Je l’avais déjà vue sur internet, mais malheureusement à chaque fois elle était de mauvaise qualité.
Celle-ci a été publiée en 1867 dans le journal ou la revue « Die Gartenlaube » avec un texte en vieil allemand. Correction du 15/02/2022 - La source est en fait « Daheim » en 1865. Merci à Herbert Bastian de m'avoir signalé cette erreur.
Je remercie tout particulièrement mon amie Lisa De Cohen qui a effectué la traduction de ce texte, dont je publie ici les extraits les plus intéressants.
Le Café de la Régence à Paris
Les joueurs d'échecs forment une société silencieuse qui s'étend sur toute la terre. Comme les loges des francs-maçons, ils ont leurs cercles et leurs clubs pour des réunions régulières dans tous les pays. Les statuts sont discutés et établis, les novices sont recrutées et formées, de chaudes batailles sont livrées et de précieuses lettres de noblesse distribuées. Ce que les penseurs de toutes les nations ont trouvé dans le domaine des soixante-quatre cases a été soigneusement enregistré et préservé, et les volumes de la littérature échiquéenne se comptent par centaines.
L'Espagne et l'Italie ont eu leurs beaux jours; La France, l'Angleterre et l'Allemagne défendent leurs drapeaux avec plus ou moins de succès, mais la Russie montre une dominance de premier ordre.
Cependant, ce n'est pas seulement en Europe que le jeu noble s'est élevé à la hauteur d'une science; Même maintenant, quand nous feuilletons les journaux d'échecs anglais, nous admirons de beaux échantillons de parties, et nous trouvons un formidable champion dans l'Asie lointaine: l'Indien Mocheshunder.
Les victoires de l'Américain Paul Morphy ont fait la une de tous les journaux, et ont suscité de l'intérêt même parmi ceux qui n'avaient jamais montré d’intérêt pour les échecs auparavant. Ces faits trouvent leur explication dans la nature du jeu, comparable à aucun autre. Le jeu d'échecs se réveille et forme certaines des plus belles qualités de l'homme. Sagesse, audace, persévérance, maîtrise de soi et présence d’esprit sont on ne peut plus nécessaires !
(…)
Pour ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas y passer toute une vie, et qui voudraient quand même être de bons joueurs d'échecs, je vais les initier et leur dire, que même sans toutes ces tribulations, ils peuvent prendre beaucoup de plaisir aux échecs et gagner des parties. Chaque chose a deux côtés, et il est très possible que les échecs soient incroyablement faciles à apprendre comme vous le constaterez en lisant ce très joli exemple :
Un joueur d'échecs de ma connaissance, qui aimait taquiner les gens, tomba sur un joueur de Whist qui ne voulait pas jouer aux échecs, car il trouvait le jeu trop difficile pour lui.
« Mais, mon cher Monsieur », répondit le joueur d'échecs sans hésiter, « le jeu de whist est infiniment plus difficile, comme je vais vous le prouver tout de suite. Sans mentionner que vous vous battez contre des ennemis inconnus parce que vous ne connaissez pas les cartes de vos adversaires et ni les vôtres ! Pendant qu’aux échecs vous voyez chaque coup que votre adversaire peut jouer ; comme je l'ai dit, sans mettre ce grand avantage en attaque trop en avant, je tiens à vous rappeler qu'au whist vous avez à maîtriser l'avenir comme le passé : vous devez sans cesse jouez en vous rappelant les cartes déjà jouées ; aux échecs en revanche, seul l’avenir vous intéresse, chaque pièce prise n’existe plus, comme un train déjà parti ; vous n'avez plus besoin d'y penser. Vous n'avez qu'à façonner du présent un avenir aussi favorable que possible. Le jeu devient donc plus facile à chaque coup ! ».
Existe-t-il une meilleure observation pouvant expliquer une chose si intenable ?
Et si je tentais de décrire la vie échiquéenne du Café de la Régence. (…) visitons la scène parisienne des joutes d'échecs. Le Café de la Régence, rue Saint Honoré 161, est situé dans des nouveaux bâtiments presque au même endroit que l'ancien. Depuis sa création, il est le rendez-vous des amoureux et des acteurs de notre jeu. C'est l'un des rares cafés parisiens qui compte un grand nombre d'habitués.
Même les étrangers y deviennent des habitués pendant leur séjour à Paris ; ils regardent les grands joueurs d'échecs et apprennent bientôt à trouver des adversaires de même niveau qu’eux. Les joueurs d'échecs se connaissent rapidement et dirigent leurs pas jusqu'à la rue Saint-Honoré aussi souvent que leur temps le permet, jusqu'à ce qu'ils disparaissent pour laisser leur place à de nouvelles apparitions. - sans laisser de trace, sinon la mémoire de certaines parties brillamment jouées donne aux habitués réguliers, même pour une courte période, du matériel de divertissement.
Mais dans le sentiment de sa propre grandeur, l'éloge n'est que parcimonieux :
« Avez-vous joué avec ce petit polonais ? L’un d'eux demande à son voisin.
- Mais oui ! Il est malin ce monsieur ! C'est déjà une reconnaissance forte donné à très peu.
Les Allemands sont d’un augure favorable où il n'est pas nécessaire de dire : « Pardon Monsieur, je suis allemand ! » Non, chaque fois que je présente un grand joueur d’échecs à un compatriote, ils marmonnent poliment et disent quelque chose à propos d'une nation de penseurs etc., ce qui forme un agréable contraste avec la « Tête-Carrée » et d'autres doux surnoms par lesquels nos amis parisiens aiment nous appeler.
En général, une atmosphère très agréable domine, où de nombreuses personnalités viennent jouer une bonne partie d'échecs, car même à Paris ceci est seulement possible au Café de la Régence. Le comte X entre, commande un parfait et prend de côté un « prince des échecs », appellation en vogue, pour lui demander solennellement de glorifier par sa présence la petite soirée qu'il va organiser.
« Vous y jouerez une partie d'échecs, et je serai ravi de montrer un échantillon de votre merveilleux talent à mes amis. C'est ma plus grande satisfaction de pouvoir vous donner ce triomphe. » À cette occasion, un billet de banque discret, mais pas trop détestable passe du portefeuille du comte à la poche du joueur d'échecs, qui avec une grande agitation, promet d'arriver à l’heure et dîne aujourd'hui au Palais Royal pour 5 francs au lieu des 95 centimes habituels à la Soupe Duval.
Le Café de la Régence se compose de trois pièces : le café proprement dit où jouent les non-fumeurs, l'estaminet, et quelques marches qui mènent dans une salle de billard. En outre, au premier étage se trouve le local de réunion d’un club fermé, guère fréquenté.
Notre illustration montre l’estaminet, où bien que les décorations murales habituelles des cafés y soient absentes, contient les bustes et les noms de nombreux et célèbres joueurs d’échecs. Il est le centre de toute la vie et de l'activité de ce lieu, où les meilleures parties et le plus grands nombre y sont joués. Ici on joue aux échecs tous les jours à partir de 10 heures du matin, à n'importe quel moment de la journée, et jusqu'à minuit. Certains individus prennent à peine le temps de déjeuner et sautent immédiatement sur chaque adversaire potentiel.
Dans cette pièce, vous pouvez toujours voir la table de marbre sur laquelle Bonaparte a joué. Ici se sont assis les huit adversaires de l'Américain Paul Morphy le 27 Septembre 1858 : M. Baucher, Bierwirth, Bornemann, Guibert, Lequesne, Potier, Preti, Seguin, alors que Morphy se trouvait dans la salle de billard. L’issue de cette fameuse séance de jeu à l’aveugle est connue : Morphy a remporté six des huit parties et seuls Lequesne et Guibert ont eu la chance de faire une partie nul. Dix heures furent nécessaires pour cette lutte opiniâtre.
Parmi les spectateurs de cet événement se trouvaient plusieurs célébrités de l’échiquier, tels que Saint-Amant, Laroche N. A., également le duc de Brunswick, un descendant du célèbre « Gustavus Selenus » et Méry, un poète Français également compositeur de chansons populaires. Il a autrefois fois glorifié les combats entre La Bourdonnais et Mac Donnel dans un poème épique.
Le duc de Brunswick, quant à lui, s'était familiarisé avec le jeu à Paris, puisqu'il avait eu de nombreuses consultations avec Harrwitz, le comte Isouard et Casabianca.
Les deux gentilshommes, le duc et le poète, furent invités dans une station thermale sur le Rhin pour une démonstration du jeu d’échecs, et firent l’éloge du jeune Américain.
On joue sur des échiquiers robustes et spacieux qui, une fois pliés, peuvent contenir les figurines ; Celles-ci sont faites de bois travaillé de couleur jaune et noir pour le modèle anglais, les soi-disant pièces d’échecs « Staunton ». Sur les bords surélevés de l’échiquier, chaque joueur dispose à sa droite de trous où chacun indique le nombre de ses victoires par l’insertion d’allumettes, de telle sorte que le spectateur qui vient d’arriver peut immédiatement voir quel joueur a un avantage.
Le spectateur au Café de la Régence mérite également d’être glorifié ! Nous savons qu’il n’est pas facile de lutter contre ses propres pensées bonnes ou mauvaises, à la vue d'une position intéressante, et de préserver toujours la même impartialité, le même calme, et la même dignité.
Il ne donne pas de coups de coude secret au joueur et ne le frappe pas au pied pour l'avertir d'un danger imminent. Seul un étranger de ce lieu pourrait agir autrement, de procéder à des murmures indignés, signe d’indélicatesse, voire de rencontrer le regard des joueurs via un clin d’œil.
(…) au Café de la Régence on joue généralement pour de l'argent, le plus souvent la partie à 50 centimes, ou à 1 franc, mais aussi à des enjeux beaucoup plus élevés. En outre, le perdant paie les « frais de table » qui sont de 4 centimes pour l'hôte, et sont à renouveler quand un joueur change d’adversaire.
En jouant de l'argent, le besoin est apparu d’égaliser les forces entre les plus forts et les plus faibles. Quatre classes ont vu le jour, dont les représentants jouent entre eux avec des forces égales. Par contre, quand un joueur mieux classé rencontre un joueur de niveau inférieur, selon sa classe il doit donner un avantage. Les avantages possibles selon les écarts de classe : Pion et trait, Pion et deux traits, Cavalier (ou Fou) et Tour.
Au café de la Régence, les individualités exceptionnelles sont encore plus fortes qu’auparavant pour les joueurs de premier ordre. Ainsi, après la mort Kieseritzky (Lionel Kieseritzky 1805 en Livonie – 1853 à Paris), Daniel Harrwitz fut intronisé et resta un certain temps invaincu dans cette place forte, jusqu’à la fin de son autocratie avec l’arrivée de Morphy, puis la reprise du sceptre par Kolisch etc.
Les joueurs du plus haut rang ont gagné leur place d'honneur dans d'innombrables parties depuis plusieurs années, et nous retrouvons ici les noms bien connus de MM. Laroche, Arnous de Rivière, Journoud, Lecrivain, A. Delannoy, Budzinsky, François Charles Devinck. Les joueurs de second rang peuvent être dénombrés, et viennent ensuite les légions des classes inférieures anonymes.
C’est seulement au travers de parties intéressées qu’il a été possible de classer exactement les joueurs. Car même si quelqu’un peut se placer dans n'importe quelle catégorie, il prend soin de ne pas positionner trop haut ses compétences, comme il peut l’apprendre à ses dépens lors d’une défaite. Une deuxième bonne méthode est un jeu régulier et strict. Il faut bien réfléchir avant de jouer une pièce, dire systématiquement « pièce touchée - pièce jouée ! » et bannir la reprise enfantine des coups une fois pour toutes.
Intéresser chaque partie d’échecs peut être recommandé (à condition bien sûr que l’argent ne joue pas un rôle excessif), car malheureusement dans notre chère Allemagne les abus des « trois mots autorisés » durant les parties, les « reprises de coups » prospèrent et ainsi même les meilleures parties se jouent trop en dilettante.
La seule mauvaise impression un peu trop visible au Café de la Régence, mais pas à craindre pour les normes allemandes, est la présence de nombreux spécimens de - comment dirai-je ? - chevaliers prédateurs, qui comme des araignées guettant leur proie, attendent les nouveaux venus à qui ils peuvent prendre quelques francs.
Ce sont les joueurs d'échecs généralement chevronnés (mais à peine de la deuxième classe) qui se « précipitent comme des chiens », choisissent eux-mêmes leurs adversaires, et ne perdent pas facilement un match ;
Mais cela arrive parfois quand même, mais ils se consolent facilement et abandonnent la partie dès qu'ils reconnaissent leur position comme désespérée - parce que le temps c’est de l'argent - pour remettre, à la vitesse de la pensée, les pièces en place pour une nouvelle partie. Ils sont beaucoup plus aimables, si ces dernières peuvent leur offrir des victoires rapides sur leurs adversaires, tout en admirant et en reconnaissant leur ingéniosité, enchainant les parties les unes après les autres, à leur propre bénéfice. Ils font parfois de longues pauses, et pour les remplir ils jouent une partie de billard ou de dominos auxquelles ils ont la même virtuosité. Les tournois annuels ont un grand nombre de participants, car le système d'équilibrage des classes offre des opportunités favorables aux plus faibles ; d'autre part, les premières classes s'excluent souvent mutuellement, ce qui réduit considérablement l'intérêt de ces compétitions.
Il est frappant de constater que dans un environnement si vivant pour les échecs, la tentative de maintenir en permanence un journal d'échecs en France semble impossible ; Car, de même que Le Palamède et La Régence ont péri, de même la tentative de M. Journoud a échoué. Pourtant la Nouvelle Régence était très bien rédigée avec d’excellents contributeurs, mais sur une plus courte période que ses prédécesseurs. Depuis le 1er Octobre 1864 un nouveau magazine d'échecs a fait son apparition : Le Palamède Français, mais celui-ci traite en même temps d’autres jeux tels que le whist, le billard, etc.
Cela prouve encore une fois de plus que la centralisation française met tout son poids sur ce qui brille, mais trompe sur le véritable état du pays par son apparence imposante. En ce qui concerne les échecs, le Café de la Régence - France, comme on l'appelle généralement, signifie que Paris est la France.
Portons ensuite un regard comparatif sur l'Allemagne. Nous trouvons un intérêt pour le jeu d'échecs à un degré beaucoup plus grand grâce à une diffusion jusqu'aux coins les plus reculés du pays. Ce qui est confirmé par le Schachzeitung, publié en Allemagne depuis plusieurs années, et même, une première depuis 1843, le Leipzig Illustrirte Zeitung qui offre chaque semaine à ses lecteurs une partie d'échecs. Depuis, d'autres journaux ont suivi leur exemple. Ce qui nous manque, c’est juste un point culminant comme le Café de la Régence, dont l'aura est renforcée par la richesse de ses souvenirs historiques.