Voici sa nécrologie telle qu'elle est parue dans le numéro de février 1881 de la revue La Stratégie qu'il avait fondée en 1867.
Jean Louis Preti : un personnage incontournable des échecs français du XIXe siècle, injustement oublié de nos jours.
Un poète, s’écrierait : « Encore une feuille arrachée de l’arbre scientifique par le souffle empesté de la mort ; » je dirai simplement, mais plus justement, de ce même arbre, encore une branche qui tombe, et l’une des plus solides comme des plus utiles au progrès.
En effet, en énumérant les diverses œuvres que Jean Preti a composées depuis 1856 jusqu’en 1880, nous trouvons dix publications dont voici les titres :
1856. Recueil d’études progressives composées seulement de Rois et de Pions.
1858. Traité complet théorique et pratique sur les fins de partie.
1859. Choix des parties les plus remarquables jouées par M. Morphy.
1862. Stratégie raisonnée des ouvertures du jeu d’Échecs avec la collaboration de Louis Metton et l’abbé Durand.
1867. Création de la Stratégie. 14 années.
1867/68. Stratégie raisonnée des Ouvertures du jeu d’Échecs (2ème édition) avec la collaboration de l’abbé Durand.
1868. L’ABC des Échecs.
1871. Stratégie raisonnée des fins de partie, 1er fascicule (Rois et Pions), avec la collaboration de l’abbé Durand.
1873. Stratégie raisonnée des fins de partie, 2ème fascicule (Rois, Pions et Pièces), avec la collaboration de l’abbé Durand.
L'abbé Durand et Jean Louis Preti
Sans avoir besoin de faire ressortir ici le mérite de ces différentes œuvres, si justement appréciées dans le monde des Échecs, nous devons signaler plus particulièrement les efforts et la persévérance dont Jean Preti a fait preuve dans la publication de la revue mensuelle La Stratégie, complétant sa 10ème œuvre.
Les personnes qui ne sont pas initiés aux détails que nécessite une revue mensuelle d’Échecs, ne peuvent s’imaginer la somme d’études, de travail, d’efforts, de patience et d’attention qu’exige une pareille œuvre, surtout quand le résultat positif est presque insignifiant, quand il se traduit même quelquefois en perte.
L’amour de la science, le désir d’être utile et la volonté de bien faire peuvent seuls triompher des difficultés incessantes, des ennuis, des déceptions et des fatigues que l’on éprouve.
Preti n’a reculé devant aucun obstacle, aucun sacrifice, aucun labeur. N’est-ce pas justice alors que de rappeler, dans ces quelques lignes, les services qu’il a rendus et de lui décerner un tribut de reconnaissance en l’inscrivant dans les glorieuses annales de notre Académie dont il a si bien mérité ?
Jean-Louis Preti était né en 1798, à Mantoue (Italie). 83 ans d’existence ! Laps de temps assez peu commun et qui confirme l’une des prérogatives que j’ai attribuées à la culture des Échecs. Son père était médecin et le destinant à suivre sa profession, il lui avait fait donner une éducation de premier ordre. La nature de Jean Preti, nature excessivement impressionnable et s’affectant péniblement à la vue de la souffrance, s’opposa au désir de son père.
Le sentiment de la musique se manifesta bientôt en lui, quelques auditions de chefs-d’œuvre exercèrent sur son imagination une telle influence qu’elles déterminèrent irrévocablement le choix de sa carrière. Il se fit professeur de flûte ; la douceur et la mélodie de cet instrument concordaient admirablement avec ses dispositions, aussi ne fût-il pas longtemps à se faire une réputation.
Jeune encore, il fit choix d’une épouse dans laquelle il trouva jusqu’au dernier soupir de cette compagne adorée, sollicitude, tendresse et dévouement, le bonheur enfin du foyer domestique.
Il était dans la plénitude des félicités conjugales, lorsqu’en 1826, les exactions, l’arrogance et le despotisme de l’Autriche, soulevèrent l’indignation de tout ce qui sentait battre un cœur d’homme en Italie. Surexcité par le sentiment national et l’amour de l’indépendance, déplorant les malheurs de sa patrie, Jean Preti fut compromis dans les évènements de cette époque, forcé de s’expatrier et d’emmener avec lui sa jeune femme. Il se trouvait, cependant, presque sans ressources ; les inondations du Pô avaient ruiné les propriétés de la famille de sa femme ainsi que celles de la sienne.
Il se rendit d’abord à Bordeaux où il vécut 18 ans, parvenant à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille grâce à son activité, son courage, à son talent artistique et à l’excellence de sa méthode.
Nommé professeur de musique au Collège Royal, il obtint en même temps la place de 1ère flûte au Grand-Théâtre de Bordeaux et put élever ainsi honorablement ses cinq enfants.
Pendant les quelques heures de loisir que lui laissaient ses occupations, il allait au Café de la Préfecture se délasser de ses travaux. Là, on jouait aux Échecs.
Des antécédents de Philidor et de Jean Preti, on pourrait conclure qu’il existe une certaine analogie, une mystérieuse affinité entre la science de la Musique et celle des Échecs, car Preti ne tarda pas à se distinguer dans ce dernier art. Saint-Amant, dans son Palamède de 1843, page 472, dit en rendant compte d’une visite qu’il avait faite aux amateurs d’Échecs du café de la Préfecture à Bordeaux :
« J’y ai rencontré un italien qui ne demande pas mieux que de représenter ses illustres concitoyens, Ercole Del Rio, Lolli, Calvi, etc. » et à cette époque, Jean Preti n’était encore que de la quatrième ou cinquième force.
Ce ne fut qu’en 1844 que cédant aux conseils des docteurs, il fut obligé d’abandonner la carrière artistique qui épuisait sa santé ; il vint alors à Paris et se consacra sérieusement à l’étude de l’Échiquier. Il devint bientôt un des meilleurs joueurs de la Régence.
De 1849 à 1851, époque où l’on avait organisé des luttes hebdomadaires, sous forme de poules, Jean Preti les croqua presque toutes. En 1862, dans le grand tournoi de la Régence, institué par le prince de Galitzin, il gagna l’Échiquier offert comme 1er prix par ce prince, échiquier magnifique, précieusement conservé par ses enfants comme un monument de son talent. Enfin dans le second tournoi du congrès de Paris, en 1867, il obtint le 2ème prix.
C’est, comme je l’ai dit, en 1856, qu’il a publié son premier livre d’études. Cet ouvrage d’une apparence assez modeste devait, cependant, exercer ultérieurement une assez grande influence sur la littérature échiquéenne française ; il détermina les premiers rapports qui existèrent entre lui et l’abbé Durand. Ces deux hommes se comprirent de suite. Mêmes goûts, même mansuétude, même amour du feu sacré, mêmes aspirations, mêmes efforts, même persévérance, même distinction d’esprit et de cœur, mêmes qualités enfin qui ont si puissamment contribué au développement de la science et du goût des Échecs.
D’un caractère doux, simple, affable, Jean Preti se distinguait particulièrement par une apparence de modestie qui contrastait étrangement avec l’étalage ordinaire de présomption dont s’enorgueillit presque tout joueur qui se sent progresser. Il ne provoquait pas, mais ne reculait jamais. Toujours prêt à donner l’avantage qu’on lui réclamait, il n’en demandait pas. Calme dans le succès, dans le revers il trouvait encore un sourire ; quelle charmante philosophie !
Sans étinceler de ces jets spontanés de l’imagination, son jeu était correct, méthodique, sévère, approfondi, se rapprochant beaucoup de ceux de Sasias et Desloges. Dans les positions difficiles, il trouvait d’incroyables ressources, se défendait jusqu’à la dernière extrémité, et réussissait quelquefois au moment de rendre l’âme à se relever tout-à-coup plus terrible, plus fort que jamais.
L’aménité de ses manières aussi bien que ses œuvres lui avaient ouvert les salons les plus aristocratiques de la société parisienne. Il y était recherché, fêté, aimé. Il le méritait.
En se fondant, le Cercle des Échecs de Paris lui fit l’honneur de le nommer membre honoraire.
Collaborateur non scientifique, mais assidu de la Stratégie depuis sa création, j’ai pu mieux que personne apprécier ses qualités. Sa mort est pour tous une perte bien regrettable ; pour moi, elle est irréparable, car, je l’aimais, parce qu’il m’aimait, et qu’aujourd’hui, moi-même, au déclin de la vie, je comprends et ressens plus péniblement encore la séparation éternelle de ceux qui nous ont suivis dans les mêmes champs de bataille.
Mais non, mon brave et vieux camarade, notre séparation ne sera pas de longue durée ; nous nous retrouverons, j’en ai le pressentiment, dans un monde meilleur, au milieu de nos anciens frères d’armes, de nos anciens maîtres, de nos bons amis.
C’est mon espoir et ma consolation.
Alphonse Delannoy.
Enghien (Belgique), février 1881.
Jean Preti est décédé le 27 janvier 1881, à Argenteuil, près Paris.
A l’occasion de la perte douloureuse dont elle a été frappée, sa famille éplorée a reçu de toutes parts de si nombreux témoignages de regrets et de sympathie qu’il lui est impossible de répondre individuellement ; cette preuve de regrets universels est pour elle une grande consolation, elle prie ses amis, connaissances et le monde des Echecs d’accepter l’expression de sa plus vive reconnaissance.
Acte de décès de Jean Louis Preti.
Du vendredi vingt huit janvier mil huit cent quatre vingt un, trois heures du soir.
Acte de décès de Jean Louis Preti, rentier, âgé de quatre vingt deux ans.
Né (à) Mantoue (Italie), décédé à Argenteuil en son domicile, route de Sannois, hier à trois heures du soir.
Fils de Jean Preti et de Marie Bennati son épouse, décédés. Veuf de Caroline Madeleine Marchesini.
Témoins : M. Numa Jean Marie Preti, directeur de La Stratégie, âgé de quarante ans, fils du défunt et M. Alphonse Deriche, graveur de musique, âgé de vingt trois ans, demeurant tous deux à Argenteuil, route de Sannois.
Les comparants ont signé avec nous Maire après lecture faite et le décès constaté.
Alphonse Delannoy décèdera le 19 juillet 1883, deux ans après son vieux compagnon de route.
C'était un chroniqueur brillant, amoureux du jeu d’échecs et qui était un des derniers survivants de l’ancien Café de la Régence. Sans lui une grande partie de la mémoire du Café de la Régence au XIXe siècle aurait tout simplement disparu à tout jamais.