jeudi 28 mars 2013

Après la simultanée de Morphy...

...Une réaction dans la presse parisienne.

C'est dans cette édition du "Monde Illustré" qu'est publiée la fameuse gravure du précédent article sur Morphy.
Rappelons que le match entre Daniel Harrwitz et Paul Morphy joué au Café de la Régence s'achève brutalement sur le score de 5,5 à 2,5 en faveur de Morphy.
Daniel Harrwitz avait pourtant commencé avec deux victoires, mais il fut emporté par le génie de Morphy. Je reviendrai très probablement sur ce match dans un futur article.

A noter qu'au début de l'article, l'auteur mentionne le fils de "Nauplius".
Un petite recherche montre que dans la mythologie grecque Nauplios ou Nauplius était le père de Palamède...

Le Monde Illustré
Journal hebdomadaire

Edition du samedi 16 octobre 1858
Article par Fulgence Girard

(Source Collection personnelle)

Le Café de la Régence, cette académie de l’échiquier, offre aujourd’hui un véritable congrès de cette corporation savante qui vénère un patron, - patron un peu païen, illustre fils de Nauplius. Tout le sport des deux mondes y est représenté chaque soir par ses plus forts joueurs d’échecs.

Notre gravure reproduit un des incidents les plus frappants de cette session. Ce sont les huit parties que M. Morphy a jouées simultanément, et à l’aveugle, contre huit des plus forts échiquistes de Paris : MM.Baucher, Bierwirth, Bornemann, Guibert, Lequesne, Potier, Préti et Seguin. M. Morphy, assis dans un fauteuil qu’il n’a pas quitté pendant tout le temps de la lutte, le visage tourné vers le mur et sans autre aide que sa mémoire, a engagé le conflit avec une lucidité que n’a pas voilé le moindre nuage. A sept heures, il prenait vigoureusement l’offensive ; à huit heures, un des joueurs les plus savants, M. le professeur Préti, bien connu par son habileté pratique et par ses ouvrages spéciaux, était mis hors de combat ; MM. Potier, Bornemann et Baucher succombaient ensuite ; à neuf heures et demie, M. Lequesne, notre célèbre statuaire, faisait accepter l’annulation de sa partie, exemple que suivait M. Guibert, après avoir vu M. Bierwirth renoncer à la sienne ; à dix heures, enfin, M. Seguin, n’ayant plus qu’un pion et son roi, abandonnait le champ de bataille où M. Morphy venait de reconquérir sa dame.

Des applaudissements enthousiastes saluaient ce triomphe qui, outre le mérite de ces six victoires, offrait un phénomène de puissance mnémonique sans exemple.


Cet épisode n’a pas cependant été le fait le plus important de ce congrès : le fait capital a été, sans nul doute, ce match en sept parties, engagé entre le célèbre joueur américain et M. Harrwitz de Berlin, dont la réputation est universelle. Voici en quels termes un écrivain, qui est une autorité spéciale, apprécie les deux joueurs :

« Tous deux sont jeunes et petits, le Prussien a vingt-sept ans ; il est brun, porte une fine moustache noire, et le galbe de sa tête rappelle Armand Carrel ; il est légèrement voûté. Son adversaire, M. Morphy, l’Américain, a vingt-deux ans, il est sans barbe, son teint est blanc mat ; sa jeunesse, sa tournure, lui donne assez l’air d’un collégien. Tous deux sont calmes et impassibles devant l’échiquier ; ils n’ont rien du Yankee et du Gascon berlinois…
Si M. Morphy est doué de la faculté de porter des attaques terribles en même temps de se ménager des retraites faciles et assurées, M. Harrwitz est plein de ressources et de finesses charmantes dans la défense. On compare l’un des champions au bouillant Condé, l’autre à Turenne ou à Vauban… »


(Daniel Harrwitz)

L’un des joueurs lui-même, M. Harrwitz , qui veut bien nous donner sa collaboration, exposera, dans notre prochain numéro, la première partie de ce match, auquel sa santé l’a forcé de renoncer, et dont M. Morphy, malgré son avantage, a prononcé courtoisement l’annulation.

lundi 25 mars 2013

La simultanée de Morphy (2 sur 2)

Article complété le dimanche 2 octobre 2022 au sujet du propriétaire du Café de la Régence au moment de la simultanée de Morphy.

La première partie de cet article peut se lire en suivant ce lien.
J'avais également présenté l'arrivée de Paul Morphy en 1858 au Café de la Régence dans cet article.

Une grande partie du texte de cet article est interprété ou directement traduit du livre suivant dont j'ai déjà parlé (que l'on trouve sur Google Book) :

« Paul Morphy, The Chess Champion, an account of his career in America and Europe

with a history of chess and chess club and anecdotes of famous players by an Englishman - Londres 1859 » de Frederick Edge.


Cette simultanée est un des évènements majeurs qui ont façonné la "légende" du Café de la Régence. 

En attendant la suite de son match contre Daniel Harrwitz (qui se disait souffrant et en avait demandé l'ajournement), Paul Morphy proposa l’organisation d’une simultanée à l’aveugle sur 8 échiquiers au café de la Régence.
Harrwitz avait déjà fait une proposition à Morphy de mettre en place ce type d’exhibition à deux avec un droit d’entrée de 5 francs.
Mais Morphy semble avoir toujours été indisposé de mêler l’argent avec le jeu d’échecs, et il insista pour que sa démonstration, donc seul pour l’occasion, soit entièrement gratuite.

Dans le chapitre du livre consacré à la simultanée, F.Edge parle du propriétaire du café de la Régence, et c’est la que j’ai un problème.
Soit le livre sur Morphy est incorrect, soit les éléments que j’ai récoltés auparavant sont incorrects.
En effet F.Edge indique que le propriétaire est un certain Delaunay ("décédé depuis", c'est à dire au moment de l'écriture du livre en 1859), et que celui-ci était tellement enthousiaste à l'idée de cette exhibition qu’il offrit la moitié de la surface de son café pour qu’elle se réalisa. Ce point sur les propriétaire vers 1858 est donc à approfondir.
Entre la vente du Café de la Régence par Claude Vielle au début de l'année 1856 et l'achat de celui-ci par Monsieur Catelain vers 1860 il y a donc une incertitude.

Complément du dimanche 2 octobre 2022 : Cette incertitude que je mentionnais dans cet article en 2013 a été levée. Merci à Dominique Thimognier. Vous pouvez voir ici l'article qui rectifie cette incertitude :-) 

Cette parenthèse fermée, les journaux annoncèrent l’évènement qui était prévu le lundi 27 septembre 1858 à partir de midi. Mais près d’une heure avant, la foule était déjà considérable. Les tables de billards du café de la Régence furent sacrifiées.
Morphy était un peu malade ce jour là, mais sa propre expression fut en français « Je ne suis pas homme aux excuses ».

Les échiquiers des différents antagonistes de Morphy furent arrangés de la façon suivante
N°1 Baucher
N°2 Bierwirth
N°3 Bornemann
N°4 Guibert
N°5 Lequesne
N°6 Potier
N°7 Préti
N°8 Séguin

Monsieur Arnoux de Rivière fut chargé d’indiquer les coups à Morphy durant la première heure. Ce fut ensuit Monsieur Journoud qui se chargea de la suite.

Quand tout fut enfin prêt, Morphy commença par son habituel "Le Pion à la quatrième case du Roi sur tous les échiquiers" (1.é2-é4 en notation algébrique contemporaine).
Le volume sonore produit par les spectateurs excités par l’évènement était assez conséquent, plus spécialement quand les commentaires fusèrent après la phase de l’ouverture. Chacun souhaitant ajouter ses commentaires personnels à chacune des positions.

(Une gravure célèbre de cet évènement parue dans "Le Monde Illustré" du 16 octobre 1858 
- Collection personnelle)

L’ambiance était particulière également par la présence de strates de fumées.
Frederick Edge cite le « père Morel » véritable colosse déjà mentionné lors de l'arrivée de Morphy au Café de la Régence, qui n’arrêta pas de fumer une grande pipe faisant de la fumée « semblable à celle produite par le Vésuve ».

Les parties avancent, et M. Potier se leva pour aller voir l’échiquier sur lequel Morphy avait vu sept coups à l’avance. M. Préti (futur fondateur de la revue "La Stratégie") était particulièrement agité quand il se rendit compte qu’il allait être irrémédiablement maté.

Mais ce fut Baucher, pourtant un des plus forts, qui abandonna le premier.
La combinaison finale fut si étonnante que Mr Walker dans Bell’s Life indiqua :
« Cette partie est digne d’être inscrite en lettres d’or sur les murs du London Club ! ».
Bornemann et Préti abandonnèrent peu de temps après, suivis par Potier et Bierwirth.
Lequesne (Le célèbre sculpteur) et Guibert réussirent à faire partie nulle.

Et c’est ainsi que le plus fort joueur parmi les 8 se retrouva le dernier face à Morphy.
Séguin pensait qu’il était impossible de le battre sans voir l’échiquier. Mais Morphy gagna grâce à une manœuvre de pion "qui aurait impressionnée Philidor lui-même" (F.Edge).

La simultanée se termina après 10 heures de jeu, et alors commença une scène unique.
Morphy se leva, semblant aussi frais qu’avant le début de la simultanée.
Il n’avait rien mangé ni rien bu et en fait n’avait jamais quitté sa place.
Il est à noter que Morphy ne buvait jamais d’alcool, seulement de l’eau d’après F.Edge.

Les anglais et les américains présents lancèrent des acclamations, suivis par l’assistance toute entière. Plusieurs souhaitèrent porter sur leurs épaules Morphy en triomphe.

Mais la foule était si dense dans le café de la Régence qu’ils durent renoncer à leur projet.
Tout le monde souhaitait serrer la main du héros si bien qu’il lui fallu une demi-heure pour quitter le café.
Un américain bien connu à Paris, Thomas Bryan se trouvait d’un côté de morphy, Monsieur Arnoux de Rivière de l’autre côté, tandis que « le père Morel » ouvrait le chemin dans la foule, le secrétaire de Morphy, F.Edge, restant à leur côté.
Ce groupe prit la direction de la place du Palais Royal parmi une foule qui ne cessait de grandir, attirée par cet évènement si exceptionnel. 

Des sergents de ville et des soldats arrivèrent de la caserne de la garde impériale pour déterminer l’origine de cette foule et surtout savoir si une nouvelle Révolution n’était pas en marche.
Rappelons que la place du Palais Royal fut le lieu de très violents combats que ce soit en 1830 et en 1848, et nous ne sommes que 10 ans après les évènements de 1848…

Le petit groupe parvint à se réfugier dans le restaurant de Foy, dans un salon privé du premier étage. Le gérant était particulièrement inquiet de la présence d’une telle foule devant son établissement.

Après avoir soupé, Morphy sortit du restaurant par une rue de derrière afin d’éviter la foule encore très nombreuse qui occupait la place du Palais-Royal.

Le lendemain, Morphy réveilla son secrétaire vers 7h du matin pour lui dicter les huit parties jouées la veille. « Je ne l’avais jamais vu avec un si bon esprit » et durant près de deux heures il dicta les variantes qu’il avait analysées la veille.

Harrwitz était resté plus d’une heure au café de la Régence durant la démonstration de Morphy, et il était venu voir son secrétaire pour lui annoncer « vous pouvez dire à Mr Morphy que je suis prêt à continuer le match dès demain ». Son secrétaire demanda 24 heures de repos avant de reprendre ce match historique.

Dans la soirée suivant la simultanée, Morphy fit une petite sieste dans sa chambre d’hôtel en gardant la fenêtre ouverte.
Le lendemain Morphy était très fébrile et dans l’incapacité de jouer contre Harrwitz. Néanmoins son secrétaire ne fut pas capable d’empêcher Morphy d’aller jouer.
Il se rendit à la Régence fiévreux, tout juste bon « pour prendre un bain chaud et de la poudre à transpirer » (?).
Saint-Amant surnomma plus tard Morphy de « Chevalier Bayard des Echecs ».

A suivre...


mercredi 13 mars 2013

Le Vélocipède

Voici un texte très intéressant et que je trouve très bien écrit sur le jeu d’échecs.
Outre son envolée parfois lyrique, je retiens au moins une anecdote intéressante de celui-ci.
Il s’agit des 23 parties jouées en une heure par La Bourdonnais et "le Vélocipède" !
Décidément nous n’avons rien inventé en matière de jeu d’échecs.
Il est possible de dater cette anecdote aux alentours de 1835 quand La Bourdonnais était au sommet de son art.
Ainsi, le jeu « bullet » (partie de 1 minute par joueur) qui existe aujourd'hui sur nombre de sites de jeu d’échecs en direct existait donc déjà il y a 170 ans...

Je vous laisse découvrir ce texte qui fut publié dans la Stratégie en mai 1873, et qui reprend en fait un texte publié auparavant dans « La Vie Parisienne » de Charles Joliet. J’ai déjà publié un texte de Charles Joliet, collaborateur occasionnel de « La Stratégie », que vous pouvez lire ou relire en suivant ce lien.

(Photographie non datée : Charles Joliet - in Recueil. Portraits d'écrivains et hommes de lettres de la seconde moitié du XIXe siècle - 1855 - 1890 - Source BNF Gallica)

NOTES D'UN JOUEUR D'ECHECS


On se fait généralement une idée assez fausse du jeu et des joueurs d’échecs.
Les échecs sont un jeu pour les initiés et une science aux yeux des profanes. Quand on n’a pas l’ambition de devenir un maître et d’atteindre la force des professeurs, on peut arriver, en quelques mois, à jouer aux échecs et, en une année ou deux, à être mis au rang des amateurs. Mais comme en toutes choses, il faut le don de la nature pour surprendre ce que Diderot appelle « Le secret » et, à ce sujet, un joli mot de M. Walker à un élève : « il y a deux familles : ceux qui jouent aux échecs, et ceux qui jouent avec des échecs ». 

Une autre erreur encore est de croire que les parties d’échecs sont interminables. La durée moyenne d’une partie ordinaire est d’une demi-heure à une heure. A l’appui de cette opinion, nous citerons une anecdote racontée par M. Basterot.
Il y avait naguère, au café de la Régence, un amateur surnommé le Vélocipède, à cause de la rapidité prodigieuse avec laquelle il jouait.
Il s’appelait Bausset, et La Bourdonnais lui faisait avantage de la Tour . Un jour, cet amateur provoqua La bourdonnais à armes égales, mais avec la condition qu’il jouerait aussi vite que lui. Le combat fut accepté, car on ne vit jamais La Bourdonnais reculer devant un défi. Les deux champions s’attaquèrent aussitôt, et combattirent de part et d’autre avec une rapidité sans exemple. Le provocateur fut battu, sans pouvoir faire de reproches à son adversaire qui laissait déjà tomber sa pièce quand l’autre à peine abandonnait la sienne. Le Mat ne se faisait pas attendre. La Bourdonnais le renouvela vingt-trois fois en une heure, de sorte que chacune de ces parties n’avait duré, en moyenne, qu’environ deux minutes et demie.

Le jeu des échecs est un des plus anciens jeux connus. Il faudrait écrire un volume entier pour en raconter l’histoire.
L’introduction du jeu d’Echecs parait remonter à Charlemagne. A cette époque on avait déjà découvert une façon de réduire son adversaire, en lui cassant l’échiquier sur la tête. Depuis la civilisation a marché à des siècles plus doux, et cette méthode originale n’a plus un grand nombre d’imitateurs.
Ce qu’on appelle le Jeu de Charlemagne est une collection de dix-sept pièces d’ancien jeu d’Echecs, de styles différents.

Les échecs sont incontestablement le plus noble des jeux, et les plus illustres personnages, anciens et modernes s’honoraient des triomphes pacifiques de l’échiquier. Charles-Quint, Philippe II, Louis XIII, Louis XIV, Charles Ier d’Angleterre, Frédéric II, Napoléon étaient des joueurs d’échecs. Deux anecdotes à ce sujet :
La première est racontée ainsi dans la Correspondance de la duchesse d’Orléans, mère du régent :
…La première dauphine avait un page de douze à treize ans, fils d’un maître-d’hôtel du quartier, qui était supérieur aux joueurs les plus habiles aux échecs.
Feu M. le Prince fit une partie, un jour, avec lui et croyait gagner, mais ce fut le page qui remporta la victoire. Quand le prince vit qu’il était échec et mat, il se mit dans un tel transport qu’il saisit sa perruque et la jeta à la face de ce petit garçon.
La seconde, rapportée dans les Mémoires du duc de Bassano, est significative :
« L’Empereur ne commençait pas adroitement une partie d’échecs. Dès les débuts il perdait souvent pièces et pions, désavantage dont n’osaient profiter ses adversaires. Ce n’était qu’au milieu de la partie que la bonne inspiration arrivait. La mêlée des pièces illuminait son intelligence. Il voyait au-delà de trois à quatre coups, et mettait en œuvre de belles et savantes combinaisons ».
Au café de la Régence, ce dernier asile des échecs, cette flatterie de courtisans ferait sourire et, quand on parle du vainqueur d’Austerlitz, on dit simplement :
« Napoléon ne connaissait pas les débuts ». Il est évident que si l’adversaire n’osait pas profiter de ses fautes pour rafler ses pièces ou arrêter leur marche, il avait beau jeu pour caracoler au milieu de l’échiquier, comme un cheval dans une boutique de porcelaine.

Comme le café Procope, la Régence a vu défiler toutes les illustrations de deux siècles. Le premier a gardé le souvenir de ses hôtes et on voit sur ses murs le portrait de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau.
Rousseau poussait du bois, mais il était très mauvais joueur, et quand il perdait, il restait des semaines entières à bouder. C’était un génie grognon que ce monsieur Jean-Jacques, et il n’avait pas tout à fait tort.
C’est dans le décor de l’ancien café de la Régence que Diderot a placé la scène de ce chef-d’œuvre d’esprit français qui s’appelle le Neveu de Rameau :
…Si le temps est froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu… il m’aborde :

LUI – Ah ! ah ! vous voilà, monsieur le philosophe, que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser du bois ? (C’est ainsi qu’on appelle, par mépris, jouer aux échecs ou aux dames).
MOI – Non, mais quand je n’ai rien de mieux à faire, je m’amuse à regarder un instant ceux qui le poussent bien.
LUI – En ce cas, vous vous amusez rarement. Excepté Légal et Philidor, le reste n’y entend rien.
MOI – Et M. de Bussy, donc ?
LUI – Celui là est en joueur d’échecs ce que Mlle Clairon est en actrice ; ils savent de ces jeux, l’un et l’autre, tout ce qu’on peut en apprendre.
MOI – Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu’aux hommes sublimes.
LUI – Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres ?
MOI – a peu de chose, j’en conviens. Mais c’est qu’il faut qu’il y ait un grand nombre d’hommes qui s’y appliquent pour faire sortir l’homme de génie. Il est un dans la multitude.

En relisant ce fragment, il me semble voir la vieille Régence, avec ses quinquets fumeux, ses meubles primitifs, et ses hôtes du temps où la Comédie-Française donnait les tragédies de M. de Voltaire.
On montre à la Régence la table de marbre noir sur laquelle Bonaparte a joué. Elle porte cette inscription gravée sur une plaque d’argent : Table où Napoléon, premier consul, joua aux échecs – Café de la Régence.
Robespierre y venait. Encore aujourd’hui on donne l’échec en disant « A Robespierre ! » On dit aussi : « Echec à monsieur de Robespierre ».
De son temps on ne disait plus : « Echec au Roi ». Cette formule d’aristocrate était remplacée par « Echec au tyran ».
Les Orientaux disent volontiers : « Echec à Sa Majesté Nègre ». S’ils menacent la Dame noire, bien que l’attaque de la dame ne s’annonce pas : « A la Négresse ! ».
En pleine révolution, du reste, le café de la Régence ne fermait pas, et quelques joueurs enragés, comme les sénateurs romains sur leurs chaises curules, poussaient tranquillement le bois au bruit de la fusillade de la place du Palais-Royal qui faisait voler les vitres.

Ce serait une erreur de croire que ces morceaux de buis ou d’ébène sculptés, ces pièces sèches et froides sont insensibles. Il y a, dans les cent parties de Paul Morphy, qui ont été publiées, des coups de force d’hercule, des souplesses félines, des ruses d’Indien, des gambits perfides comme des caresses, des guets-apens, des coups de Jarnac, des bottes secrètes, des atrocités froidement calculées, des enlacements de pieuvre, des égorgements discrets, de jolis assassinats, des tueries en coupe réglée, des choses sauvages. On démolit les Tours, on éventre les chevaux, on décapite les Fous, on massacre les Pions, on étouffe le Roi sous les poignards, on viole la Reine.
Les échecs sont l’image de la guerre. On étudie la théorie des Ouvertures et des Fins de parties, comme les principes consacrés de l’art militaire.

Il y a des maîtres qui ont dépensés plus de temps et de travail sur le Gambit Evans qu’il n’en faut faut pour entrer à l’Ecole polytechnique. C’est tout un monde de combinaisons. Et le Muzio ! On peut suivre la comparaison jusqu’au bout. Les échecs ont leur stratégie. La partie s’engage et se développe d’après un plan de campagne arrêté ; on prend des positions sur le terrain. La Reine est le général en chef, les Cavaliers marchent en éclaireurs, les Fous, les Lorgneurs, sont les officiers d’état-major ; les Tours, l’artillerie, les Pions, l’infanterie. Et tout cela marche, avance, recule, manœuvre et combat jusqu’à la mort, c’est-à-dire le Mat.
Les échecs sont aussi l’image de la politique. L’Europe est un échiquier dont les royaumes sont les cases, les nations les pièces manœuvrées par leurs rois ou leurs premiers ministres, et les journaux enregistrent, jour par jour, la marche de la partie avec ses variantes et ses commentaires.
C’est encore l’image de la chasse ; poursuite, pièges, embuscade, chasse à courre et à l’affût.
Le joueur d’échecs se donne ainsi toutes les émotions. Il commande des armées, gouverne le monde et sonne l’hallali. Pour mon compte, je considère les échecs non comme une science, mais comme un jeu d’imagination. On y trouve même de la poésie.
Dans ces combats silencieux, il y a des épopées, des  poèmes, des élégies plaintives, des ïambes farouches, des idylles élégantes. Oui, madame, il y a de ces mats pleins d’amertume, muets comme les grandes douleurs, sombres comme l’absolu désespoir.

Charles JOLIET.


mardi 5 mars 2013

Le long chemin vers la FFE

La mise en place de la FFE intervient assez tardivement par rapport à d’autres fédérations étrangères. Celle-ci est fondée le 19 mars 1921.
En Angleterre par exemple la création d'une Fédération de joueurs d'échecs date de 1904.

Pourtant plusieurs tentatives de fédérer les efforts autour du jeu d’échecs avaient été entreprises dans la deuxième moitié du 19ème siècle avec 3 « proto » championnats de France.
Voir à ce sujet le site « Héritage Echecs Français » de Dominique Thimognier.

En1903 à l’initiative du futur 1er président de la FFE, Henri Delaire, un championnat amateur est mis en place.
Voici ce qu’en disait alors la revue « La Stratégie » en juin 1903 :

La Stratégie – Juin 1903

Le président du Cercle Philidor, M.H.Delaire qui pour ses affaires est maintenant fixé à Arcachon, une des plus belles plages mondaines de l’été, a entrepris l’organisation d’un tournoi national lequel aura lieu du 3 au 18 août prochain.

Ce tournoi, placé sous le patronage de M. Albert Clerc, sera ouvert aux amateurs français et aux étrangers ayant au moins deux ans de résidence. Il sera à deux tours s’il y a seulement dix concurrents et à un tour si le nombre est supérieur.

Les inscriptions sont reçues jusqu’au 15 juillet par M. Delaire, 215, boulevard de la Plage, à Arcachon (Gironde). Les prix seront importants ; les amateurs d’Arcachon ont déjà souscrits près de 800 fr et le concours de la Municipalité de la ville est presque assuré.

Pour encourager cette excellente tentative de décentralisation échiquéenne, nous ouvrons une souscription et nous invitons nos lecteurs à s’y inscrire le plus tôt possible pour que la valeur des prix puisse être annoncée.

Le directeur du Casino a mis gracieusement à la disposition des organisateurs du tournoi l’un de ses plus beaux salons et le propriétaire du Grand Hôtel s’est engagé à faire des prix de faveur aux concurrents et aux visiteurs. Les uns et les autres ont cette année, l’occasion unique d’une villégiature agréable sur une plage charmante.

Probablement le mois prochain nous ferons connaître les noms des membres du Comité, choisis parmi les notabilités d’Arcachon et les plus gros souscripteurs ; nous pouvons annoncer déjà que le directeur du tournoi sera M. Delaire dont l’impartialité et l’expérience sont bien connus.

En 1914 juste avant le conflit mondial un autre tournoi "championnat de France des amateurs" est mis en place.

Puis, en novembre 1919 toujours dans la revue "La Stratégie", les choses avancent.
Laissé en friche à cause du premier conflit mondial, le Cercle Philidor (à Paris, à côté de la place de la République) reprend les choses en main.
On trouve dans cet article de la revue "La Stratégie" notamment la liste de tous les lieux où l’on joue aux échecs en France et dans les colonie (voir ci-après)
Il y a un point commun à tous ces lieux…Pas très difficile à trouver…Tous ou presque sont dans des cafés …
A noter qu’à Nice, fin 1919 les joueurs d'échecs jouent …au Café de la Régence…de Nice bien entendu ! Même chose en Indochine où l’on joue aux échecs à la « Régence Saïgonnaise ».  
J’ai été également surpris de trouver la ville de SAINT-AFFRIQUE parmi les lieux où l’on joue aux échecs en novembre 1919.
Il s’agit d’un lieu de tournoi estival ces dernières années et je ne pensais pas que la tradition du jeu d’échecs était aussi ancienne là-bas. Chapeau bas.
A signaler qu’Henri Delaire est depuis 1908 le 3ème gérant de la revue « La Stratégie ».

La Stratégie – Novembre 1919

L’assemblée générale annuelle du Cercle Philidor s’est tenue le 23 novembre à son siège social : Brasserie Russe, 39 boulevard du Temple. Après l’approbation des comptes du trésorier il a été procédé au renouvellement du bureau ainsi constitué pour 1920 : MM. T.Guillemard, président ; E.Walbert, vice-président ; G.Pallard, trésorier ; C.Bourgeois, secrétaire ; A.Mouranchon, archiviste, et E.Bénard, conseiller.

A l’issue de l’Assemblée, la majorité des membres présents exprime le vœu de voir le Comité du Cercle reprendre l’initiative de la fondation définitive de la FEDERATION FRANCAISE DES ECHECS dont les statuts ont été adoptés à la réunion du 5 juillet 1914 par le Comité constitutif siégeant au Cercle Philidor.


En attendant l’établissement de cette Association nationale et pour répondre aux desiderata de nombreux lecteurs, nous donnons ci-après la liste des réunions françaises où tout amateur d’échecs peut rencontrer l’adversaire désiré. Nous y avons ajouté les réunions des pays limitrophes :



FRANCE


PARIS – « Les Echecs du Palais-Royal » : Café de l’Univers, 159, rue Saint-Honoré

PARIS – « Cercle Philidor » : Brasserie Russe, 39, boulevard du Temple

PARIS – « L’Echiquier » : Grand Café, 14, boulevard des Capucines

PARIS – « L’Echiquier du Lion de Belfort » : Café du Lion, 5, avenue d’Orléans

PARIS – Café de la Régence, 161, rue Saint-Honoré

            - Terminus Saint-Lazare, café de Rome (Cour de Rome)

            - Café Ludo, 18, rue de la Sorbonne

BELFORT – « Cercle Belfortain » : Café Danjean

BESANCON – « Société des Echecs » : Café du Helder

BETHUNE – Café Maillart

BORDEAUX – « L’Echiquier d’Aquitaine » : Café du Commerce et de Tourny

CANNES – Café des Allées

CHAMBERY – Café du Théâtre

DOLE – Café de la Ville de Lyon

ELBEUF – Grand Hôtel

EPERNAY – Café de Rohan

FONTAINEBLEAU – Café de l’Union, 142 rue Grande

HAUMONT – Café-Hôtel de la Gare

LE HAVRE – Grande Taverne

LILLE – « L’Echiquier du Nord » : Café du Boulevard

LIMOGES – Café de Paris

LYON – « Cercle Lyonnais » : Taverne Rameau

MARSEILLE – « L’Echiquier Marseillais » : Café de l’Univers

MENTON – Casino Municipal

MONT-DE-MARSAN – Cercle Montois, place de l’Hôtel-de-Ville

MONTPELLIER – « Montpellier-Echecs » : Café de France

NANTES – Café de Nantes

NIMES – Café Glacier

NICE – « Groupe des joueurs d’Echecs » : Café de la Régence


(Nice - Café de la Régence vers 1910 - Source Delcampe)
ORLEANS – Café de la Rotonde

OYONNAX – Café de France

PAU – Café de Paris

LA ROCHELLE – « L’Echiquier Rochelais » : Café Français

ROUEN – « Cercle Rouennais des Echecs » : Café Victor

SAINT-AFFRIQUE – Grand Café

SAINT-CLAUDE – Café Américain

SAINT-DIE – Café du Globe

SAINT-ETIENNE – Café Jaillardon

SAUMUR – Café du Commerce

STRASBOURG – Café de l’Univers, place de Broglie

TOULON – « L’Echiquier Toulonnais » : Taverne Alsacienne

TOULOUSE – « L’Echiquier Toulousain » : Café de la Paix

VICHY – Café Riche


ALGER – Café Continental

SAIGON – « Régence Saïgonnaise » : Continental Palace

Et l’article de poursuivre avec la Belgique etc…

dimanche 3 mars 2013

Un travail remarquable

Etienne Cornil a mis en ligne dernièrement la deuxième version de la brochure consacrée à l'histoire du Café de la Régence.
Un travail remarquable que je vous invite à télécharger de toute urgence sur le site du CREB (Cercle Royal des Echecs de Bruxelles).
Lien direct avec le document au format "pdf" d'une taille d'environ 11 Mo.

J'en profite également pour vous rappeler plusieurs sites internet en lien direct avec l'histoire du jeu d'échecs.

http://heritageechecsfra.free.fr/ site très documenté de Dominique Thimognier sur l'histoire du jeu d'échecs en France.

Pour les anglophones :
L'histoire du jeu d'échecs (un must et une référence) par Edward Winter
http://www.chesshistory.com/winter/

Un site américain entièrement dédié à Paul Morphy.
http://www.edochess.ca/batgirl/