Ce « théâtre radiophonique » est à l’époque très populaire, car n’oublions pas que la télévision est encore extrêmement rare.
Vous trouverez ici quelques informations sur RADIO-PARIS.
Durant la deuxième guerre mondiale, les allemands utilisèrent cette radio à des fins de propagande.
Pierre Dac avait alors composé une célèbre ritournelle à ce sujet…
Concernant cette mini pièce de théâtre, le texte reprend des faits « légendaires » qui se sont déroulés au Café de la Régence.
Plusieurs acteurs assez connus du cinéma français de l’époque prêtèrent leur voix.
Sur le document que j’ai consulté à la BNF (au département des arts du spectacle) il était indiqué que son auteur était Pierre Constantin Brive.
A la main avait été ajouté un « et » entre Pierre et Constantin. Une petite recherche sur internet montre qu’il s’agit bien de deux personnes différentes (frères ?).
Un des personnages du texte, le propriétaire du Café de la Régence, est appelé « Frary ».
Je pense qu’il s’agit là d’une erreur. En effet Frary, suivant le journal l’Avant-coureur du 2 novembre 1761, est : Frary, le limonadier de la rue Montmartre, fit orner son café de glaces entremêlées de panneaux peints.
Mais il est à noter que Rey (propriétaire cité par Diderot notamment) s’inspira de ce décor inédit pour le Café de la Régence. En 1793, le propriétaire du Café de la Régence est plutôt François Haquin comme l’indique une recherche précédente.
En tout cas, si RADIO-PARIS en 1937 décide de faire une « petite pièce de théâtre » sur le Café de la Régence, c’est que celui-ci est sans doute encore très réputé.
Bonne lecture !
Source BNF – Arts du spectacle.
Pierre et Constantin Brive
Le Café de la Régence
Radio reportage au café de la Régence en 1793
Par Pierre et Constantin Brive.
Représenté à RADIO-PARIS le 28 Mai 1937
Personnages (1)
Le Reporter : Pierre Brive
Cambon (voix) : Emile Remongin
Frary : A.Lamy
Robespierre : Paul Clerouc
Bonaparte : Fernand Rauzena
Le Garçon : Emile Remongin
Le militaire : Paul Clérouc
(1) les acteurs peuvent tenir deux rôles
Bruits
Chants révolutionnaires
Ambiance de café mais très discrète
Verres cassés
Acte I
LE REPORTER
Chers auditeurs, nous voici donc dans le café de la Régence, dans cet illustre établissement, qui, depuis des années, voit venir à l'une ou l'autre de ses tables les plus illustres personnages...
(Au loin, chant révolutionnaire, en chœur)
Malheureusement, nous sommes en pleine révolution, et je ne crois pas que je pourrai vous décrire un aspect particulièrement gai de la vie de ce café... D'ailleurs, je ne vous parlerai que le moins possible de cette agitation qui, depuis quelques années, depuis quatre ans, trouble la France: on est sans cesse observé, épié, et je ne voudrai pas que l'une de mes paroles puisse me mener sans défense à la guillotine... Tout de même, comme il est quatre heures de l'après-midi, les clients sont assez nombreux dans le café... C'est en effet à quatre heures que l'on y trouve le plus de monde... Et les parties d'échecs sont commencées...Ah ! ça, mes chers auditeurs, il n'y aurait pas de Régence sans parties d'échecs...C'est devenu en quelque sorte le terrain exclusif de ce jeu...dont les pièces ne sont pas spécialement républicaines, puisque, vous le savez, le roi et la reine y font figue de pièces principales... La forme de la Régence est un peu celle d'un grand piano à queue... Ou, comme l'a dit je ne sais plus quel journaliste anglais, d'un parallélogramme de tartine de fromage...La Régence est bien le seul café qui ne se soit pas cru obligé de se modifier complètement depuis la chute de la royauté...elle a gagné ses glaces et son ornementation compliquée...Evidemment, on y voit en plus des drapeaux tricolores, des couronnes civiques et les bustes de Marat et de ... C'est bien le buste de Le Peletier qui se trouve là-bas ?
VOIX
Oui, oui
LE REPORTER
Merci, Monsieur...J'aimerais beaucoup vous présenter mes chers auditeurs, le patron de l'endroit, Frary, le cafetier à la mode.
VOIX
S'il vous entendait dire "cafetier"! ...
LE REPORTER
Pardon, Monsieur...Je vous demande pardon, mais je n'ai pas très bien entendu ce que vous me disiez.
VOIX
Je vous disais que le patron n'aimerait pas beaucoup s'entendre appeler "cafetier"...
LE REPORTER
Ah! ça, ce monsieur a raison.
VOIX
Ne dites donc pas "monsieur" comme ça: c'est citoyen, que je suis, et vous aussi, et nous tous qui sommes là...
LE REPORTER
C'est vrai, citoyen, excusez-moi...Mais voici le patron, le citoyen Frary...
FRARY
Que vous disait Cambon ?
LE REPORTER
Non ! c'était Cambon ? ... Eh bien, mes chers auditeurs, vous avez entendu un citoyen célèbre, un des douze membres du Comité de Salut Public, Cambon qui s'occupe spécialement des Finances...C'est un habitué de votre maison ?
FRARY
On le voit rarement. Il ne consomme pas. Il regarde, dit un mot à l'un ou à l'autre et sort.
LE REPORTER
Heureusement que vous n'avez pas que des Clients comme celui-là.
FRARY
En ce moment, vous savez, les affaires ne marchent qu'à moitié...
LE REPORTER
C'est ce que je disais au micro, tout à l'heure...
FRARY, bas
Les gens n'ont pas beaucoup le cœur à rire...
LE REPORTER
Eh, non...Mais enfin, je vois là un certain nombre de consommateurs qui jouent avec ardeur.
FRARY
C'est ce qui m'a sauvé: les échecs. N'est-ce pas, ma maison avant d'être un café est un endroit où l'on joue aux échecs.
LE REPORTER
Tous ces échiquiers-là sont à vous ?
FRARY
Je pense bien.
LE REPORTER
Comment est-ce qu'on fait pour les avoir ? On consomme ?
FRARY
On les loue...On les loue à l'heure...Maintenant, le soir vous avez un supplément pour payer les deux chandelles...Et personne ne songe à protester; on adore les échecs, ici...
LE REPORTER
Déjà dans le temps, citoyen FRARY...Les souvenirs sur votre maison abondent...On raconte que, il y a quelques années, on entendait dire au garçon de service: "Servez à Jean-Jacques" ou "Servez à Voltaire..."
FRARY
Pour être juste, Jean-Jacques Rousseau fréquentait ici; il venait se faire houspiller, - et, un jour, nous l'avons vu dans son costume turc...
LE REPORTER
Dans ce costume qu'il avait revêtu pour passer plus inaperçu ?
FRARY
Celui-là même. Mais, en ce qui concerne Voltaire, nous devons dire les choses comme elles sont; il a passé par ici, mais il ne s'y est pas arrêté...
LE REPORTER
En tout cas, je ne crois pas me tromper, en disant que les gens les plus célèbres se sont fait servir chez vous.
FRARY
Mais...Je reçois en effet tout le monde...tout le grand monde...
LE GARCON
On n'entre pas, militaire.
LE MILITAIRE
Mais, j'ai de quoi payer, voyons!
LE GARCON
C'est la consigne.
LE MILITAIRE
Je suis peut-être qu'un simple soldat, mais j'ai de quoi payer.
FRARY
Je vous demande pardon, je vais voir.
LE REPORTER
Mais je vous en prie. Frary se dirige en effet vers la porte, il prend doucement le soldat par le bras, il le fait sortir...D'ailleurs, le militaire n'insiste pas... Et Frary revient...Vous n'aimez donc pas la troupe, citoyen ?
FRARY
J'ai mes habitudes: les soldats, les gens d'apparence misérable, les suspects, je ne les reçois pas...Je tiens à ce qu'en entrant ici on se sente dans un salon, et non pas dans une boutique... Et je me considère comme un maître de maison, beaucoup plus que comme un patron...
LE REPORTER
Je vous demande pardon: est-ce que ce n'est pas Robespierre qui se lève ?
FRARY
Lui-même.
LE REPORTER
Je l'avais bien reconnu, avec son habit nankin rayé vert, son gilet blanc rayé bleu et sa cravate blanche rayée rouge... Et la pâleur de son teint est comme prolongé par ses cheveux poudrés...Vous croyez qu'on peut lui demander de dire quelques mots au micro ?
FRARY
Mais oui...Citoyen !...
Paul Clerouc - Robespierre
ROBESPIERRE, de loin
Au revoir, citoyen.
FRARY
Viendras-tu par ici, dire quelques mots ?
ROBESPIERRE
Mais vite.
LE REPORTER
Je vous voyais jouer aux échecs. Vous trouvez le temps de ...
ROBESPIERRE
C'est une distraction dont j'ai besoin. Vous n'ignorez pas que nous travaillons sans arrêt à prendre de nouvelles mesures de salut public...
LE REPORTER
En effet.
ROBESPIERRE
Un peu de repos ne fait pas de mal.
LE REPORTER
Vous gagnez souvent aux échecs ?
ROBESPIERRE
Toujours...Salut, citoyen.
LE REPORTER
Au revoir...
FRARY
Salut...
LE REPORTER
Pour quelqu'un qui gagne toujours, il n'est pas commode.
FRARY
Il gagne parce que personne n'ose perdre contre lui...
LE REPORTER
Personne?
FRARY
Ils ont bien trop peur...Si: il n'y a qu'une fois, où il ait perdu...
LE REPORTER
Ah! Laquelle ?
FRARY
Une fois: il y a un petit jeune homme qui est entré, qui l'a vu, qui lui a proposé une partie: Robespierre a accepté; le petit jeune homme a gagné. Robespierre a demandé sa revanche; le petit jeune homme a dit: "Oui, mais si je gagne, j'ai droit à une récompense". Robespierre a accepté; le petit jeune homme a de nouveau gagné. Savez-vous ce qu'il a demandé ? La tête d'un homme. "C'est accordé, citoyen, a dû finir par dire Robespierre". Alors, le petit jeune homme a dit : "Appelez-moi citoyenne, car je suis une femme et c'est la grâce de mon fiancé que je vous demande"... C'est gentil, hein, comme histoire ?
LE REPORTER
C'est gentil et c'est étonnant, car je croyais Robespierre inflexible.
FRARY
Il est surtout homme de parole...
(Assez loin, chant révolutionnaire)
LE REPORTER
Vous entendez peut-être en ce moment; ce sont des passants qui entonnent un des chants de la Révolution... Le Palais-Royal est assez souvent le théâtre de pareilles manifestations... Espérons que, cette fois, il n'y aura pas effusion de sang...
Fernand Rauzena - Bonaparte
BONAPARTE, loin
Oh! Basta ! ...
FRARY
Tiens ! Le voilà qui s'énerve !...
LE REPORTER
Qui ça ?
FRARY
Bonaparte, le jeune général...
LE REPORTER
Bonaparte ? Il est dans cette salle ?
FRARY
Mais oui, tout là-bas...
LE REPORTER
Je vais approcher mon micro...En effet, Bonaparte est en train de faire une partie d'échecs. Son long nez paraît, plus allongé encore, ses cheveux châtains sont en désordre, son menton saillant dénonce son énergie indomptable...Il est vêtu très simplement, de bleu, le cou enserré dans une cravate noire. Il joue contre un adversaire que je ne connais pas...
BONAPARTE
Eh bien...tu joues, oui ou non...
LE REPORTER
L'adversaire ne semble pas s'émouvoir.
BONAPARTE
En voilà une idée, de réfléchir comme ça, entre les coups.
LE REPORTER
En effet, mes chers auditeurs. Bonaparte n'a pas l'air d'aimer que l'on se recueille trop longtemps avant d'avancer une pièce...Tout de même, son adversaire se décide à jouer... Il prend la Tour de Bonaparte...
BONAPARTE, se fâchant
Je savais bien qu'il fallait que j'attaque ! ... Je le savais bien... Vous me disiez non, vous autres ! ...
LE REPORTER
Il prend quelques spectateurs à parti... mais ceux-ci ne s'émeuvent pas: ils sont habitués à ces éclats de voix... Bonaparte pousse une pièce, la reprend, renverse avec sa manche trois ou quatre pièces, il s'énerve, mes chers auditeurs, à un point inimaginable... il a joué... il regarde son adversaire, semble lui reprocher de ne pas broncher... il le regarde... Que va jouer cet adversaire ? ... Oh ! mes chers auditeurs, le peu que je sais du jeu d'échecs me permet de savoir que le roi de Bonaparte va être mis en échecs... en effet ...
BONAPARTE, explosant
C'est trop fort, alors ! ... Ça fait deux fois ! ... moi, je n'y vois pas ! ... j'en ai assez ! ... je ne jouerai plus ! ... tout le monde se met contre moi ! ...
LE REPORTER, pendant ce temps
Bonaparte entre dans une colère effroyable ! ... Il a renversé le jeu, il se dresse, menaçant... Vous l'entendez, je pense...
BONAPARTE
C'est fini ! ... on le fait exprès ! ... Robespierre, lui gagne toujours !
(Bruit de verres cassés)
LE REPORTER
Ça menace de devenir très dangereux, mes chers auditeurs...
BONAPARTE
C'est un jeu de filles, au fond ! Il me faut mieux... Je me vengerai dans d'autres batailles... On verra bien si je ne suis pas un bon tacticien ! ... On verra bien lequel vaut plus ! ... J'en ai par-dessus la tête ! ...
LE REPORTER
Mes chers auditeurs, Bonaparte est en ce moment déchaîné ... Il n'est pas loin de moi, il...
(Fracas)
(Gong)
LE SPEAKER
Chers auditeurs, nous sommes obligés d'interrompre notre radio-reportage au Café de la Régence: Bonaparte, dans un geste un peu violent a balayé le micro, et notre radio-reporter n'a eu que le temps de se cacher derrière une table.
(Gong.)