Avant de parler proprement dit de la simultanée sensationnelle que
Morphy donna au Café de la Régence (simultanée à l’aveugle sur 8 échiquiers
jouée le lundi 27 septembre 1858), il me semble intéressant de parler un peu du
jeu à l’aveugle et du contexte de cette simultanée.
Les évènements de la simultanée feront l’objet d’un
article dédié.
Dans un livre que j’ai déjà chaudement recommandé, « François
André Danican Philidor, La culture échiquéenne en France et en Angleterre au
XVIIIème siècle » par Sergio Boffa, deux chapitres sont consacrés au jeu à
l’aveugle.
Cette façon de jouer est très ancienne, et l’auteur
mentionne « En 1266, le Sarrazin Buzecca jouait déjà trois parties
simultanément dont deux à l’aveugle. Cette tradition s’est perpétuée, du moins
en Italie, puisqu’au XVIème siècle, Damiano y consacre le dernier chapitre de
son traité. On raconte aussi que Paolo Boï (1528 – 1598) réussit à sauver sa
vie dans un navire barbaresque en affrontant à l’aveugle le chef des pirates
qui l’avait capturé ».
Au XVIIIème siècle Philidor, pour des raisons
essentiellement alimentaires, se lança dans des séances de jeu d’échecs à l’aveugle
sur deux échiquiers. Les séances, principalement en Angleterre, sont bien
entendu payantes pour les spectateurs. Mais Philidor reste assez réticent sur
ce type de prestation qui le fatigue, mais qui lui assure une gloire immense
des deux côtés de la Manche.
D’ailleurs en 1782, dans une lettre adressée à Philidor
par son ami Diderot, celui-ci lui reproche de s’adonner à une activité non
seulement futile, mais aussi dangereuse pour la santé (in S.Boffa).
Voici un extrait du livre de Sergio Boffa qui résume bien
l’exploit de Philidor :
« Pour bien comprendre (…) il faut se plonger dans l’atmosphère
de cette époque. Les parties d’échecs étaient jouées avec beaucoup moins de
solennité que de nos jours. Actuellement, ce genre d’exercice se fait dans un
silence complet et selon des règles très strictes. Il n’en était rien au
XVIIIème siècle. Le public se groupait autour des échiquiers, commentait
librement les positions, donnait sans complexe ses suggestions aux joueurs qui
n’hésitaient pas à vérifier la solidité d’une variante en déplaçant quelques
pièces. »
Philidor indique (lettre du 15 janvier 1790 éditée dans
M.BENOIT, Correspondance, p.152 – citée par Sergio Boffa) : « Je
perds cette année un souscripteur de 20 guinées, qui est le Duc de Malborough
qui s’est retiré de notre club. Voilà une perte réelle pour moi. Il est
difficile de trouver un remplacement aussi considérable. Je n’ai d’autres
ressources que mes parties sans voir l’échiquier, qui me fatigue, mais qui me
produisent quelques bénéfices. Il faudra jouer d’avantage cet hiver que par le
passé. »
Dans la revue de Paris, 1838 (in S.Boffa), la situation n’a
pas changé vers 1830 quand Labourdonnais joue à l’aveugle au Café de la Régence :
« Malgré le silence obligé que le bon sens imposait à chaque spectateur,
il y avait bien du fracas encore autour des joueurs. Le grincement des portes,
les piétinements de la salle voisine, les exclamations comprimées, le rhume de
la saison, le roulement des pièces sur les quinze échiquiers où l’on suivait la
partie, les colloques à voix basse, toute cette inévitable harmonie si
étourdissante d’une assemblée qui demande le silence, ne pouvait que nuire à M.
de Labourdonnais ».
Revenons au contexte de la simultanée de Morphy en 1858.
Dans un précédent article j’ai raconté l’arrivée au Café
de la Régence du génial américain en me basant sur le témoignage de son
secrétaire et ami Frederick Edge dans le livre « Paul Morphy, The Chess
Champion ».
N’ayant pas pu rencontrer à Londres Howard Staunton, réputé
être le plus fort joueur du vieux contient, Morphy se rend à la fin de l’été à
Paris pour y affronter le très fort joueur d’origine allemande Daniel Harrwitz
(le plus fort joueur d'échecs à Paris à cette époque) et bien sûr visiter le temple des échecs mondialement connu.
Après un début de match mitigé, Morphy prend largement le dessus sur son adversaire. Harrwitz invoque
alors la fatigue et une indisposition pour ajourner provisoirement le match.
En attendant la reprise du match, Morphy décide alors de
se lancer dans un évènement sensationnel : une simultanée à l’aveugle est
planifiée pour le lundi 27 septembre 1858 au Café de la Régence, mais avec
surtout un nombre de 8 parties simultanées, du jamais vu.
L’évènement est annoncé dans la presse parisienne (je n’ai
pas pour le moment réussi à mettre la main sur un article le mentionnant, mais
c’est ce qu’indique Frederick Edge dans son livre et j’ai trouvé des articles
post-évènement).
(Daniel Harrwitz en 1850)
En fait je suis persuadé qu’il s’agit là d’une exhibition
qui va au-delà du simple évènement. Il y a là probablement une intention de la
part de Morphy de montrer sa large supériorité à Harrwitz par un autre biais et
de continuer ainsi indirectement leur affrontement.
Pourquoi ? Car quelques mois auparavant (début mars
1858), Daniel Harrwitz avait donné une simultanée à l’aveugle sur trois
échiquiers au Café de la Régence.
Trois échiquiers seulement pour Harrwitz contre huit pour
Morphy… Une humiliation pour Harrwitz qui assistera quelques instants à la
prestation de Morphy.
Journal « La Presse » - édition du 9 mars 1858
(source Gallica BNF)
« Encore une page mémorable à ajouter aux fastes des
échecs. Jeudi dernier 4 du courant, M. Harrwitz, qui devait jouer trois parties
à la fois sans voir l’échiquier, a dépassé ses brillantes promesses. Après une
lutte opiniâtre, il est resté vainqueur, battant ses trois adversaires, aux
applaudissements répétés de la réunion nombreuse attirée par la rareté et l’intérêt
de ce spectacle.
Pour cette solennité, le cercle des Échecs du café de la
Régence avait ouvert ses portes.
Dès huit heures du soir, une foule d’amateurs se
pressaient en attendant l’heure du combat.
Trois salons avaient été disposés.
Au milieu se trouvait une table avec un échiquier pour le
joueur, et, dans les angles d’autres échiquiers où les assistants pouvaient
suivre les coups et les répéter.
M. Harrwitz se tenait dans une petite pièce voisine, où,
pendant toute la lutte, chacun a pu le voir, la tête appuyée dans sa main,
diriger avec une merveilleuse lucidité les parties.
A neuf heures, les parties commencèrent. M. Harrwitz joua
le premier ; chacun des joueurs répondit immédiatement, et pendant trois
longues heures, les coups se succédèrent sans que, de la part de M. Harrwitz,
il y ait eu un seul moment d’hésitation.
La partie N°2 fut la plus intéressante des trois, surtout
au point de vue du problème à résoudre. L’adversaire de M. Harrwitz voulait,
avant tout, l’embarrasser. Aussi commença-t-il une de ces parties serrées,
inextricables, où toutes les pièces, enchevêtrées les unes dans les autres,
offrent au joueur qui voit l’échiquier un aspect presque insaisissable.
Quels prodiges de mémoire n’a-t-il pas fallu pour suivre
ce fil embrouillé ! Au vingtième coup pas un pion, pas une pièce n’étaient
échangés ni pris, et cependant, comme dans les autres parties, sans s’y
appliquer d’avantage, jouant même au besoin plus vite que son adversaire, M.
Harrwitz a dénoué ce nœud gordien, et quand on est venu annoncer le mat forcé
en cinq ou six coups au plus, des bravos ont éclaté de toute parts.
Un tournoi semblable avait été déjà autrefois soutenu en
Angleterre par le célèbre Philidor, qui s’était, à son issue, senti pendant
quelques jours tout épuisé et presque fou.
M. Harrwitz, au contraire, à la fin de la lutte, ne
donnait aucun signe de fatigue, et déclarait se trouver parfaitement calme ».
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