Décidément, la bibliothèque en ligne Gallica BNF permet de
faire des découvertes incroyables !
Une de mes dernières découvertes est l’excellent article du
journal « Le Temps » daté du 25 septembre 1902 et signé Adolphe
Brisson.
Il s’agit d’une tranche de vie au Café de la Régence en
1902.
Quelques jours auparavant, le 12 septembre, le grand Samuel
Rosenthal venait de décéder.
Dans quelques mois le propriétaire va changer, ceci va
signer la fin d’une époque et le début du déclin inéluctable du Café de la
Régence.
Plusieurs grandes figures du café de la Régence de cette
époque sont citées : Jules Arnous de Rivière gentleman des échecs français,
David Janowski futur candidat au titre mondial, Joseph Kieffer le propriétaire
Alsacien du café et ancien combattant de la guerre de 1870 et Auguste Joliet de la
Comédie Française qui vient se délasser en jouant aux échecs après avoir joué
une pièce de théâtre sur le trottoir d’en face !
Il est fait mention dans l’article d’une partie entre
Janowski et Albin.
Cette partie entre dans le cadre d’un tournoi de Maîtres
joué à 4 joueurs à cette époque.
Voici un extrait de « La Stratégie » à ce sujet :
Profitant de la
présence de Maîtres à Paris, à l'initiative de Tauber un tournoi est organisé
réunissant Janowski, Von Scheve, Taubenhaus et Albin.
Tournoi à 2 tours, 3
parties par semaine (mardi, jeudi, samedi) de 13h30 à 17h30 puis 19h30 à 23h30,
les parties non achevées sont à terminer le lendemain aux mêmes heures. Cadence
30 coups par heure puis 15 coups par heure. Monsieur Davril est directeur du
tournoi (…).
Puis quelques mois après :
Résultat du tournoi de
Maître du Café de la Régence. 1er Janowski 4,5 / 6, 2ème Taubenhaus 4 / 6, 3ème
Theodor Von Scheve 3 / 6, 4ème Albin Adolf 0,5 / 6.
Adolf Albin a été
malade durant tout le tournoi de Maîtres.
LE TEMPS – 25 septembre 1902
Article signé par Adolphe Brisson
PROMENADES ET VISITES
Le joueur d’échecs
Je suis entré hier soir au café de la Régence. J’aime ces
vielles maisons où subsiste quelque chose du passé. Celle-ci fut illustre,
puisque Philidor y fréquenta avec d’Alembert et que Diderot y rencontra, si
nous en croyons son joli conte, le neveu de Rameau. L’établissement a
d’ailleurs changé de place ; il s’élevait naguère plus haut dans la rue Saint-Honoré,
contre le bureau de tabac de la
Civette. Et c’est en 1855 qu’il fut transféré à l’endroit
qu’il occupe présentement. On l’inaugura en grande pompe par une partie
d’échecs. M. Arnous de Rivière, joueur renommé, et Alfred de Musset, qui
passait aussi pour être très habile, s’y mesurèrent. Alfred de Musset n’est
plus ; mais Arnous de Rivière est toujours vivant ; il porte
gaillardement ses soixante-douze années et ne passe pas un jour sans se livrer
à son plaisir favori. Tantôt il suit les parties du cercle Philidor et tantôt
celles de la Régence ; il les analyse et les commente dans de courts
articles qui sont des chefs-d’œuvre de clarté. C’est le plus distingué des
confrères et le plus poli des hommes. Je le vis qui se dirigeait vers le seuil
du café. Je le suivis, pensant qu’il y aurait intérêt à deviser avec lui, au
lendemain de la mort de ce pauvre Rosenthal.
(Jules Arnous de Rivière 1830 - 1905)
Nous pénétrâmes dans la salle, dont le plafond figure les
soixante-quatre cases de l’échiquier et qui porte sur ses murs les noms de
quelques amateurs fameux. Elle était déserte. Le salon d’à côté offrait un peu
plus d’animation. Cinq ou six habitués lisaient le journal, un autre
sommeillait devant sa tasse vide. Un couple à cheveux blancs s’amusait à
pousser des dominos. Les tables du fond étaient garnies. Une foule s’y
pressait, à laquelle M. Arnous de Rivière se mêla. Je demandai à la caissière
les causes de cet empressement.
-
C’est le tournoi, me dit-elle.
Elle m’expliqua que quatre « maîtres »,
MM.Janowski, Taubenhaus, Albin et Van Schoeve avaient échangé des cartels. Ils
se portaient, en ce moment, des coups décisifs. On était au fort de la bataille. Je
m’approchai des lutteurs. M. Janowski avait pour adversaire M.Albin, les deux
autres devant, le lendemain, entrer en lice. Ils surveillaient le combat et
n’étaient pas moins que les combattants attentifs et absorbés. M. Janowski a
des cheveux noirs, des yeux profondément enfoncés et qui brillent d’un feu
sombre sous le verre du binocle, un front vaste et tourmenté, un crâne pétri de
bosses. M. Albin, trapu, chevelu, évoque l’image robuste et grimaçante de
Quasimodo ; il est secoué de soubresauts nerveux, laisse éteindre et
rallume sa cigarette, tandis que M. Janowski affecte un calme olympien. Ils
sont du reste, loin du monde réel, perdus dans le rêve de leurs obscures
combinaisons, hypnotisés par les petits morceaux de buis et d’ébène.
Quelquefois leurs mains s’allongent vers le bock à demi plein, ils boivent une
gorgée ; mais ce geste machinal s’opère sans qu’une pensée le dirige. Le
canon tonnerait à leurs oreilles, qu’ils n’en seraient pas troublés. Ils
restent insensibles à ce qui se murmure autour d’eux, à ce qui se passe…
(David Janowski - 1868 - 1927)
Il ne se passe rien. On regarde, on se tait ; lorsque
par hasard on prononce une parole, c’est à voix basse et sur un ton de mystère.
Les spectateurs se haussent sur la pointe du pied pour mieux jouir de la scène. M. Arnous
de Rivière, son chapeau rond sur la nuque, les mains derrière son dos, comme
Napoléon, est figé dans une attitude contemplative. Le cafetier s’est joint au
groupe ; il demeure immobile, sa serviette sous le bras, le cou tendu.
-
A la bonne heure, lui dis-je ; chez vous les
traditions se conservent. C’est toujours comme au temps de Philidor.
Il se retourna, et l’expression de ses yeux bleus, la
satisfaction qui rayonnait sur son digne visage me montrèrent que ma remarque
l’avait touché.
-
Il n’est que trop vrai, répond-il, que les cafés
disparaissent. La brasserie les tue un à un. J’ai, Dieu merci, résisté au
mauvais vent qui souffle sur Paris. Le café de la Régence n’a pas le droit de
déchoir. Et quand je m’en irai j’exigerai que mon successeur lui garde son
caractère… Noblesse oblige !
(Adolf Albin - 1848 - 1920)
Ces paroles m’inspirèrent de l’estime. Je le marquai au bon
cafetier. Et, pour m’en récompenser, il fit appel à ses souvenirs. Il m’énuméra
les personnages qui s’étaient assis sur ses divans. Vous pensez si, depuis un
demi-siècle, ils furent nombreux. Il y eut des peintres, des poètes, des
magistrats, des législateurs, plusieurs ministres, et des présidents… M. Grévy
y venait assidument, avec son ami, M. Clerc, le conseiller. Lorsqu’il fut élu
député, sous l’Empire, cela ne changea point ses habitudes, il continua de
cultiver les échecs et le billard. Le café était alors surveillé par la police,
qui trouvait sans doute qu’il régnait un fâcheux esprit. Des mouchards
obéissant à je ne sais quelle consigne, essayèrent, un jour, d’amadouer M.
Grévy, en l’accablant de louanges. Ils feignaient de converser entre eux :
-
Oui, s’écriaient-ils, Grévy est républicain. Mais on
peut applaudir à son succès. Car enfin c’est un honnête homme.
Grévy se retourna :
-
Je n’en dirai pas autant de celui qui vous
envoie !
Et d’un doigt impérieux il désignait le palais des
Tuileries. Je n’ose assurer que l’anecdote soit bien authentique, non plus que
cette autre qui se rattache à Musset, et qui montre le malheureux écrivain
victime de son amour pour l’absinthe et suivant jusque dans la rue le garçon
qui, pour l’attirer dehors, y déposait le verre et la bouteille. Ces
évènements se déroulèrent à une époque lointaine, et l’imagination les a
déformés. Le cafetier actuel n’en a pas été témoin, mais il en a vu
d’extraordinaire et qu’il narre avec esprit.
-
Tenez, monsieur, là où vous êtes, M. Prud’hon, de la
Comédie-Française, jura un soir de tuer le père Sarcey.
-
Sarcey ?... Contez-moi donc cela, je vous prie.
Le critique du « Temps » avait eu le malheur de ne
pas goûter, dans un de ses rôles, M. Prud’hon, et le courage de le déclarer
expressément. « Ce n’est pas, écrivait-il, que M. Prud’hon soit ignorant
des choses de son métier, mais il a un certain air important et niais… »
Cet air ne plut pas à l’irascible acteur. Il convoqua la conjuration de
Guillaume Telle, ils tirèrent des plans pour délivrer la littérature du tyran
qui l’opprimait. Ils hésitaient entre le poignard et le poison. Sarcey-Gessler,
insoucieux des complots qui se tramaient contre lui, et bravant les pièges
semés sous ses pas, n’en venait pas moins, après le spectacle, siroter son
cassis à l’eau, pendant l’été, et pendant l’hiver, se réchauffer avec un grog
brûlant. Jamais il ne se douta que la mort l’eût effleurée de si près. Il est
vrai que M. Prud’hon avait renoncé à ses noirs desseins. Car M. Prud’hon n’est
pas méchant. Y eût-il persévéré, que Sarcey ne lui eût pas voulu davantage.
Telle est mon opinion. Et c’est aussi le sentiment de M. le cafetier.
Comme il achevait son récit, un consommateur arriva sur
nous, le feutre rabattu, le regard sombre ; et je reconnus en lui un autre
comédien de Molière, l’honorable M. Joliet, qui interprète, avec des intentions
et un zèle si comiques, le docteur Pancrace du Mariage forcé et une infinité de
rôles du répertoire.
-
Bonjour Joliet, dit le cafetier, comment vas-tu ?
-
Pas mal, mon vieux Kieffer. Et la tienne ?
Le bon cafetier reprit en souriant :
-
On se tutoie… Vous concevez… Il y a si longtemps qu’on
est amis ! Quand M. Joliet a une minute, il vient faire sa partie, en
voisin. On se retrouve toujours avec un nouveau plaisir.
C’est un étrange spectacle de voir M. Joliet jouer aux
échecs. Il ne ressemble à personne et s’applique à renverser les lois et les
coutumes reçues. Il ne se recueille pas, il va de l’avant, il improvise, il
pousse ses pions d’un doigt fébrile ; il rage, il peste, il sacre, il
s’emporte contre l’ennemi, le rudoie, le provoque et quelquefois l’injurie à la
façon des héros d’Homère, en lui jetant des épithètes retentissantes ;
dans les instants difficiles, il lève les bras au ciel comme pour implorer les
dieux et les appeler à son secours, puis il bouscule les pions, les massacre,
frappe à grands coups de poing sur les guéridons de marbre. S’il a perdu, sa
physionomie reflète une douleur immense. Il est accablé, anéanti. Une plainte
douloureuse s’échappe de ses lèvres. Il soupire comme Oreste :
-
Mon malheur passe mon espérance.
Au contraire, a-t-il gagné ; il s’épanouit, se répand
en propos ironiques et joyeux. Il triomphe bruyamment.
Tandis que je l’observais, M. Arnous de Rivière m’a
rejoint ; et comme je lui manifestais mon étonnement de la passion
qu’inspire ce jeu d’échecs et qui paraît incompréhensible à ceux qui n’y sont
point initiés, il voulut bien me prêter le secours de ses lumières et de son
expérience.
Nous allâmes nous réfugier dans un angle du café, dans le
coin tranquille, où Musset se tenait jadis ; nous y trouvâmes un charmant
octogénaire, M. Boiron, dont l’existence entière s’est écoulée en ces lieux, et
un savant professeur, M. Goldberg, qui a formé plusieurs centaines d’excellents
joueurs. M. de Rivière, lui, n’est pas un professionnel. C’est un amateur, mais
qui s’est mesuré aux plus grands maîtres. Il fut riche autrefois ; il ne
l’est plus ; l’amour des échecs l’a consolé de tout, des déceptions, des
deuils, des misères, et l’a rendu philosophe. Il m’en a parlé avec une chaleur
qui atteignait à l’éloquence et qui m’a vivement ému.
-
Ah ! monsieur, quel délice ! … Il n’en est pas,
je pense, qui lui soit comparable. Ce jeu met en branle et développe les plus
précieuses facultés de l’homme : l’imagination, la réflexion : il
l’oblige à méditer, à calculer les conséquences de ses actes, mais aussi à agir
rapidement et à déployer ses plus subtiles ressources. Il n’est jamais
monotone, il varie selon les individus ; c’est un fidèle miroir où chacun
se reflète avec ses qualités, ses défauts, ses supériorités morales et ses
bassesses. Il y a des jeux loyaux et téméraires, des jeux tortueux et sournois,
des jeux chevaleresques, des jeux barbares. L’immortel Morphy à qui je tins
tête – et ce sera l’honneur de ma vie – possédait un génie égal à celui de
Napoléon. Il était proprement irrésistible, il avait des coups foudroyants et
portait la ruine et le désastre dans le camp adverse, avant qu’on l’eût vu
venir. Comparez-le cependant à M. Lasker qui passe aujourd’hui pour invincible
et qui a conquis le tire envié de « champion du monde ». M. Lasker a
un jeu puissant, incroyablement profond, mais plus lourd que le jeu étincelant
de Morphy… Lasker, si vous voulez, c’est un stratège moderne, bourré de
chiffres, qui sait tout, et n’abandonne rien au hasard. Il occupe à Manchester
la chaire de mathématiques ; il est rompu aux sciences abstraites. Morphy
partait en guerre d’un pied léger et, sans effort, il obtenait la victoire. Nous
savons par cœur les parties qu’il a jouées ; ce sont des modèles, où
d’ailleurs nous désespérons d’atteindre, puisqu’ils sont inimitables. Cela vaut
pour la limpidité spirituelle de la prose de voltaire, et, pour la grâce, la
musique de Mozart…M. Lasker je vous l’ai dit, est moins séduisant, mais nul
jusqu’ici n’a pu lui ravir la
palme. Il apparaît comme une forteresse hérissée de défenses
formidables et de canons…
M. Arnous de Rivière eût longtemps continué de la sorte, et
je ne me lassais pas de l’entendre. Il fut interrompu par M. Janowsky qui,
ayant achevé sa séance quotidienne, venait se mêler à notre entretien.
- Certes, dit-il, M. Lasker est doué d’un talent merveilleux.
Mais il ne répond pas aux défis qu’on lui adresse.
Et M. Janowsky nous exposa qu’il avait défié M. Lasker.
Celui-ci lui opposa mille difficultés, il exigea des conditions impossibles –
d’abord un enjeu trop élevé, puis un nombre de parties trop restreint.
-
Il veut demeurer le champion du monde. Il craint de
perdre sa couronne ! …
Comment n’y serait-il pas attaché ? Outre la
satisfaction qu’il lui procure, ce titre lui vaut beaucoup d’argent. Lorsque M.
Lasker se rend en Amérique, il en rapporte une moisson de dollars ; on le
fête, on le couvre d’or dans tous les pays de l’univers, en Russie et en
Allemagne, où le jeu d’échecs compte des milliers d’adeptes passionnés.
Pourtant M. Lasker voit poindre à l’horizon un rival qui pourrait le
détrôner : c’est le jeune Pillsbury, Harry Nelson Pillsbury, âgé de trente
ans à peine et qui, déjà, ne compte plus ses succès. Pillsbury a battu Steinitz
qui détenait, avant Lasker, le championnat. C’est là un avertissement
redoutable… Pillsbury voyage, promenant sur les continents et les mers sa
naissante renommée. Et Lasker serre les poings et s’apprête à lui livrer le
combat suprême. Pillsbury s’y prépare par de périlleux exercices. Il a joué
récemment vingt et une parties sans voir, c’est-à-dire qu’il a soutenu la lutte
simultanément contre vingt et un adversaires dont on lui annonçait les coups et
auxquels il ripostait sans même jeter un regard sur leurs échiquiers. Ce tour
de force n’avait jamais été accompli. Et Pillsbury s’en est tiré gaillardement,
conservant, pendant quinze heures consécutives, son teint rose et frais, sa
liberté d’esprit, sa belle humeur. Un tel miracle confond la raison humaine. M.
Arnous de Rivière, lorsqu’il en parle, devient pensif. Il ne peut se
l’expliquer.
(La Place du Théâtre-Français face au café de la Régence - Delcampe.net)
-
Songez donc ! avoir présents à la mémoire vingt et
un échiquier avec leurs combinaisons infinies et ne pas posséder seulement les
combinaisons réelles, mais prévoir, pour chaque jeu, les combinaisons
possibles, les préparer, les deviner, prévenir les ruses, en opposer soi-même à
ses adversaires, et ne pas s’embrouiller dans tout cela… Pillsbury est une des
forces de la nature !
Un brouhaha nous vient troubler à nouveau.
C’était M. Joliet, de la Comédie Française,
qui se livrait à ses expansions accoutumées. La partie qu’il avait engagée
prenait une tournure favorable. Et il ne pouvait contenir sa joie. En vain le
bon cafetier, M. Kieffer, lui prodiguait-il des avertissements.
-
Joliet, il est minuit passé.
-
Oui, oui !
-
Tu vas manquer ton train…
-
Fiche-moi la paix !
Encore trois coups…Et l’ennemi de M. Joliet a mordu la poussière. L’acteur
de lève radieux, sublime. Il s’approche de nous la main tendue. Nous le
félicitons. Mis en gaieté par l’heureuse issue du combat, il nous
demande :
-
Connaissez-vous les vers que Méry composa sur les
échecs ? Ils sont d’une élégance et d’une précision rares.
Nous nous apprêtâmes à savourer ce poème. Et M. Joliet
commença :
Le champ clos a croisé soixante-quatre cases :
Aux deux extrémités les tours posent leurs bases,
Ces formidables tours, ces tours qu’un doigt devant,
Comme aux sièges romains, fait marcher en avant.
Sur des chevaux sans mors des cavaliers fidèles,
Lisses et menaçants, se placent autour d’elles.
Quand ils ont fait deux bonds, ils brisent leurs élans
Et tombent de côté sur les noirs et les blancs.
Les pièces vont ainsi : l’amitié les a jointes
Aux fous, sages guerriers, qui, partout, font des pointes,
Puis la dame se place, et garde sa couleur.
Nul combattant du jeu ne l’égale en valeur
Elle vole, d’un bond, de l’une à l’autre zone ;
C’est Camille, au pied leste, invincible amazone !
Elle veille et défend les pièces alentour
Par la force du fou réunie à la tour.
Près d’elle le roi siège ; hélas ! il garde le
trône
Que mine le complot, que l’astuce environne.
Après cet alexandrin, M. Joliet reprit haleine, le bon
cafetier en profita puor lui glisser doucement :
-
Il est minuit et demie. Tu sais, Joliet, que le train
n’attend pas.
-
Il m’attendra !!
Et Joliet, de sa voix la plus sonore, de la voix de Vadin et
de Pancrace, poursuivit :
Ce monarque, toujours menacé du trépas,
Pour tromper l’ennemi ne peut faire qu’un pas.
Toutefois, quand sa force est enfin abattue,
Par respect pour son nom, personne ne le tue ;
Il est échec et mat ; son dernier jour à lui
Et tous ses serviteurs sont morts autour de lui !
Huit modestes pions, soldats de même taille
Gardent l’état-major sur un front de bataille ;
Un pas leur est permis, un ou deux, jamais trois.
Troupe vile immolée au caprice des rois,
Ils ne prennent qu’un point, et pourtant il arrive
Qu’un d’eux, soldat heureux, aborde l’autre rive.
Alors il se grandit. Ce soldat parvenu,
Des dépouilles d’un chef habille son corps nu ;
Il se métamorphose en tour, il devient reine
Et choisit dans les morts étendus sur l’arène
Un chef de sa couleur, par sa force cité
L’heureux pion le touche et l’a ressuscité !
Sur ce, M. Joliet, de la Comédie-Française, nous salua,
enfonça son feutre sur ses oreilles, se drapa dans son manteau et courut vers la gare Saint-Lazare…
Le cafetier nous dit en souriant :
-
Quel original !... Il dormira cette nuit… Il a
gagné !...