Voici la deuxième partie du texte d’Eugène Chapus sur le sport à Paris.
Une précision, la rue Ménars est une petite rue qui se trouve à quelques centaines de mètres de la place du Palais Royal.
L’immeuble qui accueillait le Cercle des Echecs faisait l’angle entre la rue de Richelieu et la rue Ménars.
(Image du Palamède)
Cet éclat se soutint quelque temps encore après la mort du grand maître, dont l'héritage avait passé aux mains de M. de Saint-Amant. Celui-ci s'était fait un nom au niveau de toutes les célébrités des clubs étrangers dépassées par Labourdonnais, et la première épreuve solennelle dans laquelle il eut à figurer en qualité de champion français fut un heureux début et tout à sa gloire. M. Staunton de Londres le défia.
M. de Saint-Amant se rendit en Angleterre pour se mesurer avec lui, et gagna trois parties sur cinq, dont se composait leur match. Cette victoire fit grand bruit. M. de Saint-Amant, de retour en France, rendit compte du tournoi dans le Palamède, revue spéciale des échecs, qu'avait fondée M. de Labourdonnais, et qu'il dirigeait alors. Il le fit en termes qui éveillèrent les susceptibilités d'amour-propre de son adversaire.
ll s'ensuivit un nouveau défi de la part de M. Staunton, mais plus considérable que le premier. M. de Saint-Amant accepta sous condition que cette fois il serait dispensé de faire le voyage de Londres. « Je vous ai battu à Londres, écrivait-il à son adversaire ; à vous de venir à Paris. » Le match consistait en vingt et une parties. Pour être vainqueur, il fallait en gagner onze. On devait jouer une partie par jour, et quatre par semaine. La durée de chaque partie ne pouvait être de moins de trois heures ni de plus de quatorze.
C'est là ce match fameux dont on parla tant pendant qu'il se poursuivait, et dont on parla plus encore quand il fut fini, grâce à la publicité formidable que lui donnèrent les Anglais, si silencieux du vivant de M. de Labourdonnais.
M. Staunton avait mis le temps à profit pour l'étude et la méditation.
M. de Saint-Amant, joueur chevaleresque, brillant et vif, attendait beaucoup de sa lucidité d'improvisation. Par un étrange caprice du sort, M. de Saint-Amant joua les sept premières parties sans en gagner une seule. Ce résultat fut un sujet d'excessif étonnement. La galerie pouvait à peine y croire.
L'attitude du cercle était consternée. Les partisans de M. de Saint-Amant, attribuant cette défaite consécutive à quelque fâcheuse prédisposition morale, lui conseillaient de renoncer au match, d'abandonner cette lutte pour le moment, sauf à la reprendre plus tard. Mais M. de Saint-Amant montra autant de sang froid en présence de la mauvaise fortune qu'il avait fait voir de confiance dans l'attaque.
ll fut superbe dans son calme, au dire de tous les assistants. Loin de se laisser troubler l’esprit par la contusion de ses amis, il se rasséréna, réfléchit, et gagna trois parties de suite. La onzième échut à M. Staunton, et sur les dix autres qui restaient à jouer, quatre furent remises, trois gagnées par lui et trois par son adversaire.
La supériorité du jeu de M. de Saint-Amant, pendant la seconde main du match, avait été constatée malgré sa défaite, et les deux champions, — M. de Saint-Amant poussé par ses amis, — engagèrent par correspondance, un troisième match qui devait clore le débat en fixant l'opinion sur leur force respective.
M. Staunton repartit pour l'Angleterre, et les lettres commencèrent à - s'échanger entre Paris et Londres; mais bientôt la mésintelligence éclata, la courtoisie fit défaut entre les adversaires, et le match fut brusquement interrompu et sans reprise.
(Extrait du plan de Paris de Galignani 1822 - source archives de Paris - Petit jeu : trouvez la rue Ménars ! un indice : suivez la rue de Richelieu et regardez sur la gauche vers le haut de la rue...)
C'est vers cette époque que le club de la rue de Ménars subit une péripétie de fortune. M. de Saint-Amant se refroidit pour les échecs. Il apporta moins d'assiduité dans la rédaction du Palamède, dont son élégance et sa facilité de style avaient fait un recueil estimé et très-lu.
Enfin, lorsque la révolution de février fit explosion, chose inouïe, l'on vit M. de Saint-Amant devenir homme politique, et, soulevé par le vent révolutionnaire, se laisser porter aux Tuileries en qualité de gouverneur du Palais, roquant ainsi avec le roi Louis-Philippe.
Cet événement confisqua complètement M. de Saint-Amant au préjudice des échecs. Pendant deux années, il ne fut plus question du célèbre héritier de Lahourdonnais. Le club ferma ses portes, le Palamède cessa de paraître. Ce fut une calamité partielle au milieu d'une calamité générale.
La prospérité momentanée du club avait tenu dans l'ombre l'historique et très-illustre café de la Régence, à qui la disparition de ce rival rendit toute son importance originelle. Il ne tarda pas à reprendre son ancien rang. La fondation du café de la Régence date, à Paris, de 1718. Il était contemporain du café Procope, dont il éclipsait la vogue. Ce fut là que se firent, en 1749, les premières publications du traité des échecs par Philidor. On causait, on controversait à Procope, mais on venait jouer aux échecs au café de la Régence, qui depuis cent cinquante ans bientôt s'est maintenu en possession de cette spécialité.
Plus heureux que les rois de France, les rois de ses échiquiers n'ont pas cessé, même au milieu de nos plus mauvais jours révolutionnaires, d'avoir leurs partisans, leur cortège et leur cour. A tous ceux qui étaient restés ses fidèles habitués vinrent se joindre les membres du club de la rue de Ménars.
Seulement, pour se conformer au goût et aux tendances de notre époque, qui aime l'homogénéité des cercles, le café de la Régence se hâta de constituer le sien, qui se composa de la plupart des noms que la grande réputation de Labourdonnais avait ralliés ailleurs.
Les travaux de démolition qui ont été la conséquence de l'achèvement du palais des Tuileries ont bousculé l'historique établissement du café de la Régence. Il est venu rue Richelieu n° 21, où, par un étrange bonheur, il a pu trouver à s'installer dans un hôtel qui est l'un des plus rares spécimens de l'art architectural du XVIIIème siècle.
Mais le café de la Régence a repris dans ce nouveau local son caractère originel en se séparant du Cercle des Échecs, qui de son côté s'est établi sous le nom de Cercle de Philidor au Palais-Royal, au-dessus du café de Lyon (1).
(1). On devient membre permanent du cercle des échecs en payant un abonnement annuel de 100 fr., qui part du 1" janvier. Lorsqu'il y a moins de six mois à courir, on paye proportionnellement, mais on s'engage pour l'année suivante.
Les membres temporaires sont ceux qui n'ont pas leur domicile à Paris, et qui ne payent l'abonnement qu'une partie de l'année. Il est fixé pour eux à 12 francs par mois.
Les membres permanents nomment entre eux une commission.
Parmi les membres actuels du cercle, au nombre de soixante-dix, il y a des noms connus en dehors de la spécialité dans laquelle ils excellent : MM. le comte de Pontalba, le baron Charles Rowley, le baron de Berkheim et le comte de Vaufreland, par exemple.
La commission du cercle se compose de MM. le duc de Caraman , président ; Devinck, membre du Corps législatif; le général de Varaigne, vice-président; Crampel, secrétaire-général; Sasias, Delondres, Ouizille, Carlim , Pujol, commissaires.
Les réunions du café de la Régence ont une physionomie caractéristique qui ne s'est guère modifiée depuis les beaux jours du XVIIIème siècle.
Ils ballottent les présentations, admettent au scrutin secret, à quatre boules blanches contre une noire.
Ils jouissent du droit d'inviter au cercle un étranger pendant huit jours, sous leur responsabilité.
Ils font les honneurs du cercle sur l'invitation spéciale de la commission.
Les présentations sont signées par deux membres permanents, et affichées pendant huit jours.
La commission accorde, sur la demande des membres, une carte d'entrée pour une durée de huit jours.
Le cercle admet les divers jeux dits de commerce, à l'exclusion de tous jeux de hasard, tels que le baccarat et le lansquenet. Le but dans lequel il est formé étant de faciliter le développement du jeu des échecs, qui réclame spécialement le silence, toute conversation suivie à haute voix, qui serait de nature à troubler l'ordre, est interdite, et devra cesser sur la simple invitation d'un membre de la commission.
Le monde change, mais non pas les joueurs d'échecs.
Vous souvenez-vous de ce passage où je ne sais plus quel auteur, du XVIIIème siècle, amène son héros au café de la Régence?
C'est un jeune homme; à peine entré, il trouve occasion de parler de ses préoccupations de cœur, et il le fait avec l'indiscrète vivacité d'un amoureux de sa trempe. Un certain joueur, dont la partie était plus que compromise, la perd, et rien de plus naturel selon lui que d'attribuer ses fautes aux soupirs du chevalier.
« Maudits soient les amoureux! s'écrie-t-il. — Comment, monsieur? Je ne comprends pas. — Vous ne comprenez pas? Eh bien! Regardez un échec à la découverte. — Qu'a de commun cet échec...? — Comment, ce qu'il a de commun? Il y a une heure que vous tournez autour de moi ; et ma chère Sophie par-ci, et ma jolie cousine par là. Moi, j'entends vos fadaises, et je fais des fautes d'écolier. Monsieur, quand on est amoureux, on ne vient pas au café de la Régence.
Soyez persuadé que si de nos jours quelque nouvel amoureux tombait par aventure au café de la Régence et qu'il y fut aussi peu sobre de paroles d'amour, l'adversaire vaincu au moment de ses bruyantes expansions de cœur ne manquerait pas de le rendre responsable de sa défaite; mais les amoureux de notre temps sont mieux avisés.
A la Régence, un bon mot, une figure épanouie, la lecture d'un article du Palamède, ancien journal spécial des échecs, un bonjour, une poignée de main, l'offre d'une prise de tabac au spectateur encore inaperçu, la consultation de l'horloge , la sollicitude pour son manteau, son chapeau, sa canne, son parapluie, l'impatience sur une fin de partie, la main caressant le menton, le regard planant sur la galerie, le balancement, le roulis sur soi-même, la parole vive, précipitée, caustique, sont autant d'indices d'une belle position, d'une victoire assurée.
Le corps incliné, le regard fixement attaché sur l'échiquier, la figure écarlate , le coude appuyé sur la traverse ou sur le mouchoir, les mains serrant convulsivement la table de marbre, les pièces roulant machinalement entre les doigts, l'interpellation aux membres de la galerie, l'oscillation de la tète, le tremblement des pieds, le pianotement des doigts, le martellement des pièces, l'échec au roi prononcé avec une espèce de fureur, présagent une défaite prochaine.
Dirai-je encore que chaque partie perdue devait être nécessairement gagnée, que la plus belle position appartenait au vaincu, que la supériorité de ses combinaisons devait lui assurer le succès, qu'il n'a pas été battu, qu'il a laissé échapper la victoire en commettant une erreur, une de ces fautes dont on ne peut accuser que la faiblesse humaine?
Comme si l'on perdait une partie d'échecs autrement que par une faute !
Ainsi, la Régence, où se trouvent des gens du grand monde, des illustrations de la magistrature, de la science, de la vie littéraire et artistique, est un champ ouvert à l'observation, mais d'un ordre élevé.
Sous ce rapport, ses réunions habituelles sont fort récréatives. Elles ont un attrait irrésistible pour les esprits sérieux et méditatifs. Les étrangers célèbres figurent fréquemment parmi les combattants.
Indépendamment de M. de Saint-Amant, qui occupe l'une des positions les plus élevées, Paris compte un choix de joueurs remarquables : en premier lieu-M. le docteur Laroche de Bayonne, qui passe aujourd'hui pour le champion français par excellence, puis MM. Sais, Lécrivain, Devinck, Benoît, Campel, Pujol, etc.
C'est maintenant à Paris le seul temple ouvert au culte des échecs.
On voit bien des échiquiers ailleurs, mais le café de la Régence seul peut donner le droit à l'amateur de s'appeler joueur d'échecs.
Hors de cette enceinte, a-t-on dit, on joue avec des échecs, mais on ne joue pas aux échecs.
Le café Desmares, rue du Bac, peut cependant revendiquer avec justice une place honorable ; mais à Paris il est admis qu'un nom ne saurait devenir célèbre, si préalablement il ne s'est fait enregistrer -parmi les habitués de la Régence.
Avant de se produire au milieu de son monde, il est, cela se conçoit aisément, certaines notions techniques et rudimentaires qu'il faut préalablement posséder de toute rigueur : connaître les pièces, les places et les règles générales ; être au fait de la première et de la deuxième manière de jouer ; de la manière de jouer quand on fait l'avantage d'un pion, ou quand on donne pion et trait, ou enfin quand on fait l'avantage du cavalier ; savoir qu'on ne doit jamais jouer un coup sans but, à moins d'y être forcé par la nécessité ; éviter la faute qu'on appelle vulgairement en espagnol lo ceguera (NB : l’aveuglement); ne pas jouer vite, quoiqu'on ait un beau coup à faire, mais regarder toujours s'il n'y en a pas un qui soit préférable ; faire des échanges quand on a l'avantage, et ne jamais abandonner l'attaque pour gagner un pion lorsqu'on a un avantage au moyen duquel on pourrait gagner la partie.
Il importe de se rappeler que les deux pions qui sont du côté où le roi a été placé ne doivent être joués qu'en cas d'absolue nécessité; car souvent la partie se perd parce que le pion de la tour ou du cavalier, avancé d'un pas, laisse le passage libre au roi de l'adversaire.
Il existe entre les pièces trois sortes de rapports fondés sur leurs mouvements : rapport de similitude, rapport de différence et rapport mixte. De là trois sortes de méthodes pour déterminer leur valeur. La méthode arithmétique s'applique aux pièces de même nature, la méthode de comparaison aux pièces de nature différente, et enfin les deux méthodes aux pièces dont le rapport est mixte.
Les pièces de même nature sont le fou, la tour et la dame ; elles composent la masse des forces qui agissent en ligne droite, soit carrément, soit diagonalement.
L'expression non pas rigoureusement exacte, mais suffisamment exacte, est: 3½, 5½ et 10. Ces bases une fois admises, on arrive, par une voie mathématique, aux résultats suivants, consacrés, du reste, par la pratique du jeu et par l'assentiment des grands maîtres :
1° Deux tours ont sur la dame un avantage,=1; reste à chercher dans quel cas cet avantage peut être représenté par un pion ;
2° La dame a sur le fou et la tour un avantage, = 1 ;
3° Deux fous ont sur la tour un avantage, =1½ ;
4° Par conséquent, la dame et la tour ont sur deux tours et un fou un avantage, =1 ; de même que la dame et le fou sur les deux fous et une tour.
On trouve dans Lolli et dans Philidor des observations détachées sur la force des pièces. Philidor, et avec lui l'école française, préfère trois pions à une petite pièce. Lolli, Pietro Carrera, et avec eux l'école italienne, préfèrent une pièce à trois pions. Stamma dit que le cavalier est plus utile au commencement et le fou à la fin des parties. Labourdonnais recommande, comme un précepte précieux, d'enlever au plus vite à l'adversaire la pièce favorite qu'il manie avec le plus de dextérité et de tactique.