Le précédent article était consacré à Jules Arnous de Rivière et il était question brièvement du joueur d'échecs parisien Eugène Chatard.
Il existe peu d'information à son sujet. Quelques parties ont été publiées dans la Stratégie, ce qui permet de se rendre compte de son style particulier, toujours à la recherche de l'originalité dans les ouvertures.
Voici l'article nécrologique concernant Eugène Chatard paru dans La Stratégie en septembre 1924
Nous avons aussi la douleur d'annoncer la mort de l'un de nos bons amis Eugène Chatard, décédé le 15 septembre à La Varenne (Seine), à l'âge de 74 ans.
Joueur de première force, il était connu de tous les amateurs parisiens pour sa tactique audacieuse et inventive, puis par son souci de combattre les développements classiques qu'il appelait ironiquement la routine.
Plusieurs de ses hardiesses ont été par la suite mises en pratique et non sans succès, notamment :
Le Gambit Chatard : 1.e4 e5 2.f4 exf4 3.Cf3 g5 4.g3!?
Une variante du Gambit Blackmar : 1.d4 d5 2.e4 dxe4 3.c4!?
puis cette dernière dans la Partie Française : 1.e4 e6 2.d4 d5 3.Cc3 Cf6 4.Fg5 Fe7 5.e5 Cfd7 6.h4!? dont la controverse n'est pas épuisée.
Durant ses trente années de pratique dans les différents centres parisiens, il obtint quelques succès dans les luttes officielles et de très nombreuses victoires en des combats particuliers.
D'une aménité parfaite, même dans la défaite, il avait su gagner l'amitié de tous et certainement sa perte sera vivement déplorée de tous les joueurs parisiens.
La postérité à retenu le coup 6.h4!?, et la variante s'appelle de nos jour "le gambit Alekhine-Chatard".
Au sujet du coup 6.h4!? dans la Partie Française, Jules Arnous de Rivière indique dans "L'Echo de Paris" du 15 juillet 1901 :
"(...) Il se présente un nouveau coup P4TR (h4), imaginé récemment par M.Chatard; coup plus ingénieux que correct, amenant des positions intéressantes."
Dans son livre "Deux cents parties d'échecs" Alekhine met un point d'exclamation au coup 6.h4! en commantant la partie Alekhine/Fahrni - Mannheim 1914, et il précise :
"Ce coup énergétique a été essayé depuis de longues années dans de nombreuses parties légères par l’amateur français Chatard. Le maître viennois A. Albin l’a aussi adopté dans deux parties vers 1900. Mais c’est dans la partie ci-jointe que le coup 6 h2-h4 a obtenu sa consécration internationale."
dimanche 3 juin 2018
Jules Arnous de Rivière
En feuilletant le très bon livre "Les échecs spectaculaires" (Aldo Haïk / Carlos Fornasari - Chez Payot), je suis tombé sur un article de Gustave Lazard paru originellement en janvier 1947 dans le "Bulletin ouvrier des échecs".
Cet article décrit quelques anecdotes au sujet de Jules Arnous de Rivière, véritable "pilier" du café de la Régence au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle.
Je vous invite à consulter la biographie que lui consacre Dominique Thimognier sur son site d'utilité publique et historique Héritage des Échecs Français.
L'article de Wikipedia à son sujet ainsi qu'un article du cercle d'échecs de Nantes (document pdf), apportent d'autres précisions sur Jules Arnous de Rivière.
Voici donc cet article de Gustave Lazard :
(…) J’avais vingt-cinq ans et il était septuagénaire à l’époque où je le connus. Admirablement conservé, ce superbe vieillard n’affectait point avec les moins de trente ans les manières condescendantes que son grand âge et son talent eussent autorisées. Il se liait volontiers et , homme du monde, fin causeur, sa conversation était hautement intéressante.
Nantais d’origine, né en 1830, toute sa vie s’écoula presque exclusivement à Paris et notamment au café de la Régence où je le voyais ordinairement.
Avec Philidor, Légal, La Bourdonnais, Deschapelles et Saint-Amant, il complète la demi-douzaine des grands maîtres français vraiment dignes de ce titre.
Il lutta notamment avec Morphy et sur un ensemble de vingt-six parties s’assura six victoires et deux nullités. Résultat remarquable contre le « surhomme » de l’échiquier. L’une de ces victoires comportant une finale Tour contre Tour avec cinq pions de part et d’autre est restée classique (…)
Paul Morphy (à gauche) contre Jules Arnous de Rivière - 1858
(…) Mais Arnous de Rivière n’était pas seulement un virtuose de l’échiquier. Les dames, les dominos, le billard – je l’ai vu faire des séries de trente carambolages – se partageaient également ses faveurs et il publia divers traités consacrés à ce jeu et même à la roulette et au trente-et-quarante.
Je me rappelle qu’il tenta d’introduire en France pour le compte d’une firme américaine un jeu nouveau, le « salta » qui se pratiquait sur un damier avec des pions alternativement bleus et rouges décorés de soleils, de lunes et d’étoiles mais qui n’obtint aucun succès auprès des joueurs d’échecs.
Plateau de jeu du "salta"
Très spirituel, primesautier, ses répliques abondaient en mots à l’emporte-pièce. Coiffé en hiver d’un bonnet d’astrakan je le voyais arriver à la Régence accompagné le plus souvent d’une jeune et jolie personne qui le couvait tendrement du regard. Le maître, de son côté, l’entourait de prévenances et l’appelait affectueusement : Ma fille.
Un intime déclara certain soir à Arnous de Rivière, en désignant du geste la gracieuse accompagnatrice : - Veinard ! Avec tes poils blancs et ton soixante-dixième anniversaire… Le maître répliqua avec le sourire habituel dont il marquait ses boutades : - Je suis comme le poireau, mon ami,. La tête est blanche mais le reste est vert.
Un provincial de passage à la Régence et qui se croyait d’une certaine force aux échecs fut mis en rapport avec Arnous de Rivière et sollicita l’honneur de faire quelques parties avec le vétéran. Celui-ci acquiesça et gagna sans grand effort les deux ou trois parties disputées contre cet amateur dont les talents plutôt modestes s’aggravaient d’une excessive lenteur.
- Eh bien, maître, risqua notre homme à l’heure de prendre congé, que pensez-vous de mon jeu ?
De Rivière lui déclara gentiment, avec un fin sourire :
- Je le trouve, mon ami, plus long que large.
Un autre jour je trouvai le vieux lutteur aux prises avec un de mes camarades et remarquant combien le développement de ce dernier laissait à désirer, je risquai :
- Mais pourquoi ne sortez-vous pas vos pièces ?
Ce fut Arnous de Rivière qui me répondit :
- il a raison. Quand il les sort, je les lui prends.
Mais c’étaient les inénarrables duels entre le maître et un excellent amateur Eugène Chatard, qui me procuraient le plus de plaisir. Très fier d’avoir imaginé un gambit assez astucieux, le « Gambit Chatard » (1.e4 e5 2.f4 exf4 3.Cf3 g5 4.g3!?), il disputa à de Rivière de très nombreuses parties sur ce thème, et le plus souvent, les perdaient, non pas tant en raison d’une infériorité de ce gambit que de la supériorité très nette du jeu du vétéran.
La position du gambit Chatard dont il est question dans l'article.
Je n'ai trouvé aucun partie avec cette variante dans la méga database 2017 de la société Chessbase.
Mais je ne vous la conseille pas trop :-)
Mais Chatard, têtu, persévérait, croyait dur comme fer à l’excellence de sa trouvaille et dès qu’il apercevait son adversaire habituel :
- Je vous joue mon gambit.
- Je vous ai déjà prouvé qu’il ne vaut rien.
- Quarante sous ! Je vous joue quarante sous !
- Vous avez fait un héritage ?
Chatard s’entêtait :
- Quarante sous ! Vous avez peur ?
L’autre pointant de l’index vers son pectoral gauche orné du ruban de la médaille militaire, récompense de sa courageuse conduite pendant le siège de Paris, déclara, comique, avec les accents solennels du héros de Corneille :
- Tout autre que Chatard l’éprouverait sur l’heure.
- Alors, quarante sous ?
- Allons-y.
Aussitôt la galerie se groupait autour des antagonistes, bien moins pour assister à de belles variantes que pour jouir des provocations de l’un, et des répliques placides et ironiques de l’autre.
Parfois Chatard, excité, plaquait d’un coup sec sur l’échiquier, la pièce qu’il déplaçait.
- Mon fils, sachez que l’énergie dans l’exécution ne supplée pas à la faiblesse de la conception.
Un jour la nouvelle se répandit à la Régence que Arnous de Rivière – il avait alors 76 ans – était à l’agonie. Il demeurait rue Radziwill, tout près du café, de sorte que l’on délégua aussitôt un de ses vieux amis – Davril – auprès du mourant.
Celui-ci n’avait plus que le souffle. Davril s‘assit en silence auprès du lit du moribond. Au bout d’un moment, sur un signe il s’approcha tout près d’Arnous de Rivière qui lui murmura à l’oreille d’une voix imperceptible qui sentait déjà l’Au-Delà :
- Le gambit Chatard ne vaut rien.
Puis paisible, il s’éteignit.
Cet article décrit quelques anecdotes au sujet de Jules Arnous de Rivière, véritable "pilier" du café de la Régence au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle.
Je vous invite à consulter la biographie que lui consacre Dominique Thimognier sur son site d'utilité publique et historique Héritage des Échecs Français.
L'article de Wikipedia à son sujet ainsi qu'un article du cercle d'échecs de Nantes (document pdf), apportent d'autres précisions sur Jules Arnous de Rivière.
Voici donc cet article de Gustave Lazard :
(…) J’avais vingt-cinq ans et il était septuagénaire à l’époque où je le connus. Admirablement conservé, ce superbe vieillard n’affectait point avec les moins de trente ans les manières condescendantes que son grand âge et son talent eussent autorisées. Il se liait volontiers et , homme du monde, fin causeur, sa conversation était hautement intéressante.
Nantais d’origine, né en 1830, toute sa vie s’écoula presque exclusivement à Paris et notamment au café de la Régence où je le voyais ordinairement.
Avec Philidor, Légal, La Bourdonnais, Deschapelles et Saint-Amant, il complète la demi-douzaine des grands maîtres français vraiment dignes de ce titre.
Il lutta notamment avec Morphy et sur un ensemble de vingt-six parties s’assura six victoires et deux nullités. Résultat remarquable contre le « surhomme » de l’échiquier. L’une de ces victoires comportant une finale Tour contre Tour avec cinq pions de part et d’autre est restée classique (…)
Paul Morphy (à gauche) contre Jules Arnous de Rivière - 1858
(…) Mais Arnous de Rivière n’était pas seulement un virtuose de l’échiquier. Les dames, les dominos, le billard – je l’ai vu faire des séries de trente carambolages – se partageaient également ses faveurs et il publia divers traités consacrés à ce jeu et même à la roulette et au trente-et-quarante.
Je me rappelle qu’il tenta d’introduire en France pour le compte d’une firme américaine un jeu nouveau, le « salta » qui se pratiquait sur un damier avec des pions alternativement bleus et rouges décorés de soleils, de lunes et d’étoiles mais qui n’obtint aucun succès auprès des joueurs d’échecs.
Plateau de jeu du "salta"
Très spirituel, primesautier, ses répliques abondaient en mots à l’emporte-pièce. Coiffé en hiver d’un bonnet d’astrakan je le voyais arriver à la Régence accompagné le plus souvent d’une jeune et jolie personne qui le couvait tendrement du regard. Le maître, de son côté, l’entourait de prévenances et l’appelait affectueusement : Ma fille.
Un intime déclara certain soir à Arnous de Rivière, en désignant du geste la gracieuse accompagnatrice : - Veinard ! Avec tes poils blancs et ton soixante-dixième anniversaire… Le maître répliqua avec le sourire habituel dont il marquait ses boutades : - Je suis comme le poireau, mon ami,. La tête est blanche mais le reste est vert.
Jules Arnous de Rivière et son fameux bonnet d'astrakan.
Un provincial de passage à la Régence et qui se croyait d’une certaine force aux échecs fut mis en rapport avec Arnous de Rivière et sollicita l’honneur de faire quelques parties avec le vétéran. Celui-ci acquiesça et gagna sans grand effort les deux ou trois parties disputées contre cet amateur dont les talents plutôt modestes s’aggravaient d’une excessive lenteur.
- Eh bien, maître, risqua notre homme à l’heure de prendre congé, que pensez-vous de mon jeu ?
De Rivière lui déclara gentiment, avec un fin sourire :
- Je le trouve, mon ami, plus long que large.
Un autre jour je trouvai le vieux lutteur aux prises avec un de mes camarades et remarquant combien le développement de ce dernier laissait à désirer, je risquai :
- Mais pourquoi ne sortez-vous pas vos pièces ?
Ce fut Arnous de Rivière qui me répondit :
- il a raison. Quand il les sort, je les lui prends.
Mais c’étaient les inénarrables duels entre le maître et un excellent amateur Eugène Chatard, qui me procuraient le plus de plaisir. Très fier d’avoir imaginé un gambit assez astucieux, le « Gambit Chatard » (1.e4 e5 2.f4 exf4 3.Cf3 g5 4.g3!?), il disputa à de Rivière de très nombreuses parties sur ce thème, et le plus souvent, les perdaient, non pas tant en raison d’une infériorité de ce gambit que de la supériorité très nette du jeu du vétéran.
La position du gambit Chatard dont il est question dans l'article.
Je n'ai trouvé aucun partie avec cette variante dans la méga database 2017 de la société Chessbase.
Mais je ne vous la conseille pas trop :-)
Mais Chatard, têtu, persévérait, croyait dur comme fer à l’excellence de sa trouvaille et dès qu’il apercevait son adversaire habituel :
- Je vous joue mon gambit.
- Je vous ai déjà prouvé qu’il ne vaut rien.
- Quarante sous ! Je vous joue quarante sous !
- Vous avez fait un héritage ?
Chatard s’entêtait :
- Quarante sous ! Vous avez peur ?
L’autre pointant de l’index vers son pectoral gauche orné du ruban de la médaille militaire, récompense de sa courageuse conduite pendant le siège de Paris, déclara, comique, avec les accents solennels du héros de Corneille :
- Tout autre que Chatard l’éprouverait sur l’heure.
- Alors, quarante sous ?
- Allons-y.
Aussitôt la galerie se groupait autour des antagonistes, bien moins pour assister à de belles variantes que pour jouir des provocations de l’un, et des répliques placides et ironiques de l’autre.
Parfois Chatard, excité, plaquait d’un coup sec sur l’échiquier, la pièce qu’il déplaçait.
- Mon fils, sachez que l’énergie dans l’exécution ne supplée pas à la faiblesse de la conception.
Un jour la nouvelle se répandit à la Régence que Arnous de Rivière – il avait alors 76 ans – était à l’agonie. Il demeurait rue Radziwill, tout près du café, de sorte que l’on délégua aussitôt un de ses vieux amis – Davril – auprès du mourant.
Celui-ci n’avait plus que le souffle. Davril s‘assit en silence auprès du lit du moribond. Au bout d’un moment, sur un signe il s’approcha tout près d’Arnous de Rivière qui lui murmura à l’oreille d’une voix imperceptible qui sentait déjà l’Au-Delà :
- Le gambit Chatard ne vaut rien.
Puis paisible, il s’éteignit.
Inscription à :
Articles (Atom)