Le Monde Illustré - 23 juin 1900. Collection personnelle. Curieusement il manque une partie des numéros du Monde Illustré sur le site Gallica pour l'année 1900. Par un heureux hasard j'en possède un exemplaire qui contient cette gravure du tournoi de Paris 1900, gravure que je n'ai jamais vue par ailleurs. Samuel Rosenthal est représenté sur la droite, assis sur une chaise.
Au XIXème siècle, la France a organisé 5 expositions universelles à Paris : 1855, 1867, 1878, 1889 et 1900. A chaque fois, des comités se sont formés pour organiser un tournoi d’échecs international.
L’idée d’un tel tournoi provenait de l’exposition universelle de Londres en 1851 et du 1er tournoi d’échecs international remporté par l’allemand Adolf Anderssen.
En 1855, Jules Arnous de Rivière attribue l’échec de l’organisation d’un tournoi d’échecs par l’attitude de Saint-Amant. Voir une lettre qu’il a écrit à ce sujet et à laquelle j'ai consacré un article.
Puis arrive l’exposition de 1889. Nous sommes 5 ans après le déchirement des joueurs d’échecs français à l’occasion du match par correspondance entre Paris et Vienne en 1884. J’ai déjà eu l’occasion de discuter de cet incident regrettable qui privera pour plusieurs décennies la France d’une fédération de joueurs d’échecs.
Le Monde Illustré - 23 juin 1900. Collection personnelle.Détail - Samuel Rosenthal
La première trace que j’ai trouvée, concernant le tournoi de 1900, remonte à un article paru dans « Le Monde Illustré » du 21 janvier 1899. C’est Samuel Rosenthal qui y tient la chronique hebdomadaire d’échecs depuis de nombreuses années.
Puis toujours dans Le Monde Illustré, le 28 janvier 1899, on apprend qu’un comité s’est formé avec des membres du Grand Cercle situé 16 boulevard Montmartre, dont Samuel Rosenthal y est le directeur du jeu d’échecs. 10.000 francs sont déjà alloués au tournoi, et les souscriptions sont ouvertes, pour un montant minimum de 100 francs.
♔ ♖ Nous n’avons pas à Paris un local convenable pour faire jouer un grand match, pour faire donner des séances aux grands maîtres et faire apprécier les beautés du noble jeu en mettant en évidence le vrai talent. Le Grand Cercle, le Cercle artistique et littéraire et plusieurs autres ont des installations luxueuses dont une petite partie est consacrée aux échecs, mais ce sont des Cercles fermés pour le grand public ; ce qu’ils font n’est que pour leurs propres membres et n’aide en rien à la propagation des Échecs. Ainsi, par exemple, le Grand Cercle va, l’année prochaine, consacrer une somme importante pour un tournoi international ; combien de parisiens, de provinciaux assisteront aux belles luttes qui auront lieu ? Ceux qui pourront ou voudront souscrire 100 francs…
D’autre part, les membres du Cercle Philidor, le plus important de Paris comme nombre, se réunissent dans la salle commune d’un Café, la faible cotisation ne permettant pas les frais d’un loyer. Bien des amateurs désirent la fondation d’un lieu de réunions, lequel, sans être absolument fermé, ni luxueux comme les grands cercles, fût confortable, non accessible sans présentation, mais pourrait donner des fêtes, suivant ses ressources, auxquelles tout le monde serait convié.
Le Café de la Régence aurait dû remédier, depuis longtemps, à l’état actuel des Échecs à Paris, en mettant à la disposition des joueurs, un local indépendant ; comme il ne semble pas disposé à le faire, un groupe d’amateurs va le tenter. La nouvelle réunion prend le titre : « Association Française des Échecs » ; le local choisi est 36, rue Richelieu, salle du 1er étage du Café Molière. Momentanément l’on se réunira les lundis, mercredis et samedis de 4 heures à 7 heures. La cotisation annuelle est fixée à 12 francs ; nous la trouvons un peu minime, mais probablement tout est encore provisoire et statuts et règlements définitifs ne seront discutés et adoptés que lorsque les adhérents seront assez nombreux.
Les adhésions doivent être adressées à M. L. Maurat, président provisoire, au Café Molière, 36, rue Richelieu.
Mais à vrai dire, ce sera vraiment de façon éphémère. Et il est difficile d’en trouver des traces après 1900.
Projetons nous un peu plus tard dans l’année 1899. Toujours dans « Le Monde Illustré » nous apprenons que Samuel Rosenthal s’est rendu en Angleterre pour faire la promotion de son tournoi auprès des participants du tournoi de Londres 1899. Tournoi remporté par Emanuel Lasker.
Si vous consultez la page Wikipedia (en anglais) du tournoi, vous pouvez constater que David Janowski prend la 4ème place du tournoi, sous la bannière de la France. Et vous pouvez également constater qu’il n’est pas mentionné dans les joueurs abordés par Rosenthal à l’occasion de son voyage. Peut-être est il inclus dans le mot « etc. » (voir ci-dessous) ? Nous verrons un peu plus loin que ce n’était pas un oubli…
Tournoi international des Échecs du Grand Cercle de Paris
Le Monde Illustré vient de publier le programme du Tournoi international organisé par le Grand Cercle.
Il y aura six prix d’une valeur totale de 13.500 fr., et les quatre premiers recevront en plus un Vase de Sèvres, offert par M. le Président de la République. Le tournoi commencera le 15 mai, il sera à un tour, avec un maximum de vingt concurrents ; chacun doit verser une entrée de 100 fr. et 200 fr. de dédit qui seront restitués quand il aura joué toutes ses parties ; quatre parties par semaine, trente coups pour les deux premières heures et ensuite quinze coups par heure ; la première partie nulle ne comptera pas et devra être recommencée avec changement du trait.
Nous désirons que ce programme reçoive l’approbation des maîtres auxquels il est fait appel, mais nous doutons qu’ils accourent nombreux et avec enthousiasme, car il est loin d’être comparable aux dernières luttes étrangères. — Tournoi du Jubilé de S. M. l’Empereur d’Autriche et Tournoi de Londres 1899.
Pourquoi une entrée de 100 fr. ? Il est établi maintenant que lorsque l’on fait appel à des professionnels, il faut leur offrir une compensation. Aux précédents concours, à Vienne, par exemple : pour 19 concurrents il y a eu 11 prix valant 19.700 couronnes, à Londres, 15 concurrents, 10 prix valant 12.800 fr., plus le remboursement des frais de séjour. En ne payant pas un nombre restreint de prix, comme 25 ou 50 fr. à ceux qui n’ont pas triomphé, on les oblige à perdre une partie des frais de séjour et de voyage.
Or, nous pensons que les maîtres refuseront net, et, après avoir consenti aux prix offerts pour 100 fr., ils devront payer leurs frais eux-mêmes, comme amateurs, en temps de l’Exposition ! Pour des professionnels, cela ressemblerait même peu à une prime…
Pourquoi aussi 200 fr. de dédit ? À Vienne il n’a été demandé que 100 couronnes, à Londres 1,5 l.
Les prix sont de valeurs suffisantes, mais ils ne sont pas assez nombreux, parce que la souscription n’a pas marché ; en dehors des dons spéciaux du Grand Cercle et de M. le baron A. de Rothschild de Vienne, il n’a été recueilli que 3.400 fr., presque entièrement parmi les membres du Grand Cercle.
La cause de cette abstention totale du public français est le pouvoir omnipotent imposé de M. Rosenthal, comme directeur du Tournoi. Pour un tel rôle il faut une impartialité impeccable envers tous les concurrents et la confiance ne se commande pas. Déjà, en allant à Londres, faire signer aux concurrents l’engagement de venir à Paris, M. Rosenthal s’est adressé à tous, sauf à M. Janowski (!) qui depuis longtemps représente dignement la France dans les tournois Allemands, Anglais et Autrichiens.
Malgré les prix du Président de la République, ce tournoi n’a pas un caractère national : ce n’est pas Paris qui l’organise, mais seulement un groupe d’amateurs et c’est ce qui explique le titre sous lequel nous en donnerons des nouvelles… si nous pouvons.
Jean Préti, directeur de « La Stratégie » est pessimiste sur les joueurs qui viendront. Mais finalement, on peut le dire, ce sera un succès pour Samuel Rosenthal. Les meilleurs seront présents à quelques exceptions, dont Steinitz atteint de troubles mentaux et qui décèdera le 12 août 1900 à New-York.
Les souscripteurs proviennent essentiellement du Grand Cercle, dont les membres sont fortunés. Et vous pouvez voir l’attitude étonnante de Samuel Rosenthal vis-à-vis de David Janowski qu’il semble ignorer.
Déjà, Jean Préti s’inquiète de ce qui risque être un tournoi privé. D’ailleurs les spectateurs ne pourront venir que s’ils ont déboursé la somme de 100 francs de souscription, une somme importante qui correspondait à peu près au salaire mensuel moyen d’un ouvrier en France à l’époque !
L'INTERNATIONAL DES ÉCHECS
au Grand Cercle de Paris
Le concours qui a pris fin lundi dernier au Cercle des échecs de Paris a eu, dans toute l'Europe et jusqu'en Amérique, un retentissement considérable. Des centaines de journaux ont tenu leurs lecteurs au courant des péripéties de la lutte. Nos voisins d'Allemagne et d'Angleterre ont fait dans leurs feuilles quotidiennes et dans leurs périodiques une très large place aux jeux sportifs dont les échecs sont le plus sérieux. Le jour viendra où l'on comprendra en France qu'il convient de mieux équilibrer les parts de publicité entre les exercices du plein air et les spéculations scientifiques. S'il est bon de savoir tirer du fusil ou exécuter des pirouettes, il n'est pas moins utile de fortifier chez les jeunes gens la puissance de concentration et les qualités maîtresses de la pensée logique et de l’intelligence active. Voilà ce que savent bien des nations. Et l'on est fondé à croire que les Français comprendront comme les autres peuples l’intérêt qu’il y a à faire vivre chez nous une science du jeu aussi sérieuse que celle des échecs. De fortes sommes, aujourd’hui, sont dépensées dans ce but.
Le tournoi de 1900 ne fut pas seulement une rencontre de maîtres ; il fut aussi un groupement d’une association vitale entre les bons éléments que possède notre pays.
Vingt années se sont écoulées depuis le dernier concours d’échecs à Paris. Le Grand Cercle vient de donner enfin avec beaucoup d’éclat et de succès une regrettable lacune et nous aurons, l’hiver prochain, à Monte-Carlo, un nouveau concours pour lequel les notabilités de l’échiquier se sont fait inscrire sans hésitation.
Le tournoi de 1900 a été pour Lasker l’occasion d’établir une fois de plus sa supériorité. Il a remporté le premier prix comportant un beau vase de Sèvres offert par le Président de la République et une allocation de 5.000 fr. L’Américain Pillsbury, si célèbre par ses performances du jeu sans voir, est arrivé second. Maroczy (de Vienne) et Marshall, le Canadien, ont reçu ex æquo les troisième et quatrième prix. Après eux, le champion anglais Amos Burn, puis Tchigorin, le grand maître russe.
Mieses (de Leipzig) s’est adjugé un prix spécial donné par M. le baron Albert de Rothschild pour récompenser la partie la plus brillante.
À l’issue du tournoi, un vote de remerciements a été émis par les hôtes du Cercle de Paris, dont les somptueuses générosités et l’hospitalité pleine de courtoisie ont charmé les concurrents et tous les visiteurs.
La réaction de Jean Préti dans « La Stratégie » de juin 1900 est cinglante : « Chez nous la propagande se fait par le silence ».
Cette seconde partie attribuait le résultat définitif. Ceci explique les « n » dans le tableau (1ère partie nulle).
En 1937 Lasker, vainqueur de ce tournoi de Paris, va publier un livre très intéressant dans lequel il décrira de nombreux épisodes de sa carrière échiquéenne. Ce livre s’intitule « Comment Victor est devenu un maitre d’échecs » et je lui ai consacré un article. Nous suivons les aventures de Victor (personnage fictif du livre, qui n’est autre que Lasker). Emanuel Lasker dresse un portrait très critique de Samuel Rosenthal directeur des échecs au Grand Cercle.
Le Monde Illustré - 23 juin 1900. Collection personnelle. Portrait d'Emanuel Lasker, champion du Tournoi international d'Echecs
Le Cercle ne sert pas à développer les échecs. Telle est la conclusion de Victor, après sa visite au Cercle.
En 1901, Samuel Rosenthal publiera le livre du tournoi de Paris 1900. La seule photo qui s’y trouve est celle de Samuel Rosenthal ! (Il décèdera le 12 septembre 1902).