jeudi 23 février 2012

Journal des théâtres

Voici un texte totalement inédit à ma connaissance, vivant et plein d’humour  sur le Café de la Régence.

Il est d’autant plus intéressant que les références à ce lieu sont rares au début du 19ème siècle.
1821 est l’année de naissance de Charles Baudelaire et de Gustave Flaubert, c’est également celle du décès de Napoléon, et au Café de la Régence Deschapelles est le mentor de Labourdonnais.

Le texte mentionne le propriétaire du Café de la Régence qui manifestement est très corpulent « quel est ce gros monsieur qui montre jusqu'où la peau d'un homme peut s'étendre ? ». Il s’agit probablement de Masson (voir l’article dédié aux propriétaires).

 (Galerie du Palais Royal - Peinture de Louis Léopold Boilly - original probablement de 1804 - Musée Carnavalet, Paris)

Journal des théâtres - 27 octobre 1821 (Source BNF - département des arts du spectacle)

On pourrait appeler le café de la régence un cabinet d'antiquités vivantes.
Un souvenir est assis sur chaque tabouret. Ici l'admiration publique vint contempler cent fois l'incognito si connu de l'auteur du Contrat-Social; là, un rédacteur du Mercure, Laplace, lisait à haute voix les Lettres si spirituelles où l'anonyme de Vaugirard vengeait la musique de Gluck, brouillée avec les oreilles de La Harpe.
Vous voyez ce coin où deux jeunes gens s'entretiennent sans doute des plaisirs modernes, l'abbé Arnaud y pérora en phrases de feu, sur la douleur antique. Depuis quarante ans, ces tables de marbres se changent, tous les soirs, en tribunaux où comparaissent les vivants et les morts. Le Café se partage en deux hémisphères, dans l'un on juge, on joue dans l'autre. Mais quel sujet de méditations pour le philosophe ! Ici on ne se dispute plus sur Voltaire et Rousseau, Gluck et Piccini, Mirabeau et l'Anglais Fox; là on n'a pas cessé de jouer aux échecs ! Est-ce que les échecs seraient destinés à enterrer la philosophie, la musique et la politique ?

- Pardon si je vous interromps, mais, à propos d'échecs, quel est ce gros monsieur qui montre jusqu'où la peau d'un homme peut s'étendre ? Il parait bien malheureux au jeu, et pourtant de quel air joyeux il mouche ses deux chandelles expirantes!
- C'est le propriétaire du café; ce que vous prenez pour de mauvais coups, si vous pensiez bien, vous semblerait des coups de maître.
- Expliquez-vous.
-Comme il jouit de la réputation d'excellent joueur, on se dispute à qui l'aura pour adversaire. Chacun devient nécessairement un Luxembourg pour le nouveau prince d'Orange. Il se laisse vaincre une fois; promettant toujours de vendre plus chèrement une seconde victoire; et pour cela, on revient au café. L'adroit limonadier s'efforce de paraître joueur maladroit; son avantage consiste à ne pas user de tous ses avantages, de manière qu'il a beaucoup gagné à force d'avoir perdu. Mais le voilà qui se lève, il court s'informer de table en table, si les bons habitués n'ont pas quelque plaisanterie dont il faille rire aux éclats.

Celui qui maintenant l'interroge, se croit poète; c'est la seule chose qu'il ait imaginée de sa vie. Une fois, le bruit public voulut, dans le café, qu'il eût composé une tragédie reçue par acclamation au Théâtre-Français. Il n'en était rien; mais l'erreur chatouillait si délicieusement l'amour-propre du versificateur imaginaire, qu'il bégaya d'abord trois négations, qu'un faux semblant de modestie rendait affirmatives. Or, ceci se passait en un jour de dimanche, le lundi, il n'osa plus nier la chose, en convint le mardi, l'assura le mercredi. A force de le répéter, les autres jours, il finit par le croire lui-même. Le dimanche suivant, tant est juste la maxime du sage, le mensonge donné trois fois pour la vérité, en devint une aux yeux du menteur lui-même.
- Je parie que Monsieur ne lit plus ce journal ?
- Vous pouvez en disposer, monsieur.
- Vous devinez sans doute sur son premier mot, la manie de l'original, qui vient de passer, me dit l'observateur.
- C'est un parieur, peut-être ?
- Cela même; le nombre des paris, s'il les faisait plus considérables, en autoriserait un légèrement chanceux sur la manière dont finira cet homme. Croirez-vous qu'une fois le salut de l'Europe se trouve intéressé à ce qu'il s'abreuvât gratis d'un large verre de punch ? Si les augustes potentats du Nord ont fait pendant deux mois à Laybach le désespoir des politiques à conjectures, c'était pour décider si celui-ci paierait ou non, tel jour, à telle heure, un canard aux truffes chez Tortoni.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire