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samedi 14 décembre 2024

Plan de la Régence - Le Café de la Régence au XVIIIème siècle - 3ème partie

Une découverte majeure, que j'ai faite lors de ma visite aux archives en octobre dernier, c'est que le Café de la Régence aurait pu disparaitre après son achat par la ville de Paris en 1774. Ceci dans le cadre de travaux dans le quartier du Palais Royal, suite au transfert de l'hôpital des Quinze-Vingts rue de Charenton, non loin de la Bastille.

Comme l'indique Wikipedia au sujet de l'enclos des quinze-Vingts : Par lettres patentes du 16 décembre 1779, le roi ordonne la création de plusieurs rues à l'emplacement de l'ancien hospice des Quinze-Vingts.

La cote Q/1/1146, dont j'ai déjà parlée et dont je reparlerai dans d'autres articles tant elle est riche, contient notamment deux plans très intéressants. Un plan du Café de la Régence proprement dit, et un plan du quartier tel qu'il est envisagé après les travaux. Ce sont les objets de cet article.
Pour ceux qui connaissent Paris, les travaux de 1854 sous Napoléon III, vont complétement chambouler le quartier (avec le percement de la rue de Rivoli) pour lui donner l'aspect actuel.

Commençons par une description des travaux

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 25 octobre 1774
 
Il est facile de lire par exemple "(...) que la Place du Palais serait élargie par la suppression de plusieurs maisons, tant du côté des quinze-vingts que de celui de la rue Froidmanteau, et qu'il serait formé un pan coupé à chacun des angles de la rue Saint-Honoré (...)"

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 25 octobre 1774
 
La page suivante du document donne des détails qui concernent directement le Café de la Régence.

"(…) acquéreur au nom de la dite ville, en vertu des lettres patentes énoncées et datées ci-dessus, une maison située à Paris rue Saint-Thomas du Louvre sur la dite place du Palais Royal appelée Le Caffé de la Régence occupée par le sieur Rey limonadier ayant son entrée par une allée dans la dite rue Saint-Thomas du Louvre et sur la dite place du Palais Royal, et composée d’un étage de cave, rez de chaussée, quatre étages en carrée, un autre en mansarde et grenier au-dessus (...)"

Un autre document de la cote Q/1/1146 donne donc le pan du Café de la Régence.

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 9 août 1774

Il est indiqué que la devanture fait 36 pieds, 4 pouces, 9 lignes
 
Un petit calcul de conversion donne une longueur de
36 x 0,3248 m + 4 x 0,027 + 9 x 2,2558 mm = 11,69 m + 0,108 = environ 12 mètres
Pour une largeur de 19 pieds et 6 pouces, soit
19 x 0,3248 + 6 x 0,027 = 6,33 mètres environ

Soit une surface d’environ 6,33 x 12 = 76 mètres carrés environ.
 
Le texte sur la droite est le suivant : "Maison appartenant à Monsieur de Goimpy occupée par le sieur Ray Limonadier"
 
On peut voir un escalier, probablement pour aller dans les étages et à la cave.
Un mur semble traverser le café dans sa partie sur la droite. En fait dans les différents baux de location que nous verrons dans un autre article, il est précisé que le local est constitué de 3 boutiques. Sauf au début du XVIIIème siècle, où deux boutiques étaient occupées par un limonadier et la 3ème boutique par un maitre rôtisseur, les trois boutiques formaient un tout durant le XVIIIème siècle.
 
Nous avons là le plan du Café de la Régence de François Antoine de Le Gall sire de Kermeur et de François André Danican Philidor.

Retenez la forme rectangulaire du Café de la Régence. J'y reviens un peu plus loin dans cet article.
 
Voici maintenant le document d'enregistrement de la vente du Café de la Régence, toujours à la cote Q/1/1146.
 
Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 7 février 1775
 
Si on zoome sur le document on peut lire ceci
 

"(...) profit de la ville d'une maison sise rue Saint-Thomas du Louvre place du palais Royal, appelée le Café de la Régence, moyennant la somme de Cinquante Cinq mille livres (...)"

Un peu plus tard, le 25 octobre 1779 un plan du futur quartier après travaux est établi.
Et là, force est de constater que le Café de la Régence semble toujours s'y trouver.
Mais à ce jour je n'ai pas l'explication de la "non destruction" de la maison où se trouve la Régence.

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 25 octobre 1779

Archives Nationales - Q/1/1146 - Document daté du 25 octobre 1779
Zoom sur la partie en haut à gauche du document.

J'ai cerclé de rouge l'emplacement du Café de la Régence.
Là on s’aperçoit que sa forme a légèrement changé. De rectangulaire, il a gagné un morceau en biais.
Est-ce ce qui se trouvait dans le premier document de cet article ? 
à savoir : 
"(...) qu'il serait formé un pan coupé à chacun des angles de la rue Saint-Honoré (...)"
 
Voici le plan du quartier 50 à 60 ans plus tard (déjà publié sur ce blog).

Plan de la Place du Palais Royal (Cadastre de Paris par îlot - Atlas Vasserot et Bellanger 1830 - 1850).
Archives de Paris. 4ème quartier - Tuilerie - Îlots 19 et 20


Le Café de la Régence a changé de forme,comme on peut le voir en zoomant sur ce plan.

La partie B (en rouge) correspond au Café de la Régence d'origine, tel qu'on peut le voir sur le plan un peu avant dans cet article.
Les parties A et C (en jaune) on donc été ajouté au bâtiment du Café de la Régence.
Celui-ci n'a donc pas été démoli, mais il a gagné en surface, avec une forme un peu étonnante.

Cette forme, pas très harmonieuse, est décrite en 1840 avec humour par un anglais nommé Georges Walker. Son nom est alors bien connu dans le milieu des échecs britanniques et français, en tant que chroniqueur, mais également comme joueur d'échecs de bon niveau. 
 
En 1839, il se rend à Paris et découvre le Café de la Régence qui vient de retrouver les plus forts joueurs suite à la dissolution du Cercle des Échecs de Paris situé rue de Ménars. Georges Walker va rédiger un long article au sujet de sa visite au Café de la Régence. Texte qui est publié pour la première fois en décembre 1840 dans le Fraser’s Magazine, puis en français en 1841 dans la Revue Britannique . Le Palamède de juillet 1843, alors sous la direction de Saint-Amant, le reproduira également.

Voici un extrait du texte de Georges Walker. Je mets en rouge le passage le plus intéressant pour cet article.

"(...) C'est ici que le jeu des échecs « gouverne et règne seul ». Personne n'a encore décrit à mon gré ce fameux café et ce jeu, le roi des jeux. Mery lui-même avec toute son imagination et son esprit, lorsqu'il a voulu s'en mêler, a prouvé qu'il n'y entendait rien. Sans trop de vanité, je parie battre Mery, sans être un écrivain aussi facile que lui. Matériellement, le café de la Régence est bientôt décrit: il est bas, long, étroit, assez semblable pour la forme à un parallélogramme de tartine au fromage (parallelogram of toasted cheese), l'antithèse de la grâce architecturale; le salon ne peut rivaliser avec ceux des cafés plus modernes si richement dorés, malgré ses glaces et ses tables de marbre… (...)"
 

a parallelogram of toasted cheese,
telle est la forme du Café de la Régence depuis probablement 1779.

samedi 13 juin 2020

Lettres de Lionel Kieseritzky (1 sur 3)


Grâce à l'aide de M. Frank Hoffmeister, j'ai publié le 12 avril dernier, deux lettres de Lionel Kieseritzky traduites de l'allemand.

Frank Hoffmeister m'a a nouveau fait parvenir la traduction de 16 extraits de lettres (!) de Kieseritzky, lettres qui donnent des éléments très intéressants sur sa vie, bien évidemment en relation avec le Café de la Régence.
A ma connaissance c'est la première fois que ces lettres sont traduites en français.

Je propose de vous faire partager la traduction de ces lettres par Frank Hoffmeister, ainsi que quelques commentaires de ma part.
Le nombre de lettres fait que je les publierai en 3 articles sur ce blog.

Lettres 1 à 4 - Première partie (voyage vers Paris)
Lettres 5 à 9 - Deuxième partie (Difficile installation)
Lettres 10 à 16 - Troisième partie (un relatif confort)

Avant de lire ces lettres, je vous conseille la lecture de la courte biographie de Lionel Kieseritzky que j'ai mise en ligne il y a déjà quelques temps.
A vrai dire il reste un mystère : pourquoi est-il parti de chez lui pour aller si loin à Paris ?

Avec Saint-Amant, Kieseritzky fut sans doute le plus fort joueur du Café de la Régence pour la période allant de 1841 à 1852, et par là-même un des plus forts joueurs d'échecs de cette époque.
Kieseritzky et Saint-Amant ne s'appréciaient pas particulièrement...

Louis Mandy indique dans cette biographie :

(...) Kiéséritzky et Saint-Amant ont eu tous deux une grande influence sur la vie échiquéenne en France, ce dernier plus certainement par la publication du Palamède que par la pratique du jeu, alors que Kiéséritzky était vraiment un joueur, toujours prêt à se mesurer avec qui le défiait, et un excellent professeur, dont les manières modestes contrastaient singulièrement avec la morgue hautaine de Saint-Amant. (...)


Baltische Schachblätter

D'où proviennent ces lettres ?

Friedrich Ludwig Balthasar Amelung (1842-1909) a publié pendant plusieurs années (1889 - 1902) les « Baltische Schachblätter ». Dans le Volume 1, 2ième issue (1889, pp. 55-87) il donne un résumé de la vie de Lionel Kieseritzky. 

Amelung consulta les lettres de Lionel chez le Dr. Walter Kieseritzky, qui habitait à Dorpat, alors en Russie (aujourd’hui la ville de Tartu en Estonie). Dans l’annexe, Amelung publia des passages de 16 lettres.

Voici la traduction de ces passages (Baltische Schachblätter 1889, pp. 70-84). Les lettres sont presque toutes écrites à Guido Kieseritzky, son frère aîné.  Ce dernier décédera en 1862. Il avait toutes les lettres en sa possession, mais les lettres à partir de 1850 ne sont plus trouvables (Baltische Schachblätter 1889, p. 65, note 1).

Première partie – Voyage vers Paris


Finley 1827 Carte de l'Europe

Amelung indique que Lionel Kieseritzky quitte sa ville natale à cause d’une querelle. Il habite avec un de ses frères et une de ses sœurs dans une grande maison, héritage de leur père, un avocat. Mais les coutumes dans cette maison sont étranges. Son frère, un mathématicien, a pris tout un étage pour des expériences avec des machines. Sa sœur, très attachée à la nature, a recueilli des animaux dans la maison.

Lionel gagne son argent en donnant des leçons de mathématiques. Mais des rumeurs néfastes couraient depuis un certain temps sur la maison Kieseritzky, et Lionel a même dû mener un processus juridique pour diffamation. Il remporte le procès, mais pour une raison non expliquée par Amelung, il décide néanmoins de quitter la ville. Il ne poursuit même pas les deux parties contre Jaenisch par correspondance (Dorpat contre Saint-Pétersbourg).
Les lettres mentionnent son regret et son expérience négative à Dorpat, quand il loue la vie à Rostock (en Poméranie en Allemagne) (lettre No. 3).

Voici les deux parties par correspondances jouées entre Jaenisch et Kieseritzky.
Elles ont été publiées dans Chess Player's Chronicle (volume 2) avec le commentaire suivant :

Grâce à la gentillesse de M. C. F. De Jaenisch, un des plus éminent joueur d'échecs en Russie,
nous sommes autorisés à présenter à nos lecteurs les deux parties suivantes,
qui ont été jouées par correspondance, dans les années 1838-39, entre MM.Jaenisch et Kieseritzky
La fin abrupte de ces parties est probablement à mettre sur le fait que M. Kieseritzky quitta la Livonie,
où il résidait durant le déroulement des parties, vers 1839.


[Event "Par correspondance 1838-1839"] [Site "?"] [Date "1838.??.??"] [Round "?"] [White "Von Jaenisch, Karl Ferdinand"] [Black "Kieseritzky, Lionel"] [Result "*"] [ECO "C33"] [PlyCount "43"] {The Chess Player's Chronicle - Volume 2 - 1842 (page 289/290)} 1. e4 e5 2. f4 exf4 3. Bc4 Qh4+ 4. Kf1 c5 5. Nc3 Ne7 6. Nf3 Qh5 7. Nb5 d5 8. Nc7+ Kd8 9. Nxd5 Nxd5 10. Bxd5 Kc7 11. d4 g5 12. h4 Bg4 13. c3 Kc8 14. Kf2 Bxf3 15. gxf3 Nc6 16. Qa4 Nd8 17. Bd2 Bd6 18. Rag1 gxh4 19. Rg4 h3 20. e5 Bc7 21. Bxf4 a6 22. Kg3 { Ce coup resta sans réponse} * [Event "Par correspondance 1838-1839"] [Site "?"] [Date "1838.??.??"] [Round "?"] [White "Kieseritzky, Lionel"] [Black "Von Jaenisch, Karl Ferdinand"] [Result "*"] [ECO "D20"] [PlyCount "40"] {The Chess Player's Chronicle - Volume 2 - 1842 (page 289/290)} 1. d4 d5 2. c4 dxc4 3. e4 e5 4. d5 f5 5. Bxc4 Nf6 6. Nc3 Bc5 7. Qc2 Ng4 8. Nh3 f4 9. g3 g5 10. f3 Ne3 11. Bxe3 Bxe3 12. Nf2 a6 13. a4 Qf6 14. g4 Nd7 15. b4 Nf8 16. Rd1 h5 17. gxh5 Rxh5 18. Ng4 Bxg4 19. fxg4 Rh3 20. Bf1 Rh7 {Ce coup resta sans réponse.} *


Lettre No. 1 – à Guido Kieseritzky à Dorpat

Riga, le 8 juin 1839

Cher frère ! 

Dans la nuit du mardi au mercredi, vers 1.00 heure, nous sommes arrivés à Riga sans rencontrer de problèmes. Il n’y a pas de bateau vers Lübeck, mais « la Lisette » navigue vers Rostock sous le commandement du capitaine Schönemann. 

Hier, je n’ai pas pu lui parler, mais aujourd’hui on m’a demandé de me rendre à un endroit où je pourrai le joindre vers 3.00 heures. Le vent souffle dans la bonne direction et j’ai pu monter à bord. 
J’ai dû signer un document de retour dans le cabinet du gouverneur-civil, dans lequel était indiqué que je rentrerai dans 3 ans. 

Lettre No. 2 – à Guido Kieseritzky à Dorpat

Riga, le 12 juin 1839

Cher frère ! 

Demain, je vais embarquer à bord de « la Lisette » avec le capitaine Schönemann, qui va prendre les voiles directement vers Rostock. Si le vent est favorable nous devrions arriver en 5-6 jours. J’ai dû payer 6 ducats pour le transport. Après Rostock je compte aller à Hambourg. Vous pourrez m’écrire là-bas, mais vous devriez faire cela avant samedi prochain, car je pourrai déjà avoir quitté Hambourg… 

Cleasby est arrivé avant-hier de Mitau – il vous remettra cette lettre. Son amitié me fait du bien. Puisse le Ciel me donner une personne comparable à l’étranger – La solitude pèse lourd sur moi. Je me suis occupé un peu avec les mathématiques et je me suis senti presque toujours à la maison.

La vie à Riga est horriblement chère. Un livre de viande coûte 34 kopeks, un livre de beurre 4 roubles, de sorte qu’on doit payer 20 kopeks pour une portion beefsteak dans les restaurants – mais les portions ne représentent que la moitié de celles à Dorpat … 

Hier matin je suis monté en haut de la tour « Peter » avec Cleasby, et j’ai inscrit 3 croix sur une colonne pour témoigner que j’y étais … PS : La bouteille de vin, que tu m’as donnée pour le voyage, n’est pas encore ouverte. Je vais la prendre dans le bateau et boire le premier verre à vos santés ! 

Lettre No. 3 – à Wilhelm Schwartz à Dorpat

Riga le 30 juin (11 juillet) 1839 

(NDA - La première date correspond au calendrier Julien alors en vigueur dans l'Empire Russe, la deuxième date au calendrier Géorgien en vigueur presque par tout ailleurs en Europe)

Mon très cher ami ! … Le 5 mai, j’ai quitté Dorpat, comme tu le sais, en compagnie de l’Anglais Cleasby et je suis arrivé à Riga dans la nuit du 6 au 7 juin. Ma première action fut de régler les points relatifs au passeport. 

Puisque Rostock est seulement éloigné de 24 miles de Hambourg, je me suis décidé à contacter le capitaine Schönemann de « La Lisette », ce qui fut seulement possible après quelques jours puisqu’il y a beaucoup de trafic sur la Düna (NDA – Fleuve dont l’embouchure est à Riga, actuellement appelé Daugava ou Dvina). Nous avons conclu un accord… 

Entre-temps, j’ai contracté quelques dettes pour Rostock. En plus, j’ai eu le bonheur de retrouver mon ancien ami de l’Université, Zachrissen, et son frère. (...) Au matin du 16 (juin) j’ai pris le bateau. 

Rostock donne une impression très spéciale à cause de ses bâtiments gothiques assez hauts, qui sont peints de toutes les couleurs, sauf les plus belles … Parmi les places publiques, celle du « Marché Neuf » mérite une mention particulière : un espace carré, avec une honnête mairie avec ses tours, entourée par 30 autres grands bâtiments… 

Je suis forcé de rester ici jusqu’à mercredi, ce qui me convient, car cette ville offre tellement de choses sympathiques que je la choisirais bien pour y habiter. Partout c’est la prospérité, et les visages gais des habitants expriment leur satisfaction ; je vois une confiance mutuelle entre le Prince et le peuple, et l’obéissance aux lois morales et civiles. 

Il s’y ajoute une liberté de parole et d’action, une éducation de l’esprit et une informalité correcte dans le comportement. On voit des bancs en bois devant toutes les maisons, souvent artificiellement décorés, où les dames sont assises tout au long de la journée. Elles y font du travail domestique ou la cuisine. 
Un passant, avec sa pipe, les rejoint – tous se parlent ; les enfants apportent leurs jouets. Tout est tellement innocent – nulle part on ne trouve trace de médisance ou de rumeur sur son prochain…

Je peux aussi louer sans limite la gentillesse de mes hôtes, les Markin. Cette amitié honnête me touche ; elle ne me fait pas oublier ma malchance, mais elle m’aide à la supporter. D’ici à mardi tout devrait être prêt, de sorte que je puisse aller à Hambourg. Le destin doit néanmoins se poursuivre. Celui qui guide les nuages, les fleuves et les vents va aussi trouver le chemin pour guider mes pas. … De Hambourg, je vais encore écrire à mes frères et à mes sœurs, puisses-tu bien veiller amicalement sur eux. 

Ainsi ta propre famille s’est agrandie, parait-il. Que Dieu protège le nouveau-né et vous tous. 
Veuillez aussi penser à un être perdu, qui marche en solitaire dans le chemin, plein de douleurs, mais pas sans foi. 

Arrivée à Paris
Lionel Kieseritzky arrive à Paris au moment où le Cercle des Échecs de la rue Ménars vient de fermer. Les plus forts joueurs d'échecs reviennent alors au Café de la Régence. Il y rencontre notamment La Bourdonnais et Saint-Amant.

Lettre No. 4 –  à Guido Kieseritzky à Dorpat 

Paris le 17/29 août 1839 

Cher frère ! 

Aujourd’hui, cela fait quatre semaines que j’ai mis mes bottes sur la terre de France au Havre de Grâce. J’ai quitté Hambourg le 14/26 juillet avec le bateau à vapeur « Paris », avec le capitaine Delarue, et je suis resté cinq jours en mer du Nord avec une tempête énorme, qui nous a même forcée à retourner à Cuxhaven. 

Depuis la mise en place des bateaux à vapeur, on m’a dit qu’il n’y avait jamais eu de tel voyage de 130 heures au lieu des 60 heures habituelles.
Le jeudi 20 juillet (1 aout) nous sommes enfin arrivés au Havre. Là-bas nous avons été reçus par des employés de l’auberge « Cinq Heures ». Mal servi est celui qui prend un petit déjeuner sans demander le prix avant. Sans précaution nous avons accepté ce petit déjeuner, mais le prix en était tellement scandaleux que j’ai honte de le préciser.  

Après un autre voyage ininterrompu, nous sommes arrivés à Paris le lendemain à 9 heures (entre-temps nous sommes passés par les villes Harfleur, Rouen et Andelys), où nous avons trouvé nos quartiers à l’auberge Lafitte – près de la Messagerie. J’ai pris une chambre avec le vieux Lichtenstein au quatrième étage, et les deux Suédois ont pris la chambre au-dessus au 5éme étage.

Le premier jour j’ai déjà rencontré le peintre Löffler…. Le dimanche nous avons pris avec le vieux Lichtenstein, un officier hollandais, un jeune Suisse et un peintre hongrois, le train avec plus de 1000 autres personnes pour aller à Versailles. C’était le jour de l’inauguration de ce train (NDA – Inauguration le 2 août 1839). Nous avons vu tellement de chambres à Versailles, qu’elles formaient comme un labyrinthe, chacune avec de grandes peintures. Ne pensez pas qu’avec une telle marche nous ne prenions pas de plaisir avec l’art…


Quelques jours plus tard, j’ai trouvé un logement pour moi-même, dans un l’hôtel garni, rue de Lille No. 5, dans le Faubourg, près de St. Germain. De là, on est très près du Quai Voltaire, le long de la Seine et face aux Tuileries. 

Je paye chaque mois 18 Francs et j’ai une petite chambre commode. Je pourrais sauver quelques sous dans un autre quartier, mais il y a plusieurs bonnes raisons pour cette chambre. Elle est dans un endroit très sûr et calme. En plus, les diplomates des états de Würtemberg, de la Prusse et de l’Espagne habitent dans ma rue, ainsi que 15 Pairs et 4 Députés. A l’extrémité de la rue se trouve le Palais Bourbon avec la Chambre des Députés.

La raison principale pour mon choix est le fait que le peintre Hongrois, Hora, loge aussi ici. Il est ma seule compagnie et ma consolation. Malheureusement, je n’ai pas encore l’espoir de trouver un travail. Toutes mes tentatives ont échoué, parce que on n’y peut rien sans une recommandation.  Si tu pouvais m’en faire parvenir une par M. Bunge, cela m’irait bien. J’aurais dû écrire plus tôt à ce sujet, mais j’avais toujours l’espoir de trouver quelque chose de concret pour moi. Bon, je dois être patient. 

Au Café de la Régence j’ai joué quelque fois aux échecs, aussi avec La Bourdonnais, mais j’ai été profondément humilié. Plus de détails une autre fois.



Dans le Palamède de 1839/1840 (la revue commence à avoir des difficultés liées à la maladie de La Bourdonnais) il est question pour la première fois de ce jeune joueur provenant de Livonie.
L'orthographe de son nom est approximative, passant de Kieserisky à Zekeriski.

 

Notez que les pièces noires débutent la partie.
Voici les 4 uniques parties de Kieseritzky publiées par La Bourdonnais dans son Palamède.
Vous pouvez trouver ici une courte biographie du joueur Hyacinthe Henri Boncourt.


[Event "Café de la Régence"] [Site "Paris"] [Date "1839.??.??"] [Round "?"] [White "De Saint Amant, Pierre Charles Four"] [Black "Kieseritzky, Lionel"] [Result "0-1"] [ECO "C54"] [PlyCount "70"] [EventDate "1839.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] [EventCountry "FRA"] 1. e4 e5 2. Nf3 Nc6 3. Bc4 Bc5 4. c3 Nf6 5. d4 exd4 6. e5 Ne4 7. cxd4 Bb4+ 8. Nbd2 Nxd2 9. Bxd2 d5 10. exd6 Qxd6 11. O-O Bxd2 12. Qxd2 O-O 13. Rfe1 Bg4 14. Ne5 Nxe5 15. Rxe5 Rad8 16. Re4 Bf5 17. Rf4 Be6 18. b3 f5 19. Rd1 Bd5 20. Rh4 Rf6 21. f4 Rg6 22. Rh3 Rg4 23. Rf3 b5 24. h3 Rg6 25. Bxd5+ Qxd5 26. Re3 Re6 27. Re5 Rxe5 28. fxe5 c5 29. Qf4 g6 30. Qh4 cxd4 31. e6 d3 32. Qe7 Rf8 33. Qd7 Qxd7 34. exd7 Rd8 35. Rxd3 Kf7 0-1 [Event "Café de la Régence"] [Site "Paris"] [Date "1839.??.??"] [Round "?"] [White "Kieseritzky, Lionel"] [Black "De Saint Amant, Pierre Charles Four"] [Result "0-1"] [ECO "C00"] [PlyCount "78"] [EventDate "1839.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] [EventCountry "FRA"] 1. e4 e6 2. f4 d5 3. exd5 exd5 4. d4 c5 5. dxc5 Bxc5 6. Bb5+ Nc6 7. Qe2+ Nge7 8. Nf3 Be6 9. Be3 Qb6 10. Bxc5 Qxc5 11. Nc3 O-O 12. O-O-O Rad8 13. Bd3 Kh8 14. h3 Bf5 15. g4 Bxd3 16. Qxd3 Nb4 17. Qd4 Qa5 18. a3 Nbc6 19. Qd3 a6 20. Rhe1 b5 21. Nd4 b4 22. Nb3 Qc7 23. Ne2 bxa3 24. bxa3 Na5 25. Qc3 Nc4 26. Qb4 Rb8 27. Qa4 Rfc8 28. f5 Qe5 29. Ned4 Qd6 30. Rd3 Nxa3 31. Rde3 Ng8 32. R1e2 Nf6 33. Nf3 Nc4 34. Ng5 Kg8 35. Nf3 Nxe3 36. Rxe3 Ne4 37. Kb2 Qf6+ 38. Ka3 Rxc2 39. Nfd4 Qd6+ 0-1 [Event "Café de la Régence"] [Site "Paris"] [Date "1839.??.??"] [Round "?"] [White "Boncourt, Hyacinthe Henri"] [Black "Kieseritzky, Lionel"] [Result "0-1"] [ECO "C54"] [PlyCount "46"] [EventDate "1839.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] 1. e4 e5 2. Bc4 Bc5 3. Nf3 Nc6 4. c3 Nf6 5. d4 exd4 6. e5 d5 7. exf6 dxc4 8. fxg7 Rg8 9. Bg5 f6 10. Qe2+ Qe7 11. Bxf6 Qxe2+ 12. Kxe2 d3+ 13. Kd1 Bg4 14. h3 Bxf3+ 15. gxf3 Kf7 16. Nd2 Kxf6 17. Ne4+ Kxg7 18. Nxc5 Ne5 19. f4 Nf3 20. Ne6+ Kf7 21. Ng5+ Nxg5 22. fxg5 Rxg5 23. Kd2 Re8 0-1 [Event "Café de la Régence"] [Site "Paris"] [Date "1839.??.??"] [Round "?"] [White "Kieseritzky, Lionel"] [Black "Boncourt, Hyacinthe Henri"] [Result "0-1"] [ECO "C20"] [PlyCount "60"] [EventDate "1839.??.??"] [EventType "game"] [EventRounds "1"] 1. a3 e5 2. e4 Bc5 3. Bc4 Nf6 4. Nc3 c6 5. Nf3 d6 6. d3 O-O 7. Ne2 d5 8. exd5 cxd5 9. Ba2 Nc6 10. b4 Bd6 11. Bb2 Bg4 12. Qd2 e4 13. Nfd4 Re8 14. O-O Be5 15. Nxc6 bxc6 16. Bxe5 Rxe5 17. d4 Rh5 18. Nf4 Rh6 19. c4 Qd6 20. h3 g5 21. hxg4 Nxg4 22. f3 e3 23. Qe1 gxf4 24. fxg4 f3 25. g3 f2+ 26. Rxf2 exf2+ 27. Qxf2 Rh3 28. Kg2 Qh6 29. Qf5 Rh2+ 30. Kf3 Qd2 0-1

jeudi 21 janvier 2016

Précisions sur Deschapelles et le whist(e)

M.Philippe Bodard, spécialiste de l'histoire du bridge (et du whist) m'a envoyé quelques corrections relatives à ce personnage fascinant qu'est Deschapelles.
Je l'en remercie et je m'empresse de vous en faire part.

Le seul portrait de Deschapelles connu à ce jour.
Extrait de la couverture du livre Alexandre Honoré Deschapelles: The French king of chess



1) Le Traité du Whiste n'est pas de 1840 mais de 1839. La 1ère édition parait chez Furne qui cède tout son stock à Perrotin en 1840. Les 2 éditions sont donc absolument identiques.

Le livre de Deschapelles dans son édition de 1839 - Google Book

Photo du livre de Deschapelles dans son édition de 1840 - Prêt de Michel Roethel † (1926 - 2010).

2) Ce n'est pas Deschapelles qui est à l'origine du mot "Whiste" (1839) : il a certes tenté d'imposer cette orthographe parmi les 10 autres (!!!) que l'on peut trouver du mot whist à la même époque (1800/1830). Dès 1827, Lebrun dans son "Manuel des jeux de calcul ou de hasard" paru dans la fameuse collection Roret, et ayant fait l'objet de nombreuses éditions, Lebrun donc n'utilise que le vocable "Whiste", et il est le seul dans la littérature technique du whist, hormis plus tard Deschapelles.

Complément de JO Leconte : Deschapelles reprend à son compte le mot whiste (avec un "e" final).

"(...) Deschapelles est l’auteur du Traité du jeu de Whist, fort savant, trop savant même, car il n’est pas toujours facile à comprendre, même pour les personnes qui connaissent bien ce jeu. Les expressions y sont d’ailleurs un peu trop cherchées. Je ne sais si c’est par patriotisme, mais il a voulu, dans son traité, franciser les termes du jeu anglais, en écrivant, par exemple, whiste au lieu de whist, ombogue, au lieu de humbug, mot assez vulgaire, qui se traduirait aujourd’hui par blague. "

L’intermédiaire des chercheurs et des curieux – 10 mai 1875 – Article sur Deschapelles signé par J.Bruton 


3) Enfin, mais la preuve absolue n'a pas encore été trouvée, et on peut donc continuer (!) avec cette légende, il est douteux que le coup Deschapelles (au whist, repris au bridge) soit de lui car Deschapelles n'a laissé aucune note à ce sujet. D'après mes recherches, ce "coup" n'apparait qu'en 1889 aux USA à l'initiative de Pettes, un auteur américain, grand idolâtre de Deschapelles, qui dirigeait du reste le fameux "Deschapelles Club" de Boston.

mercredi 21 octobre 2015

Chapitre 11 – 1839 Le Café de la Régence vu par un Anglais

Contenu du chapitre 11

Un touriste anglais à Paris en 1839 – De la place de la Bourse au Palais-Royal – Un parallélogramme de tartine de fromage – Le Café de la Régence succursale de Charenton – Napoléon et le Café de la Régence – Boncourt et Saint-Amant – Le Café de la Régence Temple des échecs – Monsieur Pillefranc – La Bourdonnais Roi des échecs et sa cour

Georges Walker (au centre)

Nous sommes en hiver 1839 et il neige ce jour-là sur Paris.
Vous avez décidé de faire un saut au fameux temple des échecs connu à travers toute l’Europe.
Il vous a été reporté que l’ambiance y est particulière et que le lieu vaut le coup d’œil…

Le chapitre 11 du tome 1 reproduit le texte de l'anglais Georges Walker qui se rend au Café de la Régence peu de temps avant la mort de La Bourdonnais.
Vous pouvez trouver le texte complet sur internet, et notamment dans la revue Le Palamède de 1843 (page 298).
Je vous renvoie à mon article bibliographique à ce sujet.

mardi 13 octobre 2015

Chapitre 10 – 1832 à 1840 La Gloire de La Bourdonnais

Contenu du chapitre 10

Louis-Philippe Roi des Français – Le Café de la Régence est très fréquenté – Galerie de portrait par Alphonse Delannoy – Le Club des Panoramas – Le défi par correspondance entre Paris et Londres – Le club de la rue de Ménars – Retour de Deschapelles aux échecs – Claude Vielle, le plus important des propriétaires du Café de la Régence – La Bourdonnais sur les traces de Philidor – L’automate turc orphelin : décès de Mouret et de Maëlzel – Fin du cercle de la rue de Ménars et retour au Café de la Régence des plus forts joueurs d’échecs – Décès de La Bourdonnais

Illustration du livre Les Français peints par eux-mêmes - Paris, 1840
Le Cercle des échecs de la rue de Ménars

Huit années durant lesquelles La Bourdonnais s'imposent comme le meilleur joueur d'échecs du monde en battant Mac Donnell à Londres dans une longue série de matchs en 1834.
Le même La Bourdonnais qui crée la première revue entièrement consacrée au jeu d'échecs : Le Palamède en 1836.

C'est peut-être ces voyages à Londres qui incite La Bourdonnais à créer un cercle des échecs sur le modèle des clubs anglais. Une partie des joueurs du Café de la Régence souhaitent trouver un lieu plus propice qu'un café bruyant pour s'adonner à leur passion.
A cette époque une première tentative est faite par Aaron Alexandre au Café de l'échiquier près de la Bourse de Paris. Nouvelle tentative près du passage des Panoramas avec le club des Panoramas qui ne résistent pas très longtemps au loyer et au bruit des concerts Mussard, puis les joueurs d'échecs s'installent rue de Ménars...

Mais c'est un échec, et la revue Le Palamède de 1839 nous indique :

"Les amateurs d’échecs sont aujourd’hui, grâce à cette dissolution(*), comme les enfants d’Israël, un peu disséminés partout.
(...)  il nous parait impossible que dans une ville comme Paris, un cercle des échecs ne puisse s’établir "
(*) Sous-entendu du Cercle des échecs de la rue de Ménars

Faute de réussir à réunir suffisamment de cotisations, la création d'un Cercle d'échecs parisien durable reste un échec durant cette période. Les joueurs d'échecs vont alors naturellement revenir au Café de la Régence en 1839. Un café qui n'a jamais cessé de recevoir les amateurs d'échecs.

Voici une des parties jouées par La Bourdonnais contre Mac Donnell à Londres en 1834 (pour visualiser la partie il vous faut un lecteur d'Adobe Flash).
La position finale est assez originale. Notez le style de jeu très dynamique de La Bourdonnais.

MacDonnell / La Bourdonnais - Londres, 1834 - 4ème match - 16ème partie.



[Event "London m4"] [Site "London"] [Date "1834"] [Round "16"] [White "McDonnell, Alexander"] [Black "De Labourdonnais, Louis Charles Mahe"] [Result "0-1"] [ECO "B32"] [PlyCount "74"] [EventDate "1834"] [EventType "match"] [EventRounds "18"] [EventCountry "ENG"] 1. e4 c5 2. Nf3 Nc6 3. d4 cxd4 4. Nxd4 e5 5. Nxc6 bxc6 6. Bc4 Nf6 7. Bg5 Be7 8. Qe2 d5 9. Bxf6 Bxf6 10. Bb3 O-O 11. O-O a5 12. exd5 cxd5 13. Rd1 d4 14. c4 Qb6 15. Bc2 Bb7 16. Nd2 Rae8 17. Ne4 Bd8 18. c5 Qc6 19. f3 Be7 20. Rac1 f5 21. Qc4+ Kh8 22. Ba4 Qh6 23. Bxe8 fxe4 24. c6 exf3 25. Rc2 Qe3+ 26. Kh1 Bc8 27. Bd7 f2 28. Rf1 d3 29. Rc3 Bxd7 30. cxd7 e4 31. Qc8 Bd8 32. Qc4 Qe1 33. Rc1 d2 34. Qc5 Rg8 35. Rd1 e3 36. Qc3 Qxd1 37. Rxd1 e2 0-1