dimanche 26 décembre 2021

Alekhine au Café de la Régence dans les années 1930

Voici un livre récent et très intéressant qui aborde de nombreux aspects de la vie d’Alekhine.
L’inconvénient majeur pour un lecteur francophone est que ce livre est en Russe…
J’y ai trouvé trois passages en lien avec le Café de la Régence, sur Alekhine dans les années 1930, que je souhaite vous faire partager.
 
Merci à Maria pour son aide !

Le Sphinx Russe (Русский сфинкс) – par Sergueï Voronkov – Moscou 2021
Éditeur : Fédération Russe des échecs
 
Le premier extrait date probablement de 1929 (voir les notes après le texte).
On y apprend qu’il existe une grosse communauté de joueurs d’échecs Russes aux « échecs du Palais-Royal » alors situé au Café de la Rotonde. Il s’agit bien évidemment de réfugiés de la Révolution de 1917…
Pour rappel, l’association « Les échecs du Palais-Royal » est créée après la fuite des joueurs d’échecs de la Régence en 1918. L’activité échiquéenne au Café de la Régence ne redeviendra significative qu’à la fin des années 1920.

Les impressions et les plans d’Alekhine – Chakhmati SSSR 1957 (Les échecs en URSS)
Mes rencontres avec Alekhine – par Lev Lubimov (les notes à la fin de l’extrait sont de Sergueï Voronkov auteur du livre « Le Sphinx Russe »).

Dans le jardin du Palais-Royal, en face d’une fontaine jaillissante, dans un pavillon blanc avec des plantes qui courent le long des murs se trouve le club d’échecs « Les échecs du Palais-Royal » l’un des plus anciens et le plus important à Paris.
Il s’agit d’un café comme tous les autres, mais presque tous les consommateurs sont des joueurs d’échecs et sur chaque table il y a un échiquier. Aucune femme ne s’y trouve, à part peut-être une caissière. On y reste des heures, on joue aux échecs, et chacun jette un regard étonné sur les étrangers qui entrent dans le café.
 
On reconnait des visages familiers des célèbres joueurs d’échecs : Tartakower, Schwartzman (1), et on entend partout parler Russe. Il y a aussi Znosko-Borovsky, Victor Kahn (2), Evseï Ratner (3)… En terrasse, entouré de beaucoup de monde, le roi des échecs, Alekhine. Il vient de rentrer de Wiesbaden, était en Amérique juste avant, et participera prochainement à un nouveau tournoi à Wiesbaden avec Bogolioubov (4).

(1)    Un joueur russe de 1ère catégorie qui arriva à Paris après la Révolution et joua avec succès dans les tournois locaux
(2)    Victor Kahn : natif de Moscou, il devint maitre en France et fut champion de Paris et de France, il participa 4 fois aux olympiades et auteur de manuels d’échecs, et avec Potemkine l’un des initiateurs de la création de la FIDE
(3)    Evseï Ratner : originaire d’Odessa, devenu maitre en France, champion de Paris et auteur de quelques livres, compositeur d’échecs et membre de la loge maçonnique Astrée fondée en 1922 à Paris et à laquelle Alekhine était membre – loge russe en France avec 344 membres.
(4)    L’auteur du texte, Lubimov, ne fait manifestement pas de différence entre simultanée, tournoi et match, il s’agit de la veille du match contre Bogolioubov, ce qui permet de dater le texte de 1929.


Au sujet de l'appartenance d'Alekhine à la franc-maçonnerie, voici 3 documents publiés pour la première fois dans le livre « Le Sphinx Russe ».
A l’exception de la carte de membre, ils proviennent des archives de la Franc-Maçonnerie (Grande Loge de France), volées par les nazis durant l’occupation, puis récupérées par les soviétiques à la fin de la guerre. Il semble que la Russie a restitué la plupart de ces archives à la fin des années 1990, mais Sergueï Voronkov a eu accès à des documents manifestement restés en Russie (et consultés précédemment par Youri Shabourov pour son livre sur Alekhine paru en 2001).
 
Le logo de la loge Astrée
 

La demande d'initiation d'Alekhine, qui se présente comme "Écrivain d’Échecs" !

La fiche d'Alekhine, à nouveau présenté comme "homme de lettres".
 
Le deuxième extrait dépeint une rencontre imprévue entre l’écrivain Russe Vladimir Sossinsky (1900 – 1987) et Alekhine. Il est possible de dater le texte d’un peu après 1930.

Texte paru dans Voprossi Literaturi – Questions littéraires – Moscou numéro 6 – 1991

A côté de la Comédie Française, à Paris, près de la place du Palais-Royal, se trouve un café où vont beaucoup de joueurs d’échecs. Un jour, sans penser aux échecs, mais songeant juste à prendre un café avec un croissant, de retour de la bibliothèque nationale, je suis allé dans ce café et j’y trouvais juste une seule place libre. Un chaise devant une petite table déjà occupée par un homme assis sur un divan le long d’un mur avec des  miroirs.  
Il jouait tout seul aux échecs.
-    Vous permettez Monsieur
Et lui me répond en Russe, sans hésitation, sentant mes origines :
-    Oui avec plaisir, prenez place.
Et après une petite pause, il ajoute :
-    Voulez-vous faire une partie ?
-    Avec plaisir, mais je vous préviens tout de suite, je  joue mal.
-    Mais c’est très bien, c’est tout à fait ce qu’il me faut, j’aime jouer avec les joueurs pas très fort.
-    Vous aimez donc gagner ?
-    Quel joueur d’échecs n’aime pas ça ?
Nous avons joué quelques parties et là je compris tout de suite que cet adversaire était trop fort pour moi. Il gagna facilement malgré tous mes efforts et toutes mes tentatives de comprendre ses idées. Et je fus très surpris quant à la fin de notre petit match de parties éclairs, il me complimenta :
-    Certains de vos coups étaient surprenants, vous m’avez mis quelques fois dans une situation délicate. Pardonnez mon indiscrétion, comment vous appelez-vous ?
J’ai dit mon nom
-    Êtes-vous l’auteur du livre sur Nestor Makhno ?
-    Oui c’est moi.
De nouveau je reçus une série de compliments, cette fois-ci un peu plus mérités, car à cette époque j’étais déjà un écrivain professionnel et rédacteur en chef du mensuel « Volia Rossii » (NDA : La volonté/liberté de la Russie - Воля России – mensuel des émigrés russes)
-    Et moi, à qui ai-je l’honneur ?
-    Vous ne m’avez pas reconnu ? Alekhine !


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Et là ce fut à mon tour de m’extasier et de trouver tous les compliments possibles pour exprimer ma surprise.
Je lui ai même demandé de me pardonner d’avoir osé jouer avec lui. Sur les photos il n’était pas du tout le même.
Je parlais alors un peu du livre « La défense Loujine » de Nabokov et demandais s’il était d’accord avec la vision de l’auteur sur le champion d’échecs (NDA : dommage mais nous ne connaissons pas la réponse d’Alekhine, et cet épisode permet de situer la rencontre après 1930, car « La Défense Loujine » fut édité en 1930).
En nous séparant, Alekhine me conseilla de venir plus souvent dans ce café. Il précisa que le dimanche suivant il aura une petite heure de libre et il viendra vers 4h. Il me promit de me donner quelques conseils aux échecs et m’expliquer mes défauts et les fautes que j’ai commises dans mes parties, mais ajoutant que j’avais quand même joué quelques coups intéressants, notamment dans notre dernière partie, ce qu’il me montra de suite sur l’échiquier.
Nous nous sommes séparés comme des personnes au début d’une amitié.
Hélas, ce fut ma première et ma dernière rencontre avec le champion du Monde. Seule et unique. Ce fut de ma faute.


Le dernier extrait est signé Znsoko-Borovsky.
Il s’agit d’une entrevue qu’il a eue avec Alekhine au Café de la Régence à son retour du match perdu contre Euwe pour le championnat du Monde en 1935. On y apprend surtout qu’Alekhine est le roi des lieux, avec des photos dédicacées qui ornent les murs du célèbre Café.
 
Eugène Zsnosko-Borovsky

Article paru dans « Sebodnia » (« Aujourd’hui ») à Riga le 28 janvier 1936
Rencontre avec Alekhine après sa défaite.
Par Evgueny (Eugène) Zsnosko-Borovsky

Café parisien Régence. Table derrière laquelle joua Napoléon. Sur les murs, des photos, sur une desquelles on reconnait Tourgueniev et de nombreuses images d’Alekhine dédicacées par lui-même avec une écriture large et généreuse. Des consommateurs amorphes devant leur consommation. Les joueurs de bridges bruyant assis autour d’une table ronde.
Mais ce qui domine ce café c’est le monde mystérieux des joueurs d’échecs avec leur propre univers, leurs propres plaisanteries et médisances. Tout est comme d’habitude, comme si rien n’avait changé comme c’était il y a 8 ans, quand le glorieux Alekhine était de retour de Buenos Aires avec une couronne toute neuve et une énergie débordante, et comme c’était encore plus tôt quand il était un jeune homme et pour la première fois après la guerre il apparaissait ici en cherchant la gloire et en poursuivant sa bonne étoile.
(…)
Mais aujourd’hui, il a un tout autre regard et on le regarde bien différemment. (NDLR, puis Zsnosko-Borovsky continue par l’entrevue avec Alekhine au sujet de sa défaite face à Euwe).

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