mercredi 30 novembre 2022

Arbitrage de parties par François Antoine de Legall

La Grande Revue publie en juin 1929 des lettres inédites de Denis Diderot à Sophie Volland. Dans une lettre datée du 25 octobre 1762, Diderot rapporte 3 situations échiquéennes qui se sont déroulées au Café de la Régence. François Antoine de Legall, le marquis de Légal comme l'appelle Denis Diderot ou bien encore l'oracle, joue le rôle d'arbitre dans ces 3 situations intéressantes. 
Nous sommes loin des règles actuelles de la FIDE... 

Denis Diderot, par Louis-Michel Van Loo, 1767

En 1762 nous sommes au début de l'écriture du Neveu de Rameau dont j'ai déjà parlé. Diderot se rend donc assez régulièrement à la Régence. Peut-être est-ce là qu'il rencontre Philidor dont il sera proche ?

La Grande Revue, juin 1929, pages 538 et 539 - Source Gallica

Mais revenons à cette lettre. Dans la première situation, un des joueurs n'a pas vu qu'il était en échec, peut-être depuis plusieurs coups, et son adversaire en profite pour faire main basse sur sa dame, avec l'assentiment de Legall.

Dans la deuxième situation, un témoin d'une partie joue un rôle essentiel dans la décision de Legall. On y voit là un des rôles de la galerie qui observe les parties d'échecs. La décision n'est pas anodine, car 20 Louis sont en jeu, une somme considérable pour une seule partie d'échecs.

Et enfin dans la troisième situation, il s'agit d'une partie à avantage, pour laquelle un joueur plus fort rend un cavalier à son adversaire (le cavalier en "b1" est ôté pour équilibrer le jeu). Manifestement le joueur le plus fort ne l'a pas fait et son adversaire ne s'en rend compte qu'après une vingtaine de coups... Simple oubli ou est-ce délibéré ? Compte tenu des sommes en jeu pour chaque partie, Legall accorde le doute au joueur le plus faible, qui ne pourra pas perdre la partie
 
Position de départ quand un joueur rend un cavalier
 
Chaque partie d'échecs se joue avec un enjeu financier, et différents avantages sont consentis pour équilibrer les chances des joueurs. Dans l'ordre : jouer à but (à égalité matérielle, quand les deux joueurs sont d'un niveau équivalent), donner le trait et le pion en "f7", donner deux traits et le pion en "f7", donner un cavalier, donner une tour (celle en "a1" - le joueur à qui l'on donne une tour est appelé une "mazette"), donner la dame (le joueur à qui l'on donne la dame est appelé un "joueur de quille").
Ces différents avantages matériels seront utilisés jusqu'au début du XXe siècle à la Régence.


Lettres inédites à Sophie Volland

Dimanche (Paris, 25 octobre 1762)

(…) Je les laissai tous là sur le soir, et j'allai au Palais-Royal chez le Montamy pour savoir où notre affaire en était. Il n'y avait personne. Je me rabattis au café de la Régence. C'est le rendez-vous des joueurs d'échecs de la grande classe. J'y trouvai toutes les têtes partagées sur un coup bizarre que voici.

Au milieu d'une partie, un des joueurs s'aperçoit que le roi de son adversaire était en échec, et peut-être depuis plusieurs coups. Il profite de la circonstance pour donner échec à la dame. Celui dont la dame est attaquée, veut la retirer. Mais son adversaire l'arrête et lui dit : ôtez votre roi d'échec.
Il s'agissait de savoir si la dame était de bonne prise. Le marquis de Légal, l'oracle au jeu, répondit que oui, parce que le roi ne peut jamais demeurer échec, par la loi du jeu, et qu'il pouvait y avoir également de la mauvaise foi dans l'un et l'autre joueur, l'un en mettant son roi en échec, sans que l'autre s'en aperçût ; l'autre en donnant échec au roi, sans en avertir.

Quelques jours auparavant, il avait prononcé une autre sentence qu'il faut que je vous rapporte pour la justesse d'esprit qu'elle montre et pour la condescendance singulière du joueur condamné. La partie était très intéressée. Vous savez que pièce touchée, pièce jouée. Un des joueurs touche un cavalier, ou du moins son adversaire le prétend. On en appelle à deux spectateurs, dont l'un dit que la pièce a été touchée, et qu'il l'a vu ; l'autre qu'il n'a point vu cela. Le marquis de Légal interrogé dit, que la pièce ait été touchée ou non, il faut la jouer. Un homme qui a vu est mille fois plus croyable qu'un homme qui n'a pas vu ; car il n'y a qu'une façon de voir une chose qui est, et il y en a mille de ne la pas voir. Cela est juste ; mais n'est-il pas étonnant qu'un homme consente à perdre vingt louis là-dessus ?

Je vous demande mille pardons de ces niaiseries ; mais où est la chose frivole qui ne puisse pas vous inspirer quelques réflexions solides ? Un homme donne un cavalier à un autre. Dans la chaleur du jeu, l'un oublie de prendre son avantage et ne s'aperçoit qu'au vingtième coup que son adversaire a ses deux cavaliers ; le marquis prononce qu'il faut achever la partie, que le joueur le plus faible pourra gagner, mais qu'il ne pourra perdre. La loi, selon lui, dans les cas douteux doit toujours être contre celui qui peut avoir été de mauvaise foi.(...)

mercredi 23 novembre 2022

Aaron Alexandre - 3 sur 3 - Professeur de violoncelle de Jacques Offenbach

Aaron Alexandre - 3 sur 3

Ainsi, au cours de mes recherches sur Aaron Alexandre, j'ai découvert qu'il avait été professeur de violoncelle de Jacques Offenbach !

Jacques Offenbach par Alexandre Laemlein, 1850 - Source BNF/Gallica

Dans le livre Offenbach en Amérique, Note d’un musicien en voyage, Paris 1877, par Jacques Offenbach, e journaliste Albert Wolff écrit en page V de la notice biographique :

(…) On m’a souvent raconté dans mon jeune temps que le papa Offenbach s’imposait les plus durs sacrifices pour faire apprendre le violoncelle à son fils Jacques. Je me souviens encore du professeur de votre mari que, dans mon enfance, j’avais entrevu quelquefois dans les rues avec un habit râpé, à boutons d’or, dont les basques descendaient jusqu’aux mollets, un jonc avec une pomme en ivoire, une perruque brune et un de ces chapeaux, à bords recourbés, alors à la mode, qui s’évasaient à ce point que le haut prenait à peu près les proportions de la plateforme de la colonne Vendôme. 
 
Malgré sa fortune relative, qui lui garantissait un peu plus que l’indépendance, M. Alexander, le professeur, passait pour le plus grand avare de la ville. On prétendait qu’il avait eu autrefois un très grand talent ; dans son quartier on le désignait sous le nom glorieux de « l’artiste ». C’est chez lui que Jacques prit des leçons à vingt-cinq sous le cachet. Les fins de mois étaient dures dans la famille Offenbach, mais on se privait de quelques petites douceurs pour économiser le prix du cachet, car Herr Alexander ne plaisantait pas : il fallait étaler les vingt-cinq sous sur la table avant le commencement de la leçon. Pas d’agent, pas de violoncelle ! (…)


Archives Israélite de France, 1er février 1877 - Source Retronews

Et le 1er février 1877, les Archives Israélites de France précise un point fondamental.A noter que la phrase "les privations du siège" fait référence au siège de Paris de la fin d'année 1870 au début de l'année 1871 par l'armée allemande.

(…) en mentionnant le professeur de musique du jeune Jacques, Herr Alexander, il semble ignorer que ce musicien n’est autre que le fameux joueur d’échecs que le Paris spécial a connu depuis, maître d’hôtel intelligent et malheureux, linguiste, musicien, et surtout, nous le répétons, grand maitre en l’art des échecs : cet original personnage, mort depuis longtemps à Londres, était l’oncle du peintre Alexandre Laemelin qui a succombé il y a quelques années aux privations du siège, et que, en dépit de la différence des genres et des caractères, une étroite amitié unissait à Offenbach.
 
Je termine avec Aaron Alexandre, par une anecdote amusante écrite par Alexandre Laemlein. Elle fait partie de l'article nécrologique qu'il consacre à son oncle et que ne reprend par Saint-Amant (voir mon précédent article). 

Archives Israélites de France - 30 janvier 1851 - Source Retronews

(…) Quelques personnes s’imaginent qu’un homme célèbre comme M. Alexandre a dû laisser à son neveu quelque chose de son talent aux échecs ; un mot de lui suffira pour leur faire connaitre la vérité. J’avais en effet pris à un certain moment de ma jeunesse la passion des échecs, et dans le désir de me fortifier, je priai mon oncle de me donner quelques leçons ; il me dit : « Prends Philidor, et étudie un début jusqu’à ce que tu le saches bien, puis tu en étudieras un autre, puis quelques fins de partie, et en faisant ce travail seulement dix minutes par jour pendant un an, tu arriveras à une certaine force. » 
 
Je le fis pendant cinq ou six jours ; puis m’ennuyant du jeu solitaire, je le tourmentai de nouveau pour avoir ses leçons verbales ; il me remettait toujours, car me voyant jouer avec des amis, il m’avait déjà jugé du coin de l’œil ; enfin, de guerre lasse, l’ayant pressé un jour plus qu’à l’ordinaire, il consentit à faire une partie. Il me rendit la dame et me fit mat en huit ou dix coups, après m’avoir rendu encore plusieurs pièces tombées en route et me dit : « Je te conseille d’y renoncer, tu ne seras jamais qu’un imbécile »

LAEMELIN

Aaron Alexandre - 2 sur 3

 
Voici la suite du texte signé par Saint-Amant au sujet d'Aaron Alexandre. La première partie se trouve dans mon précédent article sur ce blog.
 
Caricature de Laemlein par Nadar - Source BNF/Gallica
 
Voici maintenant l'arrivée d'Alexandre Laemlein à Paris, neveu d'Aaron Alexandre. Laemlein signera le portrait de plusieurs joueurs d'échecs pour Le Palamède de Saint-Amant. D'ailleurs je suis persuadé qu'il a effectué un portrait de Deschapelles qui na jamais été publié, comme le laisse entendre Saint-Amant en juillet 1842 dans Le Palamède

Le Palamède - Juillet 1842 - Un portrait de Deschapelles par Laemlein existe peut-être dans une collection privée ?

 
Il n'avait point d'enfants, et son cœur avide de toutes les affections éprouvait continuellement le besoin de faire le bien. Avisant dans la famille de sa femme un enfant d'une parente éloignée, il demanda à l'adopter ; il l'éleva avec amour, lui donna toute l'éducation que l'intelligence de la jeune fille put comporter, puis la maria au fils d'un de ses amis. A peine fut elle mariée, qu'il écrivit à son frère qu'une place restait vacante à son foyer et qu'il pouvait lui amener son fils. Cet enfant était Alexandre Laemlein, à qui nous devons la belle lithographie des loueurs d’Échecs, et qui a d'autres titres encore plus sérieux à l'Académie des Beaux-Arts, comme peintre d'histoire : une des plus grandes pages de l'exposition actuelle, au Palais-National, sort de sa riche palette. Il m'a fourni la plus grande partie de cette notice, et je conserve ici le style même dans lequel il décrit les obligations qu'il a eues à son bon et regrettable oncle.

« J'avais dix ans et j'allais, dans mon village, à l'école gratuite et obligatoire, que tous les enfants en Bavière, sans exception, doivent suivre jusqu'à leur majorité religieuse , époque à laquelle, s'ils ne poursuivent pas la carrière des études, ils doivent apprendre une profession quelconque, puis voyager pendant trois ans pour se perfectionner dans cette profession, puis revenir travailler comme ouvrier jusqu'à ce que leur tour de s'établir arrive ; ce qui parait au gouvernement, non sans raison peut-être, le meilleur moyen de préparer les populations au progrès pacifique et continu des institutions. Les enfants ne sont tenus à l'école que de huit à dix heures du matin, de façon que les parents les plus pauvres ne peuvent pas se plaindre du temps qu'on leur enlève , et qu'ils pourraient employer en travail plus utile pour eux-mêmes. L'après-midi,

ils vont aux champs ou continuent leurs études chez eux. Comme mon père n'avait point de champ à cultiver, j'employais le temps qui me restait après mes devoirs à copier les tètes des pièces de monnaie, à sculpter de petites figures avec l'écorce du sapin, et une foule de petits objets avec des noyaux de fruits. Ayant entendu parler un jour à mon père de peintures qu'il avait vues à Würizbourg, ville un peu considérable à quatre lieues de chez nous, il me prit une telle passion pour cet art, que je fis tous mes efforts pour lui faire promettre de me mener à Würizbourg, chez un maitre de peinture. Il céda en apparence, sans savoir comment il pourvoirait aux frais de cette éducation, lorsqu'arriva la lettre de son frère de Paris. 
 
Que l'on juge de ma joie ! aller à Paris et apprendre la peinture ! Le paradis s'ouvrait devant moi ; malgré le chagrin de quitter si jeune mes parents, je trépignais d'enthousiasme ; nos paquets ne furent pas longs à faire… J’embrassai ma mère, hélas ! pour la dernière fois.... et je partis avec mon père, à pied, pour Paris. Ce voyage ne sortira jamais de ma mémoire ; mêlé de joie, de sanglots, de privations et d'incroyable espérance, je n'éprouvai pas un instant la fatigue du corps ; j'avais des ailes et me sentais de force à franchir toute la route en un jour. Nous arrivâmes enfin. — Mon oncle me mit en pension ; mon père fit à Paris un séjour de six semaines, puis repartit, me laissant le cœur bien gonflé; ma sensibilité s'était prodigieusement développée depuis mon départ, et, malgré toute la sollicitude de mes parents adoptifs, je compris seulement alors ce qu'était une mère. 
 

La Sépulture d'Alexandre Laemlein au cimetière du Montparnasse à Paris 
 
Aaron Alexandre n'est pas quelqu'un de facile de prime abord. Il semble mener la vie dure à son neveu !

Suivant mon désir, mon oncle me fit en pension commencer le dessin, et, au bout de quelques années, il me livra tout entier à mes études de prédilection. Je dois le dire, et cela pour peindre une des faces du caractère de M. Alexandre, du moment où je vins à Paris, finit le bonheur de mon enfance. Excellent de cœur, mon oncle avait pour principe qu'il ne fallait jamais se laisser aller aux épanchements de tendresse avec les enfants que l'on voulait bien élever : ainsi, qu’il fut content ou mécontent de moi, je ne recevais que bourrades, punitions, coups de bâton et taloches ; c'était une éducation toute spartiate ; il ne manquait aucune occasion de se plaindre à tout le monde du gros baour (NDA -
NDA : Baour : balourd, lourdaud, dérivé de l’allemand bauer, paysan) qu'il avait fait venir d'Allemagne, me menaçant à chaque instant de me renvoyer ; puis il me revenait quelques mots de satisfaction qu'il avait dits en mon absence. 
 
Il était de même pour ses amis les plus intimes, grondeur et bourru ; son affection pouvait se mesurer au plus on moins de grâce qu'il déployait envers vous ; pour les indifférents, il était tout à fait charmant. Je ne veux point faire, du parent bien-aimé dont la vie repasse en ce moment devant ma mémoire, un personnage de fantaisie, une figure idéale ; l'idéal ressemblant un peu à tout le monde ne ressemble à personne, et, pour emprunter une comparaison à mon métier, je dirai que sans ombres il n'y a ni relief, ni lumière ; nous aimons les gens, non parce que nous les croyons sans défauts, ni à cause de leurs défauts, mais malgré leurs défauts ; on peut en dire autant des œuvres de l'homme : ce qui importe, c'est quelque qualité saillante. 
 
A force de lire sur toutes les épitaphes : « Il fut le modèle de toutes les vertus, » on ne croit plus à aucune, et l'on est sur le point de perdre le sérieux que doit inspirer la demeure des morts ; je dis donc également les côtés défectueux de son caractère. — Quand mon oncle haïssait quelqu'un, c'était pour la vie ; s'il ne chercha jamais à se venger d'une offense, c'était autant par mépris que par grandeur d'âme ; il voyait l'homme tout bon ou tout mauvais, et ne tempérait guère ses jugements, ne voulant rien entendre à l'influence des malheurs, des liaisons, du tempérament, de toutes les circonstances, enfin, qui ont tant d'empire sur le meilleur cœur, et qui faisaient même méconnaître le sien à certaines heures de sa vie. » 
 
Voici quelques détails sur l'Hôtel de l’Échiquier. Laemlein/Saint-Amant se trompe en disant qu'il s'agit du premier cercle d'échecs de Paris. Au XVIIIe siècle a été créé le Salon des Échecs, puis au début des années 1820, le club Philidor au-dessus du Café de la Régence (à ne surtout pas confondre avec le grand cercle d'échecs Parisien créé à la fin du XIXe siècle).

Pendant les dernières années de son séjour à Paris, Alexandre avait fondé dans sa maison un cercle d'Échecs, le premier qu'il y ait jamais eu à Paris ; réunissant par ce moyen, à la pléiade des amateurs les plus célèbres, les hommes que leur position éminente dans le monde éloignait des lieux trop publics. Un cercle a toujours subsisté depuis. Il fut également le promoteur des premières parties par correspondance, qui se firent entre Paris et Londres, puis entre Paris et Pesth, etc. Il était heureux de tout ce qui pouvait contribuer à propager sa science favorite, et il avait raison : le jeu d'Échecs est un élément de civilisation. L'excès de sa bonne foi et toutes ses qualités si négatives pour les affaires firent péricliter son établissement en peu d'années, et, par

les efforts qu'il lit pour se remettre à flot, il se perdit tout à fait. En 1836, on vendit le fonds qu'il avait si péniblement formé, composé de l'hôtel de l'Échiquier, du Café et du Cercle, pour la somme de 12.000 fr. Le même établissement, moins le Cercle, qui disparut de la maison en même temps que lui, fut revendu 100.000 fr. l'année suivante. On lui laissa le mobilier d'une chambre ; il quitta Paris pour fuir les doléances de tous ceux qui l'avaient connu dans un état plus prospère et qui l'avaient laissé choir. Nommé syndic lors de son concordat, je puis attester pertinemment que jamais débiteur malheureux ne fut plus excusable. 
 


Manifestement Aaron Alexandre n'avait pas trop le sens des affaires. Dans le texte original paru dans les Archives Israélites de France en janvier 1851 Laemlein indique 120.000 francs.
 
Le paragraphe suivant évoque son Encyclopédie des échecs, un livre incroyable.

Ce fut après ces désastres que son talent aux Échecs, qui n'avait été qu'un accessoire pour lui en de meilleurs temps, devint son unique ressource, et, à l'âge de 66 ans, il fit ce prodigieux travail, qui rendra son nom impérissable, l'Encyclopédie des Échecs, compilation ingénieuse et lucide de tout ce que les auteurs anciens et modernes de tous pays ont écrit sur ce jeu ; méthode qui fait passer le même début de partie à travers le cerveau des joueurs célèbres de tout l'univers, depuis l'invention du jeu presque jusqu'à nos jours. 
 
Il l'écrivit dans un idiome également accessible à tous les peuples. en chiffres et lettres, avec une introduction en quatre langues : française, anglaise, allemande et italienne. Ce que ce travail lui coûta de nuits et de privations, ce qu'il eut de difficultés pour le faire imprimer, quelques gens du métier seuls peuvent le deviner. Il y avait déjà douze années qu'il s'en occupait continuellement, et il le remania entièrement dans ces derniers temps. 
 

 
Double page au début de l'Encyclopédie d'Aaron Alexandre.
 
— Il parut enfin ! Sa gloire, on le pense bien, ne fut ni bruyante ni spontanée, car l'ouvrage ne s'adressait pas à la foule, mais à la secte choisie qui possédait les mystères, et, vu le prix assez élevé auquel il revenait, l'ouvrage ne pouvait s'infiltrer que lentement. Cependant, comme il avait un certain nombre de souscripteurs , son malheur eut un temps d'arrêt et il respira, rayonnant par anticipation de l'auréole dont les enfants de Palamède allaient ceindre son front.

Son volume sous le bras, il commença alors ses pérégrinations en Allemagne, en Angleterre, en Écosse et en Irlande, reçu, choyé par toutes les congrégations d'Échecs, trouvant pour souscripteurs tous les princes de ce monde, se faisant rechercher autant pour sa conversation spirituelle et bonne que par son talent et son livre.

Le Palamède le suivit avec intérêt dans tous ses voyages, principalement en Allemagne, dont tous les incidents sont curieux. Quand il eut fini sa tournée, il revint se fixer à Londres ; il s'était donné le plaisir des voyages avec le produit du livre, mais il rapportait peu d'économies. Fixé là, il donna quelques leçons d'Échecs, jointes à des leçons d'allemand, et commença son second ouvrage, la Collection des Problèmes, qui, dans sa pensée, était le complément du premier. Il eut le bonheur de l'achever, et en s'associant avec N. Barthès, bon amateur d'Échecs et chef d'une honorable maison de librairie, il put faire imprimer cette riche collection. 
 
Saint-Amant donne maintenant des détails personnels, qui n'existent pas dans le texte de Laemlein. Ces détails proviennent des voyages réguliers effectués par Saint-Amant chaque année à Londres pour vendre du vin de Bordeaux. Saint-Amant passe à chaque fois plusieurs semaines et il rencontre très certainement à plusieurs reprises Aaron Alexandre.

Rien n'était plus curieux que le modeste asile où vivait, à Londres, ce pauvre père Alexandre : c'était le nécessaire réduit à sa plus simple expression que cette petite chambre au rez-de-chaussée, éclairée par le haut. Le seul grand confort de cet exigu logement était dans un bon feu de charbon de terre allumé constamment, et auprès duquel notre philosophe fumait sa pipe et partageait son temps entre la culture des Échecs et l'étude de l'Ancien Testament; son plus grand bonheur était de pouvoir trouver un rapport entre ces deux choses, qui paraissent si distantes. Je me rappelle l'avoir vu bien joyeux un jour qu'il avait découvert, dans je ne sais plus quel verset, que Moise ou Abraham s'était livré au délassement d'un jeu dans lequel il voulait absolument reconnaitre le jeu des Échecs. Chez lui, tout était tabac, échecs et livres hébreux.

La sérénité de son existence ne s'affectait pas du présent, auquel suffisaient quelques leçons et ses soirées d'Échecs au Grand Cigar Divan. Il vivait de si peu. qu'il pouvait se croire, comme le sage de La Fontaine, possesseur de toutes choses. Quant à l'avenir, c'est dans son cher neveu qu'il l'avait placé tout entier. La mort ne l'effrayait pas ; mais il eût redouté de devenir infirme et incapable de continuer à se livrer à ses occupations favorites. Il est mort dans la nuit du 16 au 17 novembre, sans que le corps survécût à l'intelligence et sans souffrance, conformément à ses désirs. Deux heures avant sa mort, il avait eu une légère indisposition qui avait cédé au sommeil. Il ne s'est pas réveillé, et s'est éteint dans le calme de l'homme juste et bon qui n'a pas à redouter le Jugement dernier. 
 
Saint-Amant est donc allé à Londres en octobre 1850, peu de temps avant son grand voyage en Californie.
Il publiera d'ailleurs en 1854 un livre où il raconte ses aventures en Californie.
 

 Voyages en Californie et dans l'Orégon, par Saint-Amant

Je l'avais vu un mois auparavant, et ce vieil ami me quitta une larme dans l'œil, en me disant : « Si vous allez en Californie, nous ne nous reverrons plus : je suis trop vieux pour pouvoir me trainer jusqu'à votre retour. »
— Et moi, prophète malheureux, qui pour le consoler lui avais prédit cent ans !

Il n'était pas robuste de constitution, mais pourtant, à l'exception d'un catarrhe chronique, il était exempt d’infirmités. — Sa vie était si sobre et si régulière que, depuis trente ans que je le connaissais, je ne trouvais pas qu'il eût vieilli d'un jour. Il était de ceux qui prennent tout de suite leur vieille forme ; aussi, à quatre-vingts ans, était-il comme à cinquante.

Pour moi et ceux qui l'ont connu, il meurt accompagné de regrets sincères comme homme et comme joueur d'Échecs. C'est une grande perte pour l'Échiquier, dont il a été passionné et fanatique jusqu'à son dernier soupir. C'est en faisant une partie, c'est sur le champ de bataille, comme Turenne, qu'il eût dû trouver la mort. Les amateurs d'Échecs de France et d'Angleterre ont été dans l'obligation, après avoir soutenu pendant leur vie les grands professeurs d'Echecs par des souscriptions de toutes sortes, d'accomplir généralement un dernier devoir en leur donnant la sépulture par le même moyen. 
 
Le père Alexandre, vivant et mort, n'a rien demandé, rien , coûté, rien accepté. Il a vécu pauvre, mais se suffisant à lui-même et sans jamais avoir recours à la pieuse charité de la confraternité des amateurs d'Échecs. Si maintenant ils veulent placer, sur la tombe de cet homme de bien, une marque sympathique de souvenirs, cet hommage, purement volontaire, sera à la fois à la gloire et à l'honneur de celui qui n'est plus et de ceux qui, plus malheureux, n'ont pas encore accompli leur tâche en ce monde. 
 
SAINT-AMANT 

Aaron Alexandre - 1 sur 3

 
En rédigeant l'article sur l'Hôtel de l'échiquier, je me suis rendu compte que j'avais très peu parlé d'Aaron Alexandre jusqu'à présent sur ce blog. Il s'agit pourtant d'un personnage important pour le Café de la Régence, et le jeu d'échecs en général, avec notamment deux livres qu'il a publiés : L'Encyclopédie des échecs, Paris, 1837 et Collection des plus beaux problèmes d'échecs, Paris, 1846. Deux livres très novateurs pour l'époque et qui méritent chacun un article dédié que je leur consacrerai.
 
Portrait d'Aaron Alexandre par son neveu Alexandre Laemlein en 1844.
Il est écrit "M. A. Alexandre, auteur de l'Encyclopédie des Échecs"
 
Je lis sur Wikipedia qu'Aaron Alexandre est l'inventeur du symbole du roque pour la notation algébrique.
J'ignore si c'est vrai, mais pourquoi pas, effectivement je n'ai pas rencontré le symbole 0-0 ou 0-0-0 avant Aaron Alexandre. Le livre Les Stratagèmes des Échecs de 1802, par Clément Félix Brossier Montigny utilise déjà quelque chose de très proche de la notation algébrique, en s'inspirant de Stamma, mais il ne me semble pas y avoir vu de symbole ou d'évocation du roque.
 
Extrait de l'Encyclopédie des Échecs

J'ai découpé en deux parties l'article nécrologique consacré à Aaron Alexandre plus une troisième partie pour un fait méconnu, il me semble, et que je vous laisse découvrir. 
 
L'article nécrologique est signé par Saint-Amant dans la revue La Régence en janvier 1851. J'indique "signé par Saint-Amant" et non "écrit par Saint-Amant", car selon moi il a tout simplement copié un texte écrit par Alexandre Laemlein, le neveu d'Aaron Alexandre. Le texte écrit par Aaron Alexandre est publié en deux fois dans Les Archives Israélites de France, le 15 janvier puis le 30 janvier 1851 pour la deuxième partie. Saint-Amant reprend le texte à la lettre près, en ajoutant parfois un souvenir personnel ou en retirant quelques détails. Était-ce en accord avec Laemlein ?

Aaron Alexandre décède, à Londres, le samedi 16 novembre 1850. Dans le numéro de novembre de La Régence sa mort est brièvement mentionnée par Kieseritzky.
 
La Régence - Décembre 1850.
 
Les amateurs des Échecs d'Angleterre, aussi bien que ceux de l'étranger, apprendront avec regret que cette dernière ombre de la fameuse ancienne école française, dans laquelle il a occupé une haute position , a enfin succombé au vainqueur universel. Il est mort subitement samedi dernier, à l'âge très avancé de 80 ans. Comme joueur, il sera longtemps connu par son jeu élégant et quelquefois très-brillant. Il occupera toujours un rang distingué parmi les écrivains sur les Échecs. Son Encyclopédie des Échecs et son immense collection de problèmes seront toujours regardés comme deux ouvrages remarquables ajoutés à la littérature de ce jeu auquel il consacrait tous ses loisirs.
 
La Régence - Janvier 1851
 
Voici donc la première partie du texte de Saint-Amant. Quoi qu'il en soit il constitue un bel hommage à Aaron Alexandre. Il commence par présenter une personne très instruit, et auteur des deux livres que j'ai déjà mentionnés.
 
J'ai connu plus de trente ans ce regrettable vétéran de l'Échiquier, et, à ce titre, je puis peut-être mieux que d'autres jeter un regard rétrospectif sur celte longue carrière principalement consacrée au culte des Échecs. Alexandre est probablement le savant à ce jeu-là qui a été dans le monde entier, non le plus fort, mais celui qui, à l'âge de quatre-vingts ans, a joué le mieux. Il avait baissé sans doute un peu dans les derniers temps, mais il était encore aussi redoutable qu'instructif pour les mazettes qui lui tombaient sous la main. 
 
Constamment occupé d'éclaircir les points obscurs de la science, il y avait toujours à apprendre avec lui ; ses efforts, ses profondes et constantes études, sa longue expérience, et sa passion surtout qui ne s'est jamais éteinte, ni même refroidie, ont été en tout temps et en tous pays, du plus grand secours à ceux qui se sont voués à la publication et à l'enseignement des Échecs.
 
Nous ne voulons le peindre que sous cette face, mais ce n'est pas qu'Alexandre, envisagé sous d'autres points de vue, ne fût un homme au-dessus du vulgaire. Il était très instruit dans tout ce qui touchait à la religion judaïque à laquelle il appartenait. La langue hébraïque lui était familière presque autant que sa langue maternelle, l'allemand, et beaucoup plus que l'anglais et le français, dont l'accent l'a toujours beaucoup gêné. Nous abandonnons aux
Archives israélites le soin de donner la biographie sérieuse et complète de leur digne coreligionnaire ; à nous seulement la tâche de rappeler les droits qu'il a aux regrets des lecteurs de la Régence. - Certes, les feuillets du Palamède sont des parchemins qui pourraient suffire à sa gloire, car il y a reçu en maintes occasions le tribut des félicitations et des obligations dont on lui fut redevable pour ses écrits, ses recherches et ses longs voyages, qui m'avaient fait lui donner le surnom de chevalier errant de l'Échiquier.

Il a publié deux chefs-d’œuvre de patience et de classification : l'Encyclopédie de tous les débuts, et la collection des plus beaux problèmes. c'est-à-dire l'alpha et l'oméga des Échecs ; ouvrages qui seront toujours le fond de la bibliothèque échiquéenne et assurent l'immortalité à leur auteur tant qu'un nouvel Omar ne s'y opposera pas. 
 


 
 
 
Archives Israélites de France - Décembre 1850 et Janvier 1851 - Retronews
 
 
 
Ensuite Saint-Amant/Laemlein parle de la formation religieuse initiale d'Aaron Alexandre.

Rabbi Aaron-Alexandre, naquit à Hohenfeld, petit village de Bavière, au bord du Mein, vers l'année 1765 ou 1768. Il était fils d'un hazan, petit-fils d'un rabbin et l’ainé de trois frères. Comme tous les jeunes gens israélites de ce temps, Alexandre reçut une éducation purement théologique et bornée à la théologie judaïque. 
 
Son père, lui ayant reconnu des capacités, l'envoya à l’espèce de petite université rabbinique de Fürth , avec toutes les économies qu'il avait pu faire pour lui, La somme dont il le munit se montait à 12 florins, environ 30 francs. Il fit de rapides progrès et suffit à ses modestes besoins en donnant quelques leçons. Il existe d'ailleurs en Allemagne, un usage antique et charmant , qui permet aux jeunes gens pauvres de s'instruire et de voyager sans être exposés à mourir de faim ou à s'humilier pour vivre. 
 
Dès qu'un étudiant nouveau arrive dans une ville, tous les gens un peu aisés et même pauvres qui peuvent encore faire une place à leur table, le sollicitent de venir la prendre un jour convenu par semaine; la semaine se trouve promptement remplie, et comme tous les étudiants, riches et pauvres, voyagent et profitent de cet usage, chacun peut se dire : « Tandis que je reçois l'hospitalité aujourd'hui chez M***, son fils est peut-être assis à la table de mon père, et chaque hôte traite l'étudiant comme il désire que son enfant soit traité. — Alexandre, tout en s'enfonçant avec passion dans le labyrinthe talmudique. sentit sa pensée à l'étroit, il faut le croire. et ne crut pas sa vocation rabbinique suffisamment prononcée, pour suivre jusqu'au bout cette carrière. Il resta néanmoins bon hébraïsant, eut le titre de rabbi, et conserva toute sa vie le goût de la littérature sacrée, et ses relations avec les savants, qui le consultaient avec intérêt et fruit.

Hazan : c’est-à-dire le « chantre » en français, est la personne qui se place devant le pupitre à la synagogue et qui chante à haute voix les textes des prières.

– Après deux ou trois ans de séjour à Fürth, il se mit à parcourir quelques villes et vint faire une halte à Strasbourg, où il donna également des leçons d'hébreu et d'allemand ; ce qui alors était encore une science profane, et que tout savant ne savait pas. Je ne saurais dire, et il importe peu, combien de temps il resta là. Il vint à Paris vers la fin de 1793. Profondément affligé des excès révolutionnaires, il était pourtant enthousiaste des idées nouvelles, et, plein d'amour pour une nation qui venait d'affranchir les israélites du joug séculaire, il se fit naturaliser Français. 
 
Sur Napoléon et la question juive vous pouvez lire cette excellente page.
Le paragraphe suivant nous raconte la rencontre avec les joueurs du Café de la Régence.

Muni de quelques lettres de recommandation, il avait facilement retrouvé les mêmes moyens d'existence. Il devint professeur d'allemand dans plusieurs collèges. Mais ici vient se placer un fait qui révéla pour la première fois l'excellence de son organisation et le classa parmi les hommes hors ligne. Dans ses loisirs, en Allemagne, il avait cultivé le jeu d'Échecs et était arrivé sans s'en douter, à une force supérieure. Croyant que tous ceux qu'il gagnait si facilement ne savaient pas le jeu, et qu'il rencontrerait quelque part des lutteurs véritables, il désirait ardemment une occasion de se mesurer ailleurs. Il était déjà depuis longtemps à Paris sans avoir entendu parler du Café de la Régence, qui était alors comme aujourd'hui l'académie des Échecs ; quelqu'un l'y conduisit un jour, il demanda à faire une partie avec un amateur de force moyenne; il la gagna , et, croyant n'avoir eu à faire qu'à un pygmée, il demanda un joueur plus sérieux ; on lui en présenta un de troisième force, il le battit de même, puis de plus habiles encore. Enfin il battit tous ceux qui se présentèrent, et conquit sa gloire en un jour. Ne pourrait-on pas penser que c'eût été un homme supérieur, si cette aptitude avait été dirigée avec intelligence vers une science classée et reconnue ?

Il avait en lui tous les éléments du mathématicien et du philosophe : calcul profond, pénétration rapide, vues ingénieuses et nouvelles , esprit d'analyse et de synthèse, puissance de concentration et d'isolement, et par-dessus tout un grand amour des hommes. Il savait répandre une lumière vive sur les questions qu'il abordait : religions, politique, humanité, tels étaient ses sujets familiers, traités avec cet abandon charmant du philosophe qui s'ignore et qui ne craint pas de jeter au vent et aux voleurs d'idées, les richesses d'une imagination qui peuvent être précieuses pour des livres.

Son jeu avait ce même charme, et quoique dans l'automne de sa vie il ait été dépassé par quelques-uns, parce qu'il avait perdu de la force d'attention et de la mémoire nécessaire, nul ne réunissait, autour de son Échiquier, une galerie plus affriandée, si je puis me permettre cette expression ; aucun n'avait des idées plus originales, plus spirituelles, plus inattendues : son jeu vif et gai se plaisait au milieu de la tourmente ; son génie n'apparaissait souvent qu'au moment du danger, et l'on comptait sur lui, piocheur infatigable, à l'heure où les autres se retirent ; son adversaire, couvert de sueur, commençait à respirer et à préluder par quelques notes à un chant de triomphe, lorsqu'un éclair traversant la nue
(NDA - La nue : nuage usage vieilli) , il devenait tremblant de ce frisson glacial précurseur de la mort ; un murmure, impossible à contenir, de joie et d'admiration de la part des spectateurs, lui donnait le dernier sacrement. 
 

 
 
La suite est très intéressante. On y apprend qu'il anima le Turc joueur d'échecs, au même titre que Mouret et Boncourt. Nous sommes alors probablement en 1817/1818. C'est Mouret qui accompagnera Maelzel dans la tournée en Angleterre de l'automate Turc joueur d'échecs en 1819/1820. 

 
 
 
 
 
 
 
Pendant ses loisirs, à la maison, il faisait les constructions mécaniques les plus ingénieuses ; des meubles à secret, des joujoux curieux pour les enfants, qu'il aimait à la folie, des cages merveilleuses pour les oiseaux qu'élevait sa femme, car je n'ai pas encore dit qu'il s'était marié. Sa femme, qui avait un grand amour et une profonde vénération pour lui, avait en outre l'humeur aussi acariâtre que la femme de Socrate; une santé constamment mauvaise y contribuait beaucoup ; elle grommelait et criait sans cesse, et la bonhomie de son mari avait fini par s'y faire tellement, qu'il lui arrivait de se créer de petites scènes la veille des jours où il lui ménageait quelque agréable surprise.

Tout Paris courut voir l'automate du baron de Kempelen que promenait dans toute l'Europe le fameux Maëlzel. Cette ingénieuse mécanique jouait aux Échecs, et articulait quelques mots ; le premier venu pouvait se présenter, à peu près certain d'être vaincu. Le Café de la Régence s'étant ému, les plus forts joueurs étaient allés se mesurer avec cet automate, qui terminait toujours sa partie en disant, de sa voix de bois : échec et mat. Alexandre, les raillant de leur faiblesse, leur disait qu'ils se laissaient terrifier par la statue du Commandeur, et nouveau don Juan, il se faisait fort de la braver et de la vaincre ; s'étant laissé harceler quelque temps, il y alla et gagna deux parties sur trois. L'automate, honteux de cette défaite, n'eut rien de mieux à faire que d'enrôler son vainqueur sous sa bannière.

Cet automate, comme on sait, habillé en Turc, était dans un fauteuil; devant lui était une table munie de son Échiquier et une autre chaise pour la personne qui voulait se mesurer avec lui. A chacune des quatre faces du piédestal, il y avait une porte qu'on ouvrait l'une après l'autre au public pour lui faire voir que personne ne s'y trouvait caché ; on refermait, puis la partie commençait. Or, l'âme de l'automate pendant son séjour à Paris fut d'abord Mouret, puis Boncourt. Ce dernier, en éternuant un jour de rhume, faillit tout briser et tout révéler. Alexandre céda aux pressantes sollicitations de l'inventeur de la mécanique, et lui faisant faire encore quelques perfectionnements, se voua pendant quelque temps à l'ébahissement de ses contemporains. 
 
Mais ne pouvant pas toujours faire, dans cette boîte à secret, un rôle aussi étouffant, disait-il en riant, il y renonça bientôt. Il fallait se cacher alternativement dans les quatre angles, tandis que l'on ouvrait au public les portes qui laissaient voir les angles opposés. Tout étant refermé, il allumait une bougie, et déployait un Échiquier correspondant par un mécanisme à l'Échiquier extérieur. Les coups d'en haut se répétaient à l'intérieur, et la main de l'automate prenait et jouait chaque pièce correspondante à celle que l'on jouait en bas ; puis poussant un ressort, on lui faisait dire, ensemble ou séparément, les deux seuls mots nécessaires, l'un pour prévenir de l'attaque au Roi, l'autre pour annoncer la victoire.
 
Et nous en arrivons à une première mention de l'Hôtel de l’Échiquier (voir dans la deuxième partie).

Enseignant, comme je l'ai dit, la langue allemande dans différents collèges, il apprenait également le français à de jeunes Allemands ; ceux-ci le prirent tellement en affection qu'ils le supplièrent de louer un appartement un peu plus considérable pour qu'ils pussent tous loger auprès de lui, et ne le quitter que le moins possible. Il se laissa convaincre, et ce fut l'origine de l'établissement qu'il fonda plus tard sous le titre d'Hôtel de l’Échiquier, auquel il dut un moment de bien-être, et puis sa ruine.

Organisation de savant et d'artiste, il avait la plus belle réunion de qualités nuisibles dans le commerce, et, sans sa femme, qui possédait quelques-unes des qualités nécessaires, il eût été ruiné du premier coup. Crédule comme un enfant, confiant à l'excès, s’apitoyant

sur toutes les misères, il lui arrivait maintes fois, tant que sa bourse n'était pas dégarnie, d'obliger encore ceux à qui il faisait déjà un crédit illimité, et il ne put jamais se décider à renvoyer quelqu'un de ses locataires pour cause de pauvreté. Le vieux professeur d'Échecs, Castinel, fut logé gratuitement sous ses mansardes pendant plus de dix ans ; enfin, jusqu’au jour où le général Ordonnaud, grand amateur d'Échecs, le fit entrer comme chef de bataillon à l'Hôtel-des-Invalides. Ce qui donna plus de bien-être à Castinel, mais ne paya pas Alexandre.