mercredi 13 mars 2013

Le Vélocipède

Voici un texte très intéressant et que je trouve très bien écrit sur le jeu d’échecs.
Outre son envolée parfois lyrique, je retiens au moins une anecdote intéressante de celui-ci.
Il s’agit des 23 parties jouées en une heure par La Bourdonnais et "le Vélocipède" !
Décidément nous n’avons rien inventé en matière de jeu d’échecs.
Il est possible de dater cette anecdote aux alentours de 1835 quand La Bourdonnais était au sommet de son art.
Ainsi, le jeu « bullet » (partie de 1 minute par joueur) qui existe aujourd'hui sur nombre de sites de jeu d’échecs en direct existait donc déjà il y a 170 ans...

Je vous laisse découvrir ce texte qui fut publié dans la Stratégie en mai 1873, et qui reprend en fait un texte publié auparavant dans « La Vie Parisienne » de Charles Joliet. J’ai déjà publié un texte de Charles Joliet, collaborateur occasionnel de « La Stratégie », que vous pouvez lire ou relire en suivant ce lien.

(Photographie non datée : Charles Joliet - in Recueil. Portraits d'écrivains et hommes de lettres de la seconde moitié du XIXe siècle - 1855 - 1890 - Source BNF Gallica)

NOTES D'UN JOUEUR D'ECHECS


On se fait généralement une idée assez fausse du jeu et des joueurs d’échecs.
Les échecs sont un jeu pour les initiés et une science aux yeux des profanes. Quand on n’a pas l’ambition de devenir un maître et d’atteindre la force des professeurs, on peut arriver, en quelques mois, à jouer aux échecs et, en une année ou deux, à être mis au rang des amateurs. Mais comme en toutes choses, il faut le don de la nature pour surprendre ce que Diderot appelle « Le secret » et, à ce sujet, un joli mot de M. Walker à un élève : « il y a deux familles : ceux qui jouent aux échecs, et ceux qui jouent avec des échecs ». 

Une autre erreur encore est de croire que les parties d’échecs sont interminables. La durée moyenne d’une partie ordinaire est d’une demi-heure à une heure. A l’appui de cette opinion, nous citerons une anecdote racontée par M. Basterot.
Il y avait naguère, au café de la Régence, un amateur surnommé le Vélocipède, à cause de la rapidité prodigieuse avec laquelle il jouait.
Il s’appelait Bausset, et La Bourdonnais lui faisait avantage de la Tour . Un jour, cet amateur provoqua La bourdonnais à armes égales, mais avec la condition qu’il jouerait aussi vite que lui. Le combat fut accepté, car on ne vit jamais La Bourdonnais reculer devant un défi. Les deux champions s’attaquèrent aussitôt, et combattirent de part et d’autre avec une rapidité sans exemple. Le provocateur fut battu, sans pouvoir faire de reproches à son adversaire qui laissait déjà tomber sa pièce quand l’autre à peine abandonnait la sienne. Le Mat ne se faisait pas attendre. La Bourdonnais le renouvela vingt-trois fois en une heure, de sorte que chacune de ces parties n’avait duré, en moyenne, qu’environ deux minutes et demie.

Le jeu des échecs est un des plus anciens jeux connus. Il faudrait écrire un volume entier pour en raconter l’histoire.
L’introduction du jeu d’Echecs parait remonter à Charlemagne. A cette époque on avait déjà découvert une façon de réduire son adversaire, en lui cassant l’échiquier sur la tête. Depuis la civilisation a marché à des siècles plus doux, et cette méthode originale n’a plus un grand nombre d’imitateurs.
Ce qu’on appelle le Jeu de Charlemagne est une collection de dix-sept pièces d’ancien jeu d’Echecs, de styles différents.

Les échecs sont incontestablement le plus noble des jeux, et les plus illustres personnages, anciens et modernes s’honoraient des triomphes pacifiques de l’échiquier. Charles-Quint, Philippe II, Louis XIII, Louis XIV, Charles Ier d’Angleterre, Frédéric II, Napoléon étaient des joueurs d’échecs. Deux anecdotes à ce sujet :
La première est racontée ainsi dans la Correspondance de la duchesse d’Orléans, mère du régent :
…La première dauphine avait un page de douze à treize ans, fils d’un maître-d’hôtel du quartier, qui était supérieur aux joueurs les plus habiles aux échecs.
Feu M. le Prince fit une partie, un jour, avec lui et croyait gagner, mais ce fut le page qui remporta la victoire. Quand le prince vit qu’il était échec et mat, il se mit dans un tel transport qu’il saisit sa perruque et la jeta à la face de ce petit garçon.
La seconde, rapportée dans les Mémoires du duc de Bassano, est significative :
« L’Empereur ne commençait pas adroitement une partie d’échecs. Dès les débuts il perdait souvent pièces et pions, désavantage dont n’osaient profiter ses adversaires. Ce n’était qu’au milieu de la partie que la bonne inspiration arrivait. La mêlée des pièces illuminait son intelligence. Il voyait au-delà de trois à quatre coups, et mettait en œuvre de belles et savantes combinaisons ».
Au café de la Régence, ce dernier asile des échecs, cette flatterie de courtisans ferait sourire et, quand on parle du vainqueur d’Austerlitz, on dit simplement :
« Napoléon ne connaissait pas les débuts ». Il est évident que si l’adversaire n’osait pas profiter de ses fautes pour rafler ses pièces ou arrêter leur marche, il avait beau jeu pour caracoler au milieu de l’échiquier, comme un cheval dans une boutique de porcelaine.

Comme le café Procope, la Régence a vu défiler toutes les illustrations de deux siècles. Le premier a gardé le souvenir de ses hôtes et on voit sur ses murs le portrait de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau.
Rousseau poussait du bois, mais il était très mauvais joueur, et quand il perdait, il restait des semaines entières à bouder. C’était un génie grognon que ce monsieur Jean-Jacques, et il n’avait pas tout à fait tort.
C’est dans le décor de l’ancien café de la Régence que Diderot a placé la scène de ce chef-d’œuvre d’esprit français qui s’appelle le Neveu de Rameau :
…Si le temps est froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu… il m’aborde :

LUI – Ah ! ah ! vous voilà, monsieur le philosophe, que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser du bois ? (C’est ainsi qu’on appelle, par mépris, jouer aux échecs ou aux dames).
MOI – Non, mais quand je n’ai rien de mieux à faire, je m’amuse à regarder un instant ceux qui le poussent bien.
LUI – En ce cas, vous vous amusez rarement. Excepté Légal et Philidor, le reste n’y entend rien.
MOI – Et M. de Bussy, donc ?
LUI – Celui là est en joueur d’échecs ce que Mlle Clairon est en actrice ; ils savent de ces jeux, l’un et l’autre, tout ce qu’on peut en apprendre.
MOI – Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu’aux hommes sublimes.
LUI – Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres ?
MOI – a peu de chose, j’en conviens. Mais c’est qu’il faut qu’il y ait un grand nombre d’hommes qui s’y appliquent pour faire sortir l’homme de génie. Il est un dans la multitude.

En relisant ce fragment, il me semble voir la vieille Régence, avec ses quinquets fumeux, ses meubles primitifs, et ses hôtes du temps où la Comédie-Française donnait les tragédies de M. de Voltaire.
On montre à la Régence la table de marbre noir sur laquelle Bonaparte a joué. Elle porte cette inscription gravée sur une plaque d’argent : Table où Napoléon, premier consul, joua aux échecs – Café de la Régence.
Robespierre y venait. Encore aujourd’hui on donne l’échec en disant « A Robespierre ! » On dit aussi : « Echec à monsieur de Robespierre ».
De son temps on ne disait plus : « Echec au Roi ». Cette formule d’aristocrate était remplacée par « Echec au tyran ».
Les Orientaux disent volontiers : « Echec à Sa Majesté Nègre ». S’ils menacent la Dame noire, bien que l’attaque de la dame ne s’annonce pas : « A la Négresse ! ».
En pleine révolution, du reste, le café de la Régence ne fermait pas, et quelques joueurs enragés, comme les sénateurs romains sur leurs chaises curules, poussaient tranquillement le bois au bruit de la fusillade de la place du Palais-Royal qui faisait voler les vitres.

Ce serait une erreur de croire que ces morceaux de buis ou d’ébène sculptés, ces pièces sèches et froides sont insensibles. Il y a, dans les cent parties de Paul Morphy, qui ont été publiées, des coups de force d’hercule, des souplesses félines, des ruses d’Indien, des gambits perfides comme des caresses, des guets-apens, des coups de Jarnac, des bottes secrètes, des atrocités froidement calculées, des enlacements de pieuvre, des égorgements discrets, de jolis assassinats, des tueries en coupe réglée, des choses sauvages. On démolit les Tours, on éventre les chevaux, on décapite les Fous, on massacre les Pions, on étouffe le Roi sous les poignards, on viole la Reine.
Les échecs sont l’image de la guerre. On étudie la théorie des Ouvertures et des Fins de parties, comme les principes consacrés de l’art militaire.

Il y a des maîtres qui ont dépensés plus de temps et de travail sur le Gambit Evans qu’il n’en faut faut pour entrer à l’Ecole polytechnique. C’est tout un monde de combinaisons. Et le Muzio ! On peut suivre la comparaison jusqu’au bout. Les échecs ont leur stratégie. La partie s’engage et se développe d’après un plan de campagne arrêté ; on prend des positions sur le terrain. La Reine est le général en chef, les Cavaliers marchent en éclaireurs, les Fous, les Lorgneurs, sont les officiers d’état-major ; les Tours, l’artillerie, les Pions, l’infanterie. Et tout cela marche, avance, recule, manœuvre et combat jusqu’à la mort, c’est-à-dire le Mat.
Les échecs sont aussi l’image de la politique. L’Europe est un échiquier dont les royaumes sont les cases, les nations les pièces manœuvrées par leurs rois ou leurs premiers ministres, et les journaux enregistrent, jour par jour, la marche de la partie avec ses variantes et ses commentaires.
C’est encore l’image de la chasse ; poursuite, pièges, embuscade, chasse à courre et à l’affût.
Le joueur d’échecs se donne ainsi toutes les émotions. Il commande des armées, gouverne le monde et sonne l’hallali. Pour mon compte, je considère les échecs non comme une science, mais comme un jeu d’imagination. On y trouve même de la poésie.
Dans ces combats silencieux, il y a des épopées, des  poèmes, des élégies plaintives, des ïambes farouches, des idylles élégantes. Oui, madame, il y a de ces mats pleins d’amertume, muets comme les grandes douleurs, sombres comme l’absolu désespoir.

Charles JOLIET.


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