mercredi 28 décembre 2011

Le sport à Paris en 1854 (2ème partie)

Voici la deuxième partie du texte d’Eugène Chapus sur le sport à Paris.
Une précision, la rue Ménars est une petite rue qui se trouve à quelques centaines de mètres de la place du Palais Royal.
L’immeuble qui accueillait le Cercle des Echecs faisait l’angle entre la rue de Richelieu et la rue Ménars.

(Image du Palamède)


Cet éclat se soutint quelque temps encore après la mort du grand maître, dont l'héritage avait passé aux mains de M. de Saint-Amant. Celui-ci s'était fait un nom au niveau de toutes les célébrités des clubs étrangers dépassées par Labourdonnais, et la première épreuve solennelle dans laquelle il eut à figurer en qualité de champion français fut un heureux début et tout à sa gloire. M. Staunton de Londres le défia.
M. de Saint-Amant se rendit en Angleterre pour se mesurer avec lui, et gagna trois parties sur cinq, dont se composait leur match. Cette victoire fit grand bruit. M. de Saint-Amant, de retour en France, rendit compte du tournoi dans le Palamède, revue spéciale des échecs, qu'avait fondée M. de Labourdonnais, et qu'il dirigeait alors. Il le fit en termes qui éveillèrent les susceptibilités d'amour-propre de son adversaire.
ll s'ensuivit un nouveau défi de la part de M. Staunton, mais plus considérable que le premier. M. de Saint-Amant accepta sous condition que cette fois il serait dispensé de faire le voyage de Londres. « Je vous ai battu à Londres, écrivait-il à son adversaire ; à vous de venir à Paris. » Le match consistait en vingt et une parties. Pour être vainqueur, il fallait en gagner onze. On devait jouer une partie par jour, et quatre par semaine. La durée de chaque partie ne pouvait être de moins de trois heures ni de plus de quatorze.

C'est là ce match fameux dont on parla tant pendant qu'il se poursuivait, et dont on parla plus encore quand il fut fini, grâce à la publicité formidable que lui donnèrent les Anglais, si silencieux du vivant de M. de Labourdonnais.
M. Staunton avait mis le temps à profit pour l'étude et la méditation.
M. de Saint-Amant, joueur chevaleresque, brillant et vif, attendait beaucoup de sa lucidité d'improvisation. Par un étrange caprice du sort, M. de Saint-Amant joua les sept premières parties sans en gagner une seule. Ce résultat fut un sujet d'excessif étonnement. La galerie pouvait à peine y croire.

L'attitude du cercle était consternée. Les partisans de M. de Saint-Amant, attribuant cette défaite consécutive à quelque fâcheuse prédisposition morale, lui conseillaient de renoncer au match, d'abandonner cette lutte pour le moment, sauf à la reprendre plus tard. Mais M. de Saint-Amant montra autant de sang froid en présence de la mauvaise fortune qu'il avait fait voir de confiance dans l'attaque.
ll fut superbe dans son calme, au dire de tous les assistants. Loin de se laisser troubler l’esprit par la contusion de ses amis, il se rasséréna, réfléchit, et gagna trois parties de suite. La onzième échut à M. Staunton, et sur les dix autres qui restaient à jouer, quatre furent remises, trois gagnées par lui et trois par son adversaire.
La supériorité du jeu de M. de Saint-Amant, pendant la seconde main du match, avait été constatée malgré sa défaite, et les deux champions, — M. de Saint-Amant poussé par ses amis, — engagèrent par correspondance, un troisième match qui devait clore le débat en fixant l'opinion sur leur force respective.
M. Staunton repartit pour l'Angleterre, et les lettres commencèrent à - s'échanger entre Paris et Londres; mais bientôt la mésintelligence éclata, la courtoisie fit défaut entre les adversaires, et le match fut brusquement interrompu et sans reprise.

(Extrait du plan de Paris de Galignani 1822 - source archives de Paris - Petit jeu : trouvez la rue Ménars ! un indice : suivez la rue de Richelieu et regardez sur la gauche vers le haut de la rue...)

C'est vers cette époque que le club de la rue de Ménars subit une péripétie de fortune. M. de Saint-Amant se refroidit pour les échecs. Il apporta moins d'assiduité dans la rédaction du Palamède, dont son élégance et sa facilité de style avaient fait un recueil estimé et très-lu.
Enfin, lorsque la révolution de février fit explosion, chose inouïe, l'on vit M. de Saint-Amant devenir homme politique, et, soulevé par le vent révolutionnaire, se laisser porter aux Tuileries en qualité de gouverneur du Palais, roquant ainsi avec le roi Louis-Philippe.

Cet événement confisqua complètement M. de Saint-Amant au préjudice des échecs. Pendant deux années, il ne fut plus question du célèbre héritier de Lahourdonnais. Le club ferma ses portes, le Palamède cessa de paraître. Ce fut une calamité partielle au milieu d'une calamité générale.

La prospérité momentanée du club avait tenu dans l'ombre l'historique et très-illustre café de la Régence, à qui la disparition de ce rival rendit toute son importance originelle. Il ne tarda pas à reprendre son ancien rang. La fondation du café de la Régence date, à Paris, de 1718. Il était contemporain du café Procope, dont il éclipsait la vogue. Ce fut là que se firent, en 1749, les premières publications du traité des échecs par Philidor. On causait, on controversait à Procope, mais on venait jouer aux échecs au café de la Régence, qui depuis cent cinquante ans bientôt s'est maintenu en possession de cette spécialité.

Plus heureux que les rois de France, les rois de ses échiquiers n'ont pas cessé, même au milieu de nos plus mauvais jours révolutionnaires, d'avoir leurs partisans, leur cortège et leur cour. A tous ceux qui étaient restés ses fidèles habitués vinrent se joindre les membres du club de la rue de Ménars.
Seulement, pour se conformer au goût et aux tendances de notre époque, qui aime l'homogénéité des cercles, le café de la Régence se hâta de constituer le sien, qui se composa de la plupart des noms que la grande réputation de Labourdonnais avait ralliés ailleurs.
Les travaux de démolition qui ont été la conséquence de l'achèvement du palais des Tuileries ont bousculé l'historique établissement du café de la Régence. Il est venu rue Richelieu n° 21, où, par un étrange bonheur, il a pu trouver à s'installer dans un hôtel qui est l'un des plus rares spécimens de l'art architectural du XVIIIème siècle.

Mais le café de la Régence a repris dans ce nouveau local son caractère originel en se séparant du Cercle des Échecs, qui de son côté s'est établi sous le nom de Cercle de Philidor au Palais-Royal, au-dessus du café de Lyon (1).

(1). On devient membre permanent du cercle des échecs en payant un abonnement annuel de 100 fr., qui part du 1" janvier. Lorsqu'il y a moins de six mois à courir, on paye proportionnellement, mais on s'engage pour l'année suivante.
Les membres temporaires sont ceux qui n'ont pas leur domicile à Paris, et qui ne payent l'abonnement qu'une partie de l'année. Il est fixé pour eux à 12 francs par mois.
Les membres permanents nomment entre eux une commission.

Parmi les membres actuels du cercle, au nombre de soixante-dix, il y a des noms connus en dehors de la spécialité dans laquelle ils excellent : MM. le comte de Pontalba, le baron Charles Rowley, le baron de Berkheim et le comte de Vaufreland, par exemple.
La commission du cercle se compose de MM. le duc de Caraman , président ; Devinck, membre du Corps législatif; le général de Varaigne, vice-président; Crampel, secrétaire-général; Sasias, Delondres, Ouizille, Carlim , Pujol, commissaires.

Les réunions du café de la Régence ont une physionomie caractéristique qui ne s'est guère modifiée depuis les beaux jours du XVIIIème siècle.
Ils ballottent les présentations, admettent au scrutin secret, à quatre boules blanches contre une noire.
Ils jouissent du droit d'inviter au cercle un étranger pendant huit jours, sous leur responsabilité.
Ils font les honneurs du cercle sur l'invitation spéciale de la commission.
Les présentations sont signées par deux membres permanents, et affichées pendant huit jours.
La commission accorde, sur la demande des membres, une carte d'entrée pour une durée de huit jours.
Le cercle admet les divers jeux dits de commerce, à l'exclusion de tous jeux de hasard, tels que le baccarat et le lansquenet. Le but dans lequel il est formé étant de faciliter le développement du jeu des échecs, qui réclame spécialement le silence, toute conversation suivie à haute voix, qui serait de nature à troubler l'ordre, est interdite, et devra cesser sur la simple invitation d'un membre de la commission.

Le monde change, mais non pas les joueurs d'échecs.
Vous souvenez-vous de ce passage où je ne sais plus quel auteur, du XVIIIème siècle, amène son héros au café de la Régence?
C'est un jeune homme; à peine entré, il trouve occasion de parler de ses préoccupations de cœur, et il le fait avec l'indiscrète vivacité d'un amoureux de sa trempe. Un certain joueur, dont la partie était plus que compromise, la perd, et rien de plus naturel selon lui que d'attribuer ses fautes aux soupirs du chevalier.
« Maudits soient les amoureux! s'écrie-t-il. — Comment, monsieur? Je ne comprends pas. — Vous ne comprenez pas? Eh bien! Regardez un échec à la découverte. — Qu'a de commun cet échec...? — Comment, ce qu'il a de commun? Il y a une heure que vous tournez autour de moi ; et ma chère Sophie par-ci, et ma jolie cousine par là. Moi, j'entends vos fadaises, et je fais des fautes d'écolier. Monsieur, quand on est amoureux, on ne vient pas au café de la Régence.

Soyez persuadé que si de nos jours quelque nouvel amoureux tombait par aventure au café de la Régence et qu'il y fut aussi peu sobre de paroles d'amour, l'adversaire vaincu au moment de ses bruyantes expansions de cœur ne manquerait pas de le rendre responsable de sa défaite; mais les amoureux de notre temps sont mieux avisés.

A la Régence, un bon mot, une figure épanouie, la lecture d'un article du Palamède, ancien journal spécial des échecs, un bonjour, une poignée de main, l'offre d'une prise de tabac au spectateur encore inaperçu, la consultation de l'horloge , la sollicitude pour son manteau, son chapeau, sa canne, son parapluie, l'impatience sur une fin de partie, la main caressant le menton, le regard planant sur la galerie, le balancement, le roulis sur soi-même, la parole vive, précipitée, caustique, sont autant d'indices d'une belle position, d'une victoire assurée.
Le corps incliné, le regard fixement attaché sur l'échiquier, la figure écarlate , le coude appuyé sur la traverse ou sur le mouchoir, les mains serrant convulsivement la table de marbre, les pièces roulant machinalement entre les doigts, l'interpellation aux membres de la galerie, l'oscillation de la tète, le tremblement des pieds, le pianotement des doigts, le martellement des pièces, l'échec au roi prononcé avec une espèce de fureur, présagent une défaite prochaine.

Dirai-je encore que chaque partie perdue devait être nécessairement gagnée, que la plus belle position appartenait au vaincu, que la supériorité de ses combinaisons devait lui assurer le succès, qu'il n'a pas été battu, qu'il a laissé échapper la victoire en commettant une erreur, une de ces fautes dont on ne peut accuser que la faiblesse humaine?
Comme si l'on perdait une partie d'échecs autrement que par une faute !

Ainsi, la Régence, où se trouvent des gens du grand monde, des illustrations de la magistrature, de la science, de la vie littéraire et artistique, est un champ ouvert à l'observation, mais d'un ordre élevé.
Sous ce rapport, ses réunions habituelles sont fort récréatives. Elles ont un attrait irrésistible pour les esprits sérieux et méditatifs. Les étrangers célèbres figurent fréquemment parmi les combattants.
Indépendamment de M. de Saint-Amant, qui occupe l'une des positions les plus élevées, Paris compte un choix de joueurs remarquables : en premier lieu-M. le docteur Laroche de Bayonne, qui passe aujourd'hui pour le champion français par excellence, puis MM. Sais, Lécrivain, Devinck, Benoît, Campel, Pujol, etc.
C'est maintenant à Paris le seul temple ouvert au culte des échecs.
On voit bien des échiquiers ailleurs, mais le café de la Régence seul peut donner le droit à l'amateur de s'appeler joueur d'échecs.
Hors de cette enceinte, a-t-on dit, on joue avec des échecs, mais on ne joue pas aux échecs.
Le café Desmares, rue du Bac, peut cependant revendiquer avec justice une place honorable ; mais à Paris il est admis qu'un nom ne saurait devenir célèbre, si préalablement il ne s'est fait enregistrer -parmi les habitués de la Régence.

Avant de se produire au milieu de son monde, il est, cela se conçoit aisément, certaines notions techniques et rudimentaires qu'il faut préalablement posséder de toute rigueur : connaître les pièces, les places et les règles générales ; être au fait de la première et de la deuxième manière de jouer ; de la manière de jouer quand on fait l'avantage d'un pion, ou quand on donne pion et trait, ou enfin quand on fait l'avantage du cavalier ; savoir qu'on ne doit jamais jouer un coup sans but, à moins d'y être forcé par la nécessité ; éviter la faute qu'on appelle vulgairement en espagnol lo ceguera (NB : l’aveuglement); ne pas jouer vite, quoiqu'on ait un beau coup à faire, mais regarder toujours s'il n'y en a pas un qui soit préférable ; faire des échanges quand on a l'avantage, et ne jamais abandonner l'attaque pour gagner un pion lorsqu'on a un avantage au moyen duquel on pourrait gagner la partie.

Il importe de se rappeler que les deux pions qui sont du côté où le roi a été placé ne doivent être joués qu'en cas d'absolue nécessité; car souvent la partie se perd parce que le pion de la tour ou du cavalier, avancé d'un pas, laisse le passage libre au roi de l'adversaire.
Il existe entre les pièces trois sortes de rapports fondés sur leurs mouvements : rapport de similitude, rapport de différence et rapport mixte. De là trois sortes de méthodes pour déterminer leur valeur. La méthode arithmétique s'applique aux pièces de même nature, la méthode de comparaison aux pièces de nature différente, et enfin les deux méthodes aux pièces dont le rapport est mixte.
Les pièces de même nature sont le fou, la tour et la dame ; elles composent la masse des forces qui agissent en ligne droite, soit carrément, soit diagonalement.
L'expression non pas rigoureusement exacte, mais suffisamment exacte, est: 3½, 5½ et 10. Ces bases une fois admises, on arrive, par une voie mathématique, aux résultats suivants, consacrés, du reste, par la pratique du jeu et par l'assentiment des grands maîtres :
1° Deux tours ont sur la dame un avantage,=1; reste à chercher dans quel cas cet avantage peut être représenté par un pion ;
La dame a sur le fou et la tour un avantage, = 1 ;
3° Deux fous ont sur la tour un avantage, =1½ ;
4° Par conséquent, la dame et la tour ont sur deux tours et un fou un avantage, =1 ; de même que la dame et le fou sur les deux fous et une tour.

On trouve dans Lolli et dans Philidor des observations détachées sur la force des pièces. Philidor, et avec lui l'école française, préfère trois pions à une petite pièce. Lolli, Pietro Carrera, et avec eux l'école italienne, préfèrent une pièce à trois pions. Stamma dit que le cavalier est plus utile au commencement et le fou à la fin des parties. Labourdonnais recommande, comme un précepte précieux, d'enlever au plus vite à l'adversaire la pièce favorite qu'il manie avec le plus de dextérité et de tactique.

lundi 26 décembre 2011

Le sport à Paris en 1854 (1ère partie)

Voici un texte intéressant que j’ai trouvé sur Google book au sujet du « sport à Paris » en 1854.
L’auteur, Eugène Chapus, signe dans cet ouvrage un long article sur le jeu d’échecs à cette époque.
Son article se décompose en trois grandes parties.

1)   Historique de la domination des joueurs français depuis près d’un siècle. L’auteur parle notamment du Chevalier de Barneville, du jeu à l’aveugle, de Labourdonnais.
2)   Des considérations diverses sur le cercle de la rue Ménars (notamment les conditions d’adhésion et le match entre Saint-Amant et Staunton) ainsi que sur le Café de la Régence.
3)   La dernière partie de l’article est relative à l’histoire des échecs et en particulier la fameuse histoire (le poncif pourrait on dire) des grains de blé et des cases de l’échiquier.

Je ne donnerai pas la troisième partie sur ce blog (c’est hors sujet pour ce blog :-)), mais j’ai découpé en deux articles les deux premières parties du texte d’Eugène Chapus.

Pour cette première partie, le jeu à l’aveugle apparaît comme une prouesse hors du commun. C’est également l’enjeu d’une « polémique » pour savoir qui de Philidor ou de Labourdonnais est le plus fort joueur.

Source Google book.
Le sport à Paris
Ouvrage contenant
Le Turf – La chasse – Le tir au pistolet et à la carabine – Les salles d’armes – La boxe, le bâton et la canne – La lutte – Le jeu de paume – Le billard – Le jeu de boule – l’équitation – La natation – Le canotage – La pêche – Le patin – La danse – La gymnastique – Les échecs – Le whist, etc

Par EUGENE CHAPUS – PARIS 1854



Les clubs.
Le club des Échecs.

Paris a été longtemps en possession d'une gloire sans rivale dans l'art de jouer aux échecs. Sa supériorité sur les autres capitales de l'Europe était écrasante, grâce aux hommes extraordinaires qui, pendant un intervalle de quatre-vingt-dix ans, ont tenu successivement le sceptre que nul n'osait leur disputer.

Tout le monde connaît le nom de Philidor, cet homme qui fut doué d'une aptitude si merveilleuse pour la musique et pour les combinaisons de l'échiquier.
Il pouvait jouer sans voir trois parties simultanément avec trois adversaires différents. Philidor est la grande figure des annales de l'échiquier.

On lit à ce sujet, dans un opuscule anglais intitulé Chess London printed for Robinson : « Hier, au club des Échecs, rue Saint-James, M. Philidor a fait une de ces étonnantes parties pour lesquelles il a tant de réputation. Il a joué à la fois trois parties différentes en tournant le dos aux échiquiers.
Ses adversaires étaient M. le comte de Bruhl, M. Bowdler, les deux plus forts joueurs de Londres, et M. Mazères. Il gagna M. le comte de Bruhl en une heure vingt minutes, et M. Mazères en deux heures; au bout de sept quarts d'heure, l'avantage était égal entre M. Philidor et M. Bowdler.

« L'autre partie fut faite avec le comte de Bruhl, M. Jemnings et M.... Esq.... Il rendit un pion à ce dernier et le laissa commencer. Le comte et Philidor furent à partie égale, les deux autres perdirent.
« Philidor joue avec une exactitude admirable, et souvent corrige les fautes de ceux qui ont l'échiquier devant eux. »

A partir de l'époque où commença la réputation de cet homme dont les tours de force intellectuels éclipsent tous ceux de Pic de la Mirandole, jusqu'en 1840, la prééminence de Paris aux échecs se soutint, grâce à des illustrations nombreuses et brillantes.

Chose étonnante, non seulement les graves encyclopédistes, mais les beaux esprits de la fin du XVIIIème siècle jouaient aux échecs avec distinction : témoins J. J. Rousseau et Marmontel.
Mais beaucoup des hommes célèbres de la Révolution, notamment Danton et Barrère, y jouaient également bien. Mirabeau et son secrétaire, M. Duperray, étaient de seconde force. Robespierre aimait ce jeu, mais s'en acquittait fort mal. Son grand plaisir, en se rendant assidûment dans les cafés où il y avait académie en permanence, semblait être d'assister aux échecs au roi qui se formulaient par : « Échec au tyran, » selon les nécessités du temps.

Entre cent autres, le chevalier de Barneville s'est fait une place à part parmi tous les joueurs célèbres de Paris : d'abord au café de la Régence, où il allait se mesurer avec Philidor et J. J. Rousseau, en 1768; en 93, avec Louvet de Couvray, au café Corazza, dans le Palais-Royal, ou avec M. de Robespierre, au café de la Terrasse des Feuillants, dans le jardin des Tuileries; enfin, en 1840, à soixante quinze ans d'intervalle, au club des Échecs, rue de Ménars, où il eut successivement pour adversaires MM. Boncourt, Deschapelles, de Jouy, Saint-Amant, Devinck, le membre actuel du Corps législatif, et même le grand Labourdonnais.

« Rien n'était frais et rose, dit Méry quelque part, comme la figure de ce vieillard dont l'âge fabuleux gardait son mystère, et dont l'acte de naissance avait été heureusement incendié dans un carton d'état civil. Au coup de midi, il entrait au club avec l'exactitude d'une aiguille de Bréguet : un sourire illuminait les joues enfantines du vieillard; ses doigts frissonnaient de plaisir en dispersant les pions et les pièces. Sa vie électrique ranimait ce corps et relevait cette tête sur laquelle cinquante ans d'orages avaient passé. De minute en minute, le salon se peuplait d'amateurs, et tous regardaient avec attendrissement ce contemporain de Philidor, ce vainqueur de J. J. Rousseau et de Robespierre, ce Mathusalem de l'échiquier, toujours jeune, toujours dispos, toujours alerte dans la mêlée des soldats d'ivoire, toujours prêt à l'attaque et à la défense, toujours retrouvant ses forces de la veille pour les combats du lendemain. On aurait dit que la mort, passant dans la rue de Ménars et regardant aux vitres du club, disait : « Il serait vraiment « trop cruel d'emporter cet homme si heureux de son plaisir quotidien ! Allons frapper ailleurs. »

Un jour midi sonna à la pendule du club, et le chevalier de Barneville ne parut pas. « Il doit être « mort, dit M. Sasias. — Impossible! » Répondit Labourdonnais, « il a oublié de se réveiller. » De Barneville ne se réveilla plus, mais il n'était pas mort, et tout le club, en assistant à ses funérailles, était persuadé que M. de Labourdonnais avait raison. » ,

De même que Philidor, M. de Labourdonnais ne connut point de rival. Il serait difficile, ainsi que l'on a tenté de le faire, de prononcer rigoureusement entre ces deux illustrations, parce que la pensée, la mémoire, la puissance de combinaison ne se mesurent pas au dynamomètre comme les forces matérielles; mais, à ce sujet, nous ne pouvons nous dispenser de recueillir ici quelques lignes écrites encore par M. Méry, à une époque peu éloignée de nous, où cette controverse avait éveillé l'intérêt du public.

C'était à la suite d'une assertion que M. Méry lui-même avait publiée en faveur de La Bourdonnais : « Lorsque j'ai avancé que Labourdonnais de 1838 aurait fait avantage du pion et du trait à Philidor de 1770, je n'ai rien dit qui puisse porter atteinte à la grande renommée de Philidor; j'ai voulu tenir compte des progrès de la science, car, depuis cinquante ans, le jeu a marché, grâce aux débuts de parties, aux gambits découverts et à de nouvelles combinaisons de stratégie d'échiquier; à tel point que si Palamède, l'inventeur présumé du jeu, revenait aujourd'hui au monde, il ne reconnaîtrait plus les marches de ses soldats d'Ilium, entre quatre horizons de bois. » L'art est souvent stationnaire, mais la science avance toujours; le jeu d'échecs est une science. A cela l'on peut me faire une objection très-grave en apparence, en me citant les trois parties d'échecs jouées simultanément par Philidor, tour de force inouï et qui efface tous les prodiges de l'intelligence humaine. Je m'incline comme tous les amateurs des jeux de haute combinaison devant ce travail surnaturel, et j'avoue que Labourdonnais n'a jamais pu jouer que deux parties sans voir l'échiquier.

Même, j'irai plus loin, je citerai un entretien qui est tout à l'avantage de Philidor : c'était le 30 mars 1838; de Labourdonnais venait de jouer deux parties, le dos tourné à l'échiquier, dans la salle de notre club de la rue de Ménars : ce miracle s'était accompli en deux heures, et la foule demeurait stupéfaite d'admiration ; de Labourdonnais sortit du club pour prendre l'air, et je sortis avec lui.
« Donnez-moi votre bras, me dit-il; j'ai la tête pleine de vertiges.
— Voilà, lui dis-je, un miracle qu'il ne faudrait pas répéter trop souvent ; il y a de quoi gagner une congestion cérébrale.
—Bah ! me dit-il, l'apoplexie est le coup de canon du bourgeois : ce n'est pas là ce que je crains.... Mais je sens que mon cerveau est ébranlé comme si j'allais perdre ma raison.... Voilà où est le péril.... Au reste, il faut bien faire quelque chose dans l'intérêt du cercle. ll y avait ce soir beaucoup d'étrangers, beaucoup d'Anglais surtout.... On en parlera dans les clubs de Londres, et nous verrons ce qu'en dira le Bell's life.
—Il dira ce que tout le monde dit, interrompis je ; que la chose est incroyable même pour ceux qui la voient, et depuis j'ai vainement cherché dans l'histoire
Un prodige pareil, même aux jours fabuleux, Où l'Asie inventa ses mille contes bleus. »

De Labourdonnais s'arrêta sur le trottoir de la rue Richelieu, et me dit à voix basse et avec tristesse : « Vous vous étonnez de ces deux parties, n'est-ce pas?
— Cela me confond, répondis-je; comment ! vous vous placez dans un angle de la salle, vous ne regardez que le mur, ou, pour mieux dire, vous ne regardez rien, vous appuyez votre front sur vos mains; derrière vous, on joue deux parties d'échecs contre vous; les pièces se croisent, se mêlent, se confondent, se brouillent à dérouter tous les yeux ouverts qui les regardent, et vous, après deux heures de cet exercice foudroyant, vous continuez à voir très-clair dans cette double mêlée inextricable, et vous gagnez vos deux adversaires sans avoir égaré un pion! Jamais on n'a rien vu de pareil! Cela fait honneur à l'homme.
— Eh bien ! me dit Labourdonnais, vous saurez que je ne suis pas content, parce que Philidor a fait trois de ces parties, et je sens que je ne pourrais jamais en faire que deux. Pendant qu'on s'étonne de ce que je viens de faire, je m'étonne moi seul de ce que Philidor a fait. »

Ainsi, même de son aveu, de Labourdonnais est resté inférieur à Philidor dans les prodiges de ces parties jouées à l'aveugle ; mais cet incompréhensible tour de force est indépendant du fond du jeu et des progrès qu'il a faits. Il ne diminue pas l'avantage que Labourdonnais aurait pu faire en 1838 au plus fort joueur de 1770, si le passé pouvait se rencontrer avec le présent dans le champ clos de l'échiquier. En résumé, ces deux hommes de génie ont des droits égaux à notre admiration ; l'un aurait, sans contredit, été l'autre à la date où l'autre a vécu.
Nous devons ajouter que depuis Labourdonnais d'autres joueurs, qui n'ont même pas été mis à son rang par l'opinion, sont également parvenus à renouveler ce prodige de deux parties simultanées jouées sans voir l'échiquier. M. Harrwitz et M. Kieseritzky, qui vient de mourir à Paris, étaient de ce nombre.
Toujours est-il que Labourdonnais, de même que Philidor, a constamment battu ses adversaires, soit qu'il les prît dans les rangs de ses compatriotes, soit qu'ils vinssent à lui des clubs de Londres, de Berlin ou de Vienne.

A la faveur de cette renommée européenne, le club de la rue de Ménars était devenu célèbre. C'était le but exclusif d'un pèlerinage à Paris, qu'entreprenaient hon nombre d'étrangers. Ils voulaient voir Labourdonnais, qui en était le soutien et la providence, se mesurer avec lui à l'aide, bien entendu , d'un avantage quelconque qu'il leur faisait, enfin solliciter des conseils et des leçons que leur accordait volontiers son obligeance toujours hospitalière et charmante.

Cette disposition bienveillante chez M. de Labourdonnais servait les intérêts du club. Comme les joueurs d'une force déjà remarquable pouvaient seuls aspirer à se perfectionner en jouant avec le grand maître, il y avait au club des hommes chargés de l'examen préalable du candidat.
Cet examen consistait en une ou plusieurs parties dont on rendait compte à M. de Labourdonnais. Je me rappellerai toujours la formule dont se servit le suppléant de M. le secrétaire du club pour caractériser la force d'un de mes amis, un Russe, qui se croyait un grand talent aux échecs, et qui, de Moscou, était venu tout exprès à Paris dans le but de se perfectionner :
« Monsieur, dit l'examinateur, ne voit pas le second coup. » Or, il est bon que le lecteur sache que, pour prétendre à l'honneur de faire la partie avec le maître, il fallait être en état de prévoir le troisième coup.
Labourdonnais, lui, voyait distinctement jusqu'au sixième. Il avait coutume de dire que c'était là le secret de sa supériorité.

La puissante pénétration de sa vue intellectuelle ne fut pas uniquement l'œuvre de la nature ; elle se perfectionna par l'étude. En 1827, sa réputation à Paris était déjà fort répandue. Il se rendit en Angleterre pour se mesurer avec le champion favori des clubs de Londres, Mac Donnell, et fut battu.
Ses amis lui dirent que sa défaite provenait évidemment de ce qu'il n'avait pas étudié les livres spéciaux, tandis que son adversaire avait consacré beaucoup d'années à méditer les œuvres des grands joueurs.

Labourdonnais apprécia la valeur de ce conseil, revint en France et se mit à lire. Il ouvrit, entre autres ouvrages, le Traité des Échecs de Philidor, « cet objet d'amusement sérieux, dit l'auteur, dans lequel je me suis fait quelque réputation, et qui présente au génie, à chaque instant, un problème à résoudre, ne laissant pas même aux esprits ordinaires le mérite d'en soupçonner la profondeur et l'étendue. »

En 1828, un an après sa défaite, Labourdonnais retournait à Londres, reprenait place à l'échiquier, vis-à-vis de Mac Donnell, et le battait complètement. En 1829, il entreprenait un nouveau voyage et obtenait le même succès.
Depuis cette époque, et jusqu'à la fin de ses jours, il fit autour de lui un cercle qui l'isolait dans la grande famille contemporaine des joueurs d'échecs.
Il battit tous ses adversaires, tous les membres des clubs de Londres, de Berlin, de Pétersbourg, etc.
Avant que sa gloire fût dans son lumineux épanouissement, Paris comptait une autre grande illustration, M. Deschapelles, qui tenait la tête dans les cercles spéciaux de la capitale. Le jour où Deschapelles s'aperçut que Labourdonnais jouait à but avec lui, il comprit que l'astre n'avait pas encore atteint sa latitude la plus élevée, et se retira des régions où il se voyait menacé d'être éclipsé. « Je vous abandonne le sceptre, dit-il à Labourdonnais; mieux que moi vous soutiendrez l'honneur de l'échiquier français. »

Et il tint à sa résolution. Il se fit joueur de whist. Mais M. de Labourdonnais ne tarda pas à voir paraître un rival redoutable parmi nos compatriotes. Ce fut M. de Saint-Amant, dont la réputation grandit et se répandit très-vite. Cependant il lui resta supérieur, et lui fit toujours avantage du pion et du trait.
Leurs luttes excitaient le plus vif intérêt, et contribuaient à donner un attrait de vogue au club de la rue de Ménars.