mercredi 1 août 2012

La Galerie (2ème partie sur 3)

Voici donc la première partie du texte de cette pièce “MAT” écrit par Charles Joliet (voir mon précédent article).
Vous noterez que la partie est indiquée en notation descriptive.
Contrairement par exemple à la notation de Kieseritzky vers 1840, cette notation descriptive n’est pas très compliquée à lire. 
J’indique néanmoins le coup à côté en notation algébrique ainsi qu'un diagramme (à la façon de la revue "Cinéma des Echecs"...).
Vous pouvez suivre la partie dans son intégralité dans mon précédent article.


MAT
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PERSONNAGES :
ABDEL-ALBIL, Turc, POUSSEBOIS, Joueur d’Echecs.
La Galerie :
BOURGOGNE – CLASSIC. – ROMANTIC.- THEORIC.- GAUCHER.- VIARDOT.- FLUTE. – TETE DE FLEUVE – LAMOMIE – MADAME DUFOUR (1) – JEAN.

(1)   Madame Dufour, surnom donné à un ancien habitué de la Régence, qui avait l’habitude d’invectiver ses adversaires dans un langage imagé, et d’annoncer le mat en disant : « Bonjour madame Dufour ».

La scène se passe de nos jours, à Paris.

DÉCOR
LA GRANDE SALLE DU CAFÉ DE LA RÉGENCE

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Abdel-Albil, fils du Prophète, a achevé de déjeuner à la table à gauche de l’entrée de la salle de billard. Pendant que Jean dessert la table, Abdel-Albil roule une cigarette dans l’attitude d’une paisible contemplation. Son œil erre vaguement sur les pièces d’échecs du plafond, qui brillent comme des étoiles d’or.

VIARDOT – Cher Monsieur Abdel, votre partenaire, M. Poussebois, vient d’arriver… Jean, un échiquier, à la Table de Bonaparte.
THEORIC. – Napoléon ne connaissait pas les débuts.
Jean apporte un échiquier
ABDEL. – M. Poussebois est de bounne fource.
THEORIC. – Il y a deux familles d’amateurs ; ceux qui jouent aux échecs, et ceux qui jouent avec des échecs.
POUSSEBOIS. – Une partie, M. Abdel ?
ABDEL. – Alloun alloun, oune partie seulement, oune seule, je joue oune centime.
BOURGOGNE. – Le duel est à mort.
ROMANTIC. – Je ne le propose jamais, je l’accepte toujours.
BOURGOGNE. – Vous voilà en compagnie de M. Classic ?
CLASSIC. – Oui, je viens dans son temple admirer Philidor.
BOURGOGNE. – Vous devez regretter de n’avoir pas vécu dans le grand siècle, comme on disait en 1813.

M. Poussebois s’assied. Une galerie nombreuse forme un cercle autour des deux joueurs. Abdel prend un pion noir et un pion blanc. Il étend les mains. M. Poussebois touche la main gauche.

POUSSEBOIS. – J’ai les blancs et le trait.
Il range ses pièces

Jean, il manque un pion blanc. J’ai remarqué qu’il manque souvent un pion blanc dans les échiquiers ; alors on en prend un autre dans le deuxième échiquier ; les joueurs du deuxième échiquier en prennent un à leur tour dans le troisième échiquier, et voilà comment, faute d’un pion, tous les échiquiers sont incomplets.
BOURGORGNE. – Et pourquoi Martin perdit son âne.
Mme DUFOUR. – Et autre chose itou, que je n’oserais dire.
BOURGOGNE. – Dis-le.
Mme DUFOUR. – Tu rirais trop.
ABDEL. – Alloun, alloun, à vous.
BOURGOGNE. – C’est-à-dire à toi, cher monsieur.
ROMANTIC. – Le chrétien est dans le cirque.
POUSSEBOIS. – C.3FD. (1.Cb1-ç3)
BOURGOGNE. – Beau début. Attention, Abdel.
ABDEL. – P.4R.(1. … é7-é5) Je ne comprends pas.
BOURGOGNE. – Ni moi non plus, mais ça ne fait rien. On a beau ne pas comprendre, on est mat tout de même. J’avoue cependant que ce début est plein d’originalité.
POUSSEBOIS. – C.3FR.(2. Cg1-f3)
ABDEL. – P.3D. (2. … d7-d6) Cela m’étounne. Il faut jouer les piounes.
BOURGOGNE. – C’est égal, fier Abdel, pousse tout de même, tu comprendras tout à l’heure. Comment, Pion trois Dame ? Tu as peur de ces deux hulans ?
POUSSEBOIS. – P.4D (3.d2-d4)
BOURGOGNE. – Allons, Abdel, ne laisse pas ces deux hulans pousser une reconnaissance à ta barbe et caracoler dans ton jeu comme dans une boutique de faïences. Chargeons, Abdel, chargeons ! Mais cogne donc !
ABDEL. – C.3FD. (3….Cb8-ç6) Laissez-moi tranquille, toi, monsieur.
BOURGOGNE. – Jamais de la vie.
GAUCHER. – Laissez-le jouer son petit jeu.
BOURGOGNE. – Eh bien ! qu’il le joue, je ne dis plus rien. Abdel, tue-le, mais tape donc dessus !
ABDEL. – Ce n’est pas à moi de jouer.
BOURGOGNE. – C’est bien différent. Mais alors, si ce n’est pas à toi, c’est donc à ton frère ? Monsieur, votre devoir est de vaincre. Chargeons.
POUSSEBOIS. – P.5D (4.d4-d5)
BOURGOGNE. – Comme c’est pignoché, hein ? Voici un coup terrible, Monsieur. Je le soutiens.
ABDEL. – CD.2R (4….Cç6-é7) Il ne pourra pas, lui, le soutenir.
BOURGOGNE. – Qui, noble Abdel ?
ABDEL. – Le pioune.
BOURGOGNE. – Ah ! tu crois, toi, Binois,  que l’argent croît sur les toits. (Il chante). Soutenons-le, soutenons-la.
POUSSEBOIS. – P.4R.(5.é2-é4)
BOURGOGNE. – Tu vois, cher Abdel, qu’il l’a soutenu.
CLASSIC. – Et ton bras, s’il le faut, saura bien le défendre.
BOURGOGNE. – Ah ! Monsieur parle en vers. La Régence est une bonne voisine de la Comédie Française. Seulement je n’aime pas les alexandrins ; je trouve, oui, je trouve que ce sont les plus dégoûtants de tous les vers.
CLASSIC. – Et pourquoi ?
BOURGOGNE. – Je vais te le dire, Classic invétéré, c’est parce qu’ils ont douze pieds et qu’ils ne se les lavent jamais. (A madame Dufour) As-tu compris, dis, Bouffi ?
Mme DUFOUR. – Oui, mon bel ami.
BOURGOGNE. – Eh bien, allons-y, à la fête à Choisy…Mais tu ne joueras donc pas, ô Abdel ?
ABDEL. – Je ne souis pas pressé.
Bourgogne ; 6 Mais si tu ne joues pas, tu ne seras jamais mat, jamais, entends-tu, jamais, et si tu joues mal, tu seras mat devant tout le monde.
CLASSIC. – Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi !
ABDEL. – P.4FR (5….f7-f5)
CRITIC. – Rarement une occasion plus belle s’est offerte de faire une bêtise.
POUSSEBOIS. – F.5CR (6.Fç1-g5)
GAUCHER. – Ah bon ! il a commis la faute. Tiens-toi bien, Philibert.
BOURGOGNE. – Ou Bertrand.
GAUCHER. – Mais, tu ne vois donc pas, Abdel-Albil, qu’il est forcé de faire un échange ou de se retirer honteusement devant son infanterie. Allons, à la baïonnette ! Aborde le Fou. Profite de cette faute.
ABDEL. – P.3TR. (6….h7-h6) (Satisfait) Voilà les gamins.
BOURGOGNE. – Laissez défiler les mérinos.
GAUCHER. – Il a profité de la faute.
BOURGOGNE. – Profites-en toujours, et que l’Aurore te retrouve en profitant encore.

(Abdel-Albil laisse échapper le cri léger de la Colombe blessée. Il regarde au plafond en roulant ses pouces, comme s’il égrenait les boules d’ambre d’un collier imaginaire, et le buste oscillant d’avant en arrière et d’arrière à avant par un mouvement de tangage. A ce signe non équivoque, Bourgogne éclate de rire à faire trembler les vitres).

BOURGOGNE. – (D’une voix formidable) Abdel, il y a, dans le voisinage, un secret asile où tu peux aller faire tes ablutions du côté de la Mecque. Mais vas-y donc, à la fête à Charentonneau, avec le garde-champêtre de Bagnolet.
GAUCHER. – C’est joué. Plus un mot.
POUSSEBOIS. – F.4TR (7.Fg5-h4)
BOURGOGNE. – Le Fou est f… fichu… Pousse dessus.
ABDEL. – P.4CR. (7….g7-g5)
BOURGOGNE. – A la bonne heure. Nous allons assister au triomphe de l’Echiquier oriental.
GAUCHER. – Oui, mais on ne voit pas tout.
ABDEL. – (Gai) Va doune, fainéanne et gourmanne !
POUSSEBOIS. – J’y vais
BOURGOGNE. – Minute et son collègue, notaires à Paris. Vas-y gaiement… Que va-t-il faire dans cette affaire d’importance ?
POUSSEBOIS. – C pr PR. (8.Cf3xé5)
BOURGOGNE. – Ca y est… Et maintenant, à l’Arsenal !
ROMANTIC. – A la Tour de Nesle !
GAUCHER. – Profite.
BOURGOGNE. – (il chante)
Voyez cet homme qui se noie
Pour avoir trop mangé de l’oie
Il va devenir la proie
D’une huître ou bien d’une lamproie.

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