coupé à chacun des angles de la rue Saint-Honoré (...)"
 
Voici le plan du quartier 50 à 60 ans plus tard (déjà publié sur ce blog).

Plan de la Place du Palais Royal (Cadastre de Paris par îlot - Atlas Vasserot et Bellanger 1830 - 1850).
Archives de Paris. 4ème quartier - Tuilerie - Îlots 19 et 20


Le Café de la Régence a changé de forme,comme on peut le voir en zoomant sur ce plan.

La partie B (en rouge) correspond au Café de la Régence d'origine, tel qu'on peut le voir sur le plan un peu avant dans cet article.
Les parties A et C (en jaune) on donc été ajouté au bâtiment du Café de la Régence.
Celui-ci n'a donc pas été démoli, mais il a gagné en surface, avec une forme un peu étonnante.

Cette forme, pas très harmonieuse, est décrite en 1840 avec humour par un anglais nommé Georges Walker. Son nom est alors bien connu dans le milieu des échecs britanniques et français, en tant que chroniqueur, mais également comme joueur d'échecs de bon niveau. 
 
En 1839, il se rend à Paris et découvre le Café de la Régence qui vient de retrouver les plus forts joueurs suite à la dissolution du Cercle des Échecs de Paris situé rue de Ménars. Georges Walker va rédiger un long article au sujet de sa visite au Café de la Régence. Texte qui est publié pour la première fois en décembre 1840 dans le Fraser’s Magazine, puis en français en 1841 dans la Revue Britannique . Le Palamède de juillet 1843, alors sous la direction de Saint-Amant, le reproduira également.

Voici un extrait du texte de Georges Walker. Je mets en rouge le passage le plus intéressant pour cet article.

"(...) C'est ici que le jeu des échecs « gouverne et règne seul ». Personne n'a encore décrit à mon gré ce fameux café et ce jeu, le roi des jeux. Mery lui-même avec toute son imagination et son esprit, lorsqu'il a voulu s'en mêler, a prouvé qu'il n'y entendait rien. Sans trop de vanité, je parie battre Mery, sans être un écrivain aussi facile que lui. Matériellement, le café de la Régence est bientôt décrit: il est bas, long, étroit, assez semblable pour la forme à un parallélogramme de tartine au fromage (parallelogram of toasted cheese), l'antithèse de la grâce architecturale; le salon ne peut rivaliser avec ceux des cafés plus modernes si richement dorés, malgré ses glaces et ses tables de marbre… (...)"
 

a parallelogram of toasted cheese,
telle est la forme du Café de la Régence depuis probablement 1779.

mercredi 30 novembre 2022

Arbitrage de parties par François Antoine de Legall

La Grande Revue publie en juin 1929 des lettres inédites de Denis Diderot à Sophie Volland. Dans une lettre datée du 25 octobre 1762, Diderot rapporte 3 situations échiquéennes qui se sont déroulées au Café de la Régence. François Antoine de Legall, le marquis de Légal comme l'appelle Denis Diderot ou bien encore l'oracle, joue le rôle d'arbitre dans ces 3 situations intéressantes. 
Nous sommes loin des règles actuelles de la FIDE... 

Denis Diderot, par Louis-Michel Van Loo, 1767

En 1762 nous sommes au début de l'écriture du Neveu de Rameau dont j'ai déjà parlé. Diderot se rend donc assez régulièrement à la Régence. Peut-être est-ce là qu'il rencontre Philidor dont il sera proche ?

La Grande Revue, juin 1929, pages 538 et 539 - Source Gallica

Mais revenons à cette lettre. Dans la première situation, un des joueurs n'a pas vu qu'il était en échec, peut-être depuis plusieurs coups, et son adversaire en profite pour faire main basse sur sa dame, avec l'assentiment de Legall.

Dans la deuxième situation, un témoin d'une partie joue un rôle essentiel dans la décision de Legall. On y voit là un des rôles de la galerie qui observe les parties d'échecs. La décision n'est pas anodine, car 20 Louis sont en jeu, une somme considérable pour une seule partie d'échecs.

Et enfin dans la troisième situation, il s'agit d'une partie à avantage, pour laquelle un joueur plus fort rend un cavalier à son adversaire (le cavalier en "b1" est ôté pour équilibrer le jeu). Manifestement le joueur le plus fort ne l'a pas fait et son adversaire ne s'en rend compte qu'après une vingtaine de coups... Simple oubli ou est-ce délibéré ? Compte tenu des sommes en jeu pour chaque partie, Legall accorde le doute au joueur le plus faible, qui ne pourra pas perdre la partie
 
Position de départ quand un joueur rend un cavalier
 
Chaque partie d'échecs se joue avec un enjeu financier, et différents avantages sont consentis pour équilibrer les chances des joueurs. Dans l'ordre : jouer à but (à égalité matérielle, quand les deux joueurs sont d'un niveau équivalent), donner le trait et le pion en "f7", donner deux traits et le pion en "f7", donner un cavalier, donner une tour (celle en "a1" - le joueur à qui l'on donne une tour est appelé une "mazette"), donner la dame (le joueur à qui l'on donne la dame est appelé un "joueur de quille").
Ces différents avantages matériels seront utilisés jusqu'au début du XXe siècle à la Régence.


Lettres inédites à Sophie Volland

Dimanche (Paris, 25 octobre 1762)

(…) Je les laissai tous là sur le soir, et j'allai au Palais-Royal chez le Montamy pour savoir où notre affaire en était. Il n'y avait personne. Je me rabattis au café de la Régence. C'est le rendez-vous des joueurs d'échecs de la grande classe. J'y trouvai toutes les têtes partagées sur un coup bizarre que voici.

Au milieu d'une partie, un des joueurs s'aperçoit que le roi de son adversaire était en échec, et peut-être depuis plusieurs coups. Il profite de la circonstance pour donner échec à la dame. Celui dont la dame est attaquée, veut la retirer. Mais son adversaire l'arrête et lui dit : ôtez votre roi d'échec.
Il s'agissait de savoir si la dame était de bonne prise. Le marquis de Légal, l'oracle au jeu, répondit que oui, parce que le roi ne peut jamais demeurer échec, par la loi du jeu, et qu'il pouvait y avoir également de la mauvaise foi dans l'un et l'autre joueur, l'un en mettant son roi en échec, sans que l'autre s'en aperçût ; l'autre en donnant échec au roi, sans en avertir.

Quelques jours auparavant, il avait prononcé une autre sentence qu'il faut que je vous rapporte pour la justesse d'esprit qu'elle montre et pour la condescendance singulière du joueur condamné. La partie était très intéressée. Vous savez que pièce touchée, pièce jouée. Un des joueurs touche un cavalier, ou du moins son adversaire le prétend. On en appelle à deux spectateurs, dont l'un dit que la pièce a été touchée, et qu'il l'a vu ; l'autre qu'il n'a point vu cela. Le marquis de Légal interrogé dit, que la pièce ait été touchée ou non, il faut la jouer. Un homme qui a vu est mille fois plus croyable qu'un homme qui n'a pas vu ; car il n'y a qu'une façon de voir une chose qui est, et il y en a mille de ne la pas voir. Cela est juste ; mais n'est-il pas étonnant qu'un homme consente à perdre vingt louis là-dessus ?

Je vous demande mille pardons de ces niaiseries ; mais où est la chose frivole qui ne puisse pas vous inspirer quelques réflexions solides ? Un homme donne un cavalier à un autre. Dans la chaleur du jeu, l'un oublie de prendre son avantage et ne s'aperçoit qu'au vingtième coup que son adversaire a ses deux cavaliers ; le marquis prononce qu'il faut achever la partie, que le joueur le plus faible pourra gagner, mais qu'il ne pourra perdre. La loi, selon lui, dans les cas douteux doit toujours être contre celui qui peut avoir été de mauvaise foi.(...)

mardi 15 juin 2021

Essai sur le jeu des Échecs, par le sieur Philippe Stamma natif d’Alep en Syrie

Où l'on découvre que chaque exemplaire de l'édition originale de son livre d'échecs, paru en 1737, porte une mention manuscrite très probablement de Philippe Stamma lui-même.

Cet article fait suite à ma visite du fonds Mennerat à Belfort le 12 juin 2021, et contient des informations communiquées par Jean-Baptiste Grange, responsable du patrimoine de la bibliothèque de Belfort. 

Même si je n'aime pas rester sans sourcer les informations que je donne, voici quelques mots sur ce qui est communément admis au sujet de Stamma :

Phillipe (Philipp, Philippo ou Filipo) Stamma est né à Alep, en Syrie vers 1705 (alors l'empire Ottoman). Son nom arabe était Fathallah, fils de Safar, du clan Shtamma. 
Sa famille avait des origines syro-orthodoxes, mais aussi des liens avec l'église catholique. 
En plus d'être joueur d'échecs, il était interprète de langues orientales. 
Après avoir quitté l'Empire ottoman, il séjourne quelque temps en Italie avant d'arriver en France. 
Puis, il s'installe ensuite à Londres vers 1738. Il est nommé interprète de langues orientales en 1739. Il meurt à Londres vers 1755.

Fonds Mennerat - Belfort 
Le livre de Philippe Stamma

Lors de son séjour à Paris, dans les années 1730, il publie la première édition de son livre "Essai sur le jeu des Échecs, par le sieur Philippe Stamma natif d’Alep en Syrie, à Paris en 1737".
Sa situation financière est précaire, comme il l'indique dans son introduction où il remercie son protecteur en Angleterre qu’il va bientôt rejoindre (William Stanhope, 1er comte de Harrington, homme d'état et diplomate britannique).

"A très haut et très honoré seigneur Mylord Harrington, ministre et secrétaire d'état du Roi de Grand-Bretagne, etc. (...) Dans la situation, où la fortune m'a réduit, la compassion vous parlera pour moi (...)"

Il est juste de considérer Stamma comme ayant un niveau de jeu inférieur à Legall contre lequel il a dû forcément jouer au Café de la Régence durant son séjour à Paris.
En effet, Philidor disposera facilement de son adversaire syrien, alors considéré comme le deuxième joueur d’Angleterre derrière Janssen, lors de son match à Londres en 1747.

Stamma mentionne aussi une façon de jouer particulière des Orientaux, il s’agit peut-être du gambit d’Alep (en fait le Gambit Dame) qu’il emploiera contre Philidor, et l’intérêt particulier des joueurs arabes pour l’étude des finales.

"(...) la manière de jouer chez les Orientaux ne vous a pas déplu : je commence à la rendre publique en Occident, quoique j'y sois étranger.(...)".

Voici ce que m'a indiqué M. Jean-Baptiste Grange, au sujet du livre de Stamma :

"La collection Mennerat possède un exemplaire de l'édition originale du livre de Stamma, imprimé par le libraire parisien Pierre Emery au format in-16, et relié en veau. Sur l'ensemble des exemplaires de l'édition originale figure, page 146 précisément, à la suite de l'achever d'imprimer, l'inscription manuscrite en arabe suivante :

"Ce livre a été imprimé à Paris sous le nom de Philippe Stamma".

L'ouvrage, le premier à utiliser la notation algébrique, popularisa en Europe l'art des finales d'échecs, fort appréciées depuis des siècles au Moyen-Orient."

Fonds Mennerat - Belfort
Note manuscrite en arabe, probablement de Philippe Stamma

Jean-Baptiste Grange ne franchit pas le pas, mais il me semble très probable que cette inscription manuscrite soit de Philippe Stamma.

Ci-dessus la note manuscrite de Stamma dans l'exemplaire du fonds Mennerat à Belfort.
Vous retrouvez la même note manuscrite dans l'exemplaire consultable sur Google Book en provenance des Etats-Unis.

Google Book - Princeton University Library
Une note en arabe similaire à la précédente (il semble manquer un mot sur la 2ème ligne -  je ne parle pas arabe, et si quelqu'un veut m'aider il sera le bienvenu).

Pour la petite histoire, Jean-Jacques Rousseau cite Stamma dans le livre V des Confessions (1782). 
Voici le premier et le deuxième article que je lui ai consacré.

On y découvre qu'il achète le manuel de Stamma, Philidor et le traité d'échecs de Gioachino Greco (dit "Le Calabrais"). Une belle collection !

"Il y avait un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avait été employé sous Pierre le Grand à la cour de Russie ; un des plus vilains hommes et des plus grands fous que j’aie jamais vus, toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber les millions comme la pluie, et à qui les zéros ne coûtaient rien. 

Cet homme, étant venu à Chambéry pour quelque procès au sénat, s’empara de maman comme de raison, et, pour ses trésors de zéros qu’il lui prodiguait généreusement, tirait ses pauvres écus pièce à pièce. Je ne l’aimais point : il le voyait ; avec moi cela n’est pas difficile : il n’y avait sorte de bassesse qu’il n’employât pour me cajoler. 

Il s’avisa de me proposer d’apprendre les échecs, qu’il jouait un peu. J’essayai presque malgré moi ; et, après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide, qu’avant la fin de la première séance, je lui donnai la tour qu’il m’avait donnée en commençant. Il ne m’en fallut pas davantage : me voilà forcené des échecs. 

J’achète un échiquier, j’achète le Calabrois : je m’enferme dans ma chambre, j’y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d’efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune, et presque hébété. Je m’essaye, je rejoue avec M. Bagueret : il me bat une fois, deux fois, vingt fois ; tant de combinaisons s’étaient brouillées dans ma tête, et mon imagination s’était si bien amortie, que je ne voyais plus qu’un nuage devant moi.

Toutes les fois qu’avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j’ai voulu m’exercer à étudier des parties, la même chose m’est arrivée ; et après m’être épuisé de fatigue, je me suis trouvé plus faible qu’auparavant. Du reste, que j’aie abandonné les échecs, ou qu’en jouant je me sois remis en haleine, je n’ai jamais avancé d’un cran depuis cette première séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j’étais en la finissant. Je m’exercerais des milliers de siècles que je finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus."

mercredi 24 juillet 2013

Jean-Jacques Rousseau au café de la Régence (1 sur 2)

2012 était l’année du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.

 (JJ Rousseau en 1753, il a alors 41 ans - Pastel de Quentin de la Tour)

Bon, j'ai un an de retard...

Mais, un aspect méconnu de ce philosophe était sa passion épisodique pour le jeu d’échecs.
Un long article paru en 1907 décrit très bien cet état de fait.

Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, 1907
L’article est signé I.Grünberg
Source GALLICA BNF


En voici des extraits et quelques commentaires largement inspirés de cet excellent article.
En italique, j'indique le texte de Jean-Jacques Rousseau lui-même.
 
ROUSSEAU JOUEUR D’ECHECS

Rousseau musicien, Rousseau botaniste ont fait l’objet de multiples et copieuses études. On connaît moins Rousseau joueur, joueur d’échecs en particulier. (…) Dans sa grande lettre à M. de Saint-Germain, datée de Monquin, 26 février 1770, Rousseau se défend d’aimer le jeu :

Le jeu : je ne puis le souffrir. Je n’ai vraiment joué qu’une fois en ma vie, au Redoute à Venise ; je gagnai beaucoup, m’ennuyai, et ne jouai plus. Les échecs, où l’on ne joue rien, sont le seul jeu qui m’amuse.

Dans ses Confessions, Jean-Jacques Rousseau parle de sa passion très ancienne, communiqué par le Genevois Bagueret lorsqu’il était à Chambéry.

Il s’avisa de me proposer d’apprendre les échecs, qu’il jouait un peu.
J’essayai presque malgré moi ; et, après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide, qu’avant la fin de la première séance je lui donnai la tour qu’il m’avait donnée en commençant.
Il ne m’en fallut pas davantage : me voilà forcené des échecs. J’achète un échiquier, j’achète le Calabrais ; je m’enferme dans ma chambre, j’y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré, mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin.
Après deux ou trois mois de ce beau travail et d’efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune, et presque hébété. Je m’essaye, je rejoue avec M. Bagueret : il me bat une fois, deux fois, vingt fois : tant de combinaisons s’étaient brouillées dans ma tête, et mon imagination s’était si bien amortie, que je ne voyais plus qu’un nuage devant moi.

A noter que « Le Calabrais » était le surnom donné au livre écrit par Gioachino Greco, joueur du 17ème siècle originaire de Calabre en Italie. Ce livre fut longtemps une référence du jeu d’échecs (première traduction française vers 1669), que seul l’ouvrage de Philidor « L’analyse des Echecs » édité un siècle après parviendra à éclipser. Toujours dans les Confessions :

Toutes les fois qu’avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j’ai voulu m’exercer à étudier des parties, la même chose m’est arrivée ; et après m’être épuisé de fatigue, je me suis trouvé plus faible qu’auparavant. Du reste, que j’ai abandonné les échecs, ou qu’en jouant je me sois remis en haleine, je n’ai jamais avancé d’un cran depuis cette première séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j’étais en la finissant. Je m’exercerais des milliers de siècles, que je finirais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus. Voilà du temps bien employé ! Direz-vous. Et je n’y ai pas employé peu.

Philippe Stamma, originaire d’Alep en Syrie est l’auteur de livre « Essai sur le jeu des eschets » publié à Paris en 1737.

L’article poursuit sur l’ambition de Rousseau de devenir un très fort joueur lors de son arrivée à Paris en 1742. « dans son heureuse insouciance, ile ne voyait alors que deux moyens d’échapper à la misère : l’un, renouvelé des Athéniens prisonniers à Syracuse après la défaite de Nicias, consistait à réciter des fragments de poèmes appris par cœur ; l’autre était de la même force : » 

J’avais un autre expédient non moins solide dans les échecs, auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi des jours que je n’allais pas au spectacle. Je fis connaissance avec M.de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les grands joueurs d’échecs de ce temps-là, et n’en devins pas plus habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu’eux tous, et c’en était assez, selon moi, pour me servir de ressource. De quelque folie que je m’engouasse, j’y portais toujours la même manière de raisonner. Je me disais « Quiconque prime en quelque chose est toujours sûr d’être recherché. Primons donc, n’importe en quoi ; je serai recherché, les occasions se présenteront, et mon mérite fera le reste. » Cet enfantillage n’était pas le sophisme de ma raison, c’était celui de mon indolence. Effrayé des grands et rapides efforts qu’il aurait fallu faire pour m’évertuer, je tâchais de flatter ma paresse, et je m’en voilais la honte par des arguments dignes d’elle.

Jean-Jacques Rousseau continue toute sa vie de jouer aux échecs.
Dans une lettre à Du Peyrou du 27 septembre 1767 il indique

« Je me souviens qu’ayant l’honneur de jouer, il y a six ou sept ans, avec M. le prince de Conti, je lui gagnai trois parties de suite, tandis que tout son cortège me faisait des grimaces de possédé : en quittant le jeu, je lui dis gravement : « Monseigneur, je respecte trop Votre altesse pour ne pas toujours gagner. » Mon ami, vous serez battu, et bien battu…  

Encore en 1770, lorsqu’il revient se fixer à Paris, la Correspondance littéraire de Grimm note qu’il s’est montré « plusieurs fois » au café de la Régence, le rendez-vous favori des joueurs d’échecs de ce temps-là, mais que des attroupements s’étant formés sur la place pour le voir passer, la police l’a prié de ne plus paraître « ni à ce café, ni dans aucun autre lieu public ».
La Correspondance ajoute que « depuis ce temps-là, il s’est tenu plus retiré ».
Sa place au moins est restée très longtemps marquée, s’il faut en croire un chroniqueur du Palamède de 1836 (p 390), lequel raconte qu’ « il y a peu d’années encore les maîtres de ce café [la Régence] disaient avec orgueil à leurs garçons : Servez à Jean-Jacques, servez à Voltaire, désignant ainsi les tables où ces illustres habitués se plaçaient ordinairement ».

Dans une fantaisie intitulée J.J.Rousseau au café Procope et publié dans le Palamède de 1842, t. I. p. 127-130, Méry a décrit de chic une partie où Jean-Jacques aurait joué et perdu ses entrées à la première représentation du Devin du Village.

En fait de contemporains qui aient parlé de Rousseau joueur d’échecs, peut-être faut-il encore mentionner Richard Twiss, Chess, Londres, 1787, p.6 « Rousseau was very inexpert at Chess, though an enthusiastic admirer of it : he was accustomed, when at Paris, to spend many hours daily at the Caffé de la Régence, where a dozen chess-boards are constantly in use ».

Traduction libre de ma part « Rousseau était très inexpérimenté aux échecs, mais un admirateur enthousiaste de celui-ci : il avait l’habitude, quand il était à Paris, de passer de nombreuses heures par jour au Caffé de la Régence, où une douzaine d’échiquiers étaient constamment en cours d’utilisation ».



dimanche 3 février 2013

La Valise trouvée



Restons aux origines du Café de la Régence avec ce nouvel article.
Voici une présentation (indiquée sur Amazon) de cet ouvrage "La Valise trouvée" qui comporte une description du Café de la Régence vers 1740 (date de la première publication du livre).
Alain-René Lesage (1668 - 1747)

La Valise trouvée est le dernier livre important d'Alain-René Lesage, l'auteur de Gil Blas de Santillane. A partir d'un prétexte romanesque, s'organise, dans ce livre, une manière de Décaméron ou d'Heptaméron. Les "devisants" constituent une petite société à la fois aristocratique et familière, dont la vie s'articule autour d'une manière de trésor : une valise contenant des lettres, lettres plaisantes, lettres galantes, presque toutes brèves, d'une écriture fine et spirituelle, parfois piquantes, toujours élégantes et dans une langue d'une grande qualité.
Virtuose de la mimèsis, Lesage mêle naturellement l'antique et le moderne, s'inspirant de la littérature du Siècle d'or espagnol, ainsi que d'auteurs grecs du Ve siècle. C'est à la manière d'un Montesquieu dans Les Lettres persanes, qu'il va proposer à son lecteur un tableau des réalités françaises. Il élabore ainsi une véritable encyclopédie des individus, la forme épistolaire lui permettant une polyphonie propre à offrir un reflet quasi intégral de la société du XVIIIe siècle.
Lesage est un des premiers romanciers "modernes", c'est-à-dire réalistes. Il donne au roman ses lettres de noblesse. Ses héros sont des hommes à peu près comme les autres, et pourtant ils ne sont pas ridicules. L'auteur affectionne un style simple, voulant faire de son œuvre l'image même de la nature.
Dans La Valise trouvée, Lesage revendique la diversité d'un héritage culturel européen, tout en restant le spectateur du Grand Théâtre que lui offre la société qui l'entoure.
Ce "coffre romanesque", cette "valise au trésor" ne serait-elle pas l'héritière directe de la mallette que Don Quichotte découvre dans ses pérégrinations, véritable réserve romanesque, concentré d'" aventures" ?
(La Valise trouvée - édition de 1776 - Google Book)

Et enfin ci-dessous l’extrait de la lettre dans laquelle il est fait mention du Café de la Régence.
En 1740 les joueurs d’échecs se trouvent au Café de la Régence depuis une quinzaine d’années au moins. Philidor n'est pas encore là et le champion de l’époque est probablement François Antoine De Legall, Sire de Kermeur.
Notez que le deuxième café dont il est question est le célèbre Procope qui existe toujours.


LETTRE X
D’un provincial qui est à Paris pour procès, à un de ses parents, à Saint-Lô.

Vous me demandez, cousin, comment je vis à Paris, depuis que j’y poursuis le procès qui me retient. Pour contenter votre curiosité, je vous dirai que j’y passe le temps fort agréablement. J’emploie toute la matinée à faire ma cour à mon procureur et à ses clercs. Ensuite je reviens dîner à mon auberge avec deux vieux plaideurs, Manceaux, dont l’entretien est très instructif pour un jeune normand, qui s’affectionne à la procédure. Après un repas de la dernière frugalité, je vais au café, qui est un lieu fort convenable à tout provincial qui n’a point de connaissance à Paris.
Vous qui n’êtes jamais sorti de l’enceinte de Saint-Lô, vous ne sauriez avoir une idée juste de ces sortes d’endroits. Je vais vous faire une peinture fidèle de deux célèbres cafés que je fréquente, vous pourrez juger par-là des autres.
Dans l’un, vous voyez dans une vaste salle ornée de lustres et de glaces, une vingtaine de graves personnages, qui jouent aux dames ou aux échecs sur des tables de marbres, et qui sont entourés de spectateurs attentifs à les voir jouer.
Les uns et les autres gardent un si profond silence, qu’on entend dans la salle aucun bruit que celui que font les joueurs en remuant leurs pièces. Il me semble qu’on pourrait justement appeler un pareil café, le café d’Harpocrate.
Véritablement c’est un endroit où l’on peut dire qu’on est comme dans une solitude, quoique l’on soit avec soixante personnes. (…).