21/06/2020 - Correction d'un diagramme erroné
La postérité n'est pas tendre avec lui. Vous le connaissez peut-être car c'est l'adversaire malheureux d'Anderssen dans la fameuse partie immortelle jouée à Londres en 1851 en marge du 1er Tournoi International. Ou bien peut-être connaissez-vous la variante Kiéséritzky du Gambit du Roi ?
En tout cas, vers 1840, il a le tort de s'opposer à Saint-Amant, successeur désigné de La Bourdonnais, qui n'est pourtant pas un professionnel du jeu d'échecs (Saint-Amant est négociant en vin de Bordeaux).
Ce dernier aura d'ailleurs des mots assez durs sur les inventions de Kiéséritzky, comme vous le verrez un peu plus loin dans cet article.
À ma connaissance, le seul portrait officiellement reconnu comme étant celui de Kiéséritzky est le suivant :
Kiéséritzky est sur la gauche. Je ne connais pas la référence de ce dessin.
La page de Wikipédia au sujet de Kiéséritzky ne cite pas sa source et il est incomplet.
Il est en fait tiré d'un article paru dans la revue L'Échiquier de Paris de mars / avril 1951 signé par Louis Mandy, que voici :
Lionel, Adalbert, Bagration, Félix Kiéséritzky est né à Dorpat (Livonie) le 1er janvier 1806 (20 décembre 1805 suivant le calendrier julien). Il appartenait à une famille polonaise émigrée vers le milieu du dix-huitième siècle.
Son grand-père et son père s’étaient mariés à des Allemandes et sa famille était entièrement germanisée. Son père, Otto Wilhelm, avocat, avait épousé Félicitas Katarina von Hoffmann. Lionel était le plus jeune des quatorze enfants nés de cette union.
Je n’ai retrouvé trace que de deux de ses frères : Félix, l’aîné, et Guido, tous deux bons joueurs d’échecs, et d’une sœur prénommée Lydia (décédée en 1882).
En 1825, Lionel Kiéséritzky se fit inscrire comme étudiant en philologie à l’Université de sa ville natale. Il étudia également le droit et les mathématiques, matières pour lesquelles il avait des dispositions particulières.
En 1829, quittant l’Université, il s’établit professeur de mathématiques à Dorpat et son enseignement était très recherché par les meilleures familles de la ville.
À la mort de ses parents et jusqu’en 1837, il habita, avec sa sœur, la maison paternelle. Son frère Guido était un mathématicien et un physicien distingué qui consacra sa vie entière à la recherche d’un appareil destiné à donner un poli parfait aux lentilles de télescopes.
Ce frère, de même que sa sœur Lydia, avaient une réputation de parfaits originaux qui alimenta longtemps les commérages de la ville.
Lionel Kiéséritzky possédait une nature sensible, nerveuse, susceptible et, partant, très irritable.
Il intenta un procès en diffamation aux mauvaises langues qui s’occupaient des originalités de la maison Kiéséritzky et le gagna.
Mais le rappel incessant de ces évènements lui rendit bientôt insupportable le séjour à Dorpat.
Aussi décida-t-il d’aller se fixer à Paris. Il quitta, pour toujours, sa ville natale le 5 mai 1839.
Il fit le voyage par Riga, Rostock et Le Havre et arriva à Paris le 14 août 1839.
Là, il subvint modestement à ses besoins en donnant des leçons d’échecs à 5 francs l’heure et par des parties jouées à la Régence avec un enjeu de même importance. Il habita un certain temps au 5 de la rue de Lille, ainsi qu’au 24 de la rue Dauphine.
Kiéséritzky mourut à Paris au début du mois de mai 1853, âgé seulement de 47 ans.
(Acte de décès reconstitué de Lionel Kiéséritzky. Source : Archive numérisée de la ville de Paris.
Celui-ci décède le 19 mai 1853 dans le Xème arrondissement ancien de Paris.
Ce qui peut correspondre à l'adresse de son domicile du 24 rue Dauphine indiqué dans l'article.)
Au physique, c’était un homme d’une corpulence moyenne, avec tendance à l’obésité. Visage pâle aux traits fortement accusés, cheveux plats très bruns, yeux sombres et vifs, la tête légèrement inclinée en avant. Sa démarche vive et quelque peu sautillante.
Aimable, spirituel, affable et impartial, Kiéséritzky possédait une excellente mémoire ainsi qu’une intelligence vive et passionnée, alliée à une profonde et ardente sensibilité.
Son jeu était à la mesure de son intelligence, car Kiéséritzky jouait plus brillamment et génialement que sûrement et correctement. Il lui arrivait parfois de faire des coups surprenants et extraordinaires, mais il pouvait aussi, lorsqu’il était dans un mauvais jour, jouer fort médiocrement et même très mal.
Bien que mathématicien de profession, il était incapable de froid calcul et de réflexion soutenue et pratiquait au contraire une manière de jouer vive et hasardeuse dans laquelle son esprit et sa sensibilité pouvaient se donner libre cours. Il avait commencé très jeune à se familiariser avec les Échecs puisqu’il n’avait, parait-il, que trois ans lorsque son père lui montra un mat en trois coups par Dame et Fou. Depuis, il ne cessa de jouer avec ses frères Félix et Guido et devint rapidement leur maître.
Devant l’échiquier, Kiéséritzky, par son comportement toujours courtois et par son égalité d’humeur dans la victoire comme dans la défaite, était très aimé. Son jeu était riche de brillantes idées, mais non exempt de quelques coups baroques au moyen desquels il cherchait à introduire des variantes nouvelles. Son caractère ouvert le faisait rechercher par les milieux échiquéens français et sa précoce disparition fut unanimement regrettée.
Kiéséritzky avait encore eu l’occasion, dès son arrivée à Paris, de jouer avec La Bourdonnais qui l’avait signalé aux lecteurs du Palamède par ces mots laconiques mais précis : « M. Kiéséritzky, un jeune Russe, très fort ».
(Extrait du Palamède de 1839/1840
Le texte de La Bourdonnais est légèrement différent de celui donné dans l'article de Louis Mandy)
(La Bourdonnais a du mal avec le nom compliqué de Kiéséritzky...
Le Palamède 1840)
La Bourdonnais lui rendait Pion et deux traits, mais cet avantage, trop important, donnait la supériorité à Kiéséritzky. La Bourdonnais sut reconnaitre le talent de son adversaire et le proclama second joueur de France.
Après la mort de La Bourdonnais, survenue peu après, il ne resta que Saint-amant comme adversaire à sa taille, mais les ridicules prétentions de ce dernier firent de Kiéséritzky son ennemi, et cet état de choses dura malheureusement jusqu’au départ de Saint-Amant pour l’Amérique, en 1852. Toutefois, comme ils ont peu joué ensemble, du fait de leur antipathie, on ne peut se prononcer sur celui des deux qui était le plus fort.
La Bourdonnais était peut-être mieux renseigné sur le jeu de Kiéséritzky. Il connaissait également celui de Saint-Amant. Mais il connut Kiéséritzky trop peu de temps avant sa mort et n’eut pas suffisamment l’occasion d’asseoir son opinion. D’autant que, de 1837 à 1840, Saint-Amant s’abstint presque complètement de jouer aux Échecs.
Il semble cependant que Saint-Amant était meilleur en match que Kiéséritzky, bien que ce dernier eût un jeu plus inventif et ingénieux. Et il ne faut évidemment pas conclure que, du fait de la victoire de Kiéséritzky sur le nerveux Horwitz (Londres, 1846), le maître livonien aurait eu des chances de succès dans un match contre Staunton.
Mais Kiéséritzky et Saint-Amant ont eu tous deux une grande influence sur la vie échiquéenne en France, ce dernier plus certainement par la publication du Palamède que par la pratique du jeu, alors que Kiéséritzky était vraiment un joueur, toujours prêt à se mesurer avec qui le défiait, et un excellent professeur, dont les manières modestes contrastaient singulièrement avec la morgue hautaine de Saint-Amant.
En 1846, Kiéséritzky édita un recueil de 50 parties jouées la plupart par lui-même, au Cercle des Échecs et au Café de la Régence. Elles sont bien commentées, servent d’études théoriques et constituent un instructif souvenir de l’actif Groupe du Café de la Régence. Dans le domaine de la théorie, on lui doit de nombreuses nouveautés, notamment dans le Gambit Allgaier et le Gambit du Fou.
Dans les dernières années de sa vie, il se fit l’ardent propagateur d’une merveilleuse idée mathématique : « Les Échecs dans l’Espace », mais ni ses émules, dont étaient Harrwitz, Eugène Rousseau, Thompson, etc…, ni les quelques maîtres au nombre desquels figurait Anderssen, qui tentèrent de s’initier à cette espèce de mystère, ne purent se faire une idée bien nette de la question et Kiéséritzky, incompris, emporta son secret dans la tombe.
Le portrait que nous publions est extrait du très intéressant ouvrage : « Aus Vergangenen Zeiten (1) » que Ludwig Bachmann a consacré aux maîtres de la Régence et à leurs rivaux britanniques. La partie se rapportant à Kiéséritzky, avec les souvenirs du Dr. W. Schwartz de Riga à la « Wochenschach » et du conseiller de cour Dr. Guttceit d’Orel à la Berliner Schachzeitung de 1855, nous a fourni l’essentiel de cette étude.
Le fameux tableau de Marlet, gravé par Laemlein, comporte-t-il le portrait de Kiéséritzky ? Gaston Legrain a posé naguère la question dans ses Cahiers de l’Échiquier Français. Un certain personnage est désigné sous le signe de K… Est-ce Kiéséritzky ? En comparant le portrait ci-dessus à celui du tableau, en s’attachant particulièrement aux détails de la chevelure, du profil, de la redingote, je crois que l’on peut, sans témérité excessive, conclure par l’affirmative.
(Détail de la gravure de Laemlein - La Stratégie, novembre 1911
Kiéséritzky serait la personne que j'ai cerclée en rouge)
Louis Mandy.
(1) Vol . I, 5ème cahier (Edition de Bernhard Kagan, Berlin, s.d.)
En juillet 1846, Kiéséritzky se rend en voyage à Londres, où il a l'occasion de tester ses inventions contre le joueur anglais Georges Walker.
Quelques parties sont ensuite publiées dans le Palamède, dont le propriétaire et rédacteur en chef n'est autre que Saint-Amant.
Voici comment Saint-Amant juge les inventions de Kiéséritzky dans le Palamède en 1846...
1.e4 e5 2.f4 e5xf4 3.Cf3 g5 4.h4
« C’est le Gambit auquel M. Kiéséritzky donna, plaisamment sans doute, le nom d’irrésistible, il y a quelques années, et dont il avait pourtant essayé l’effet sans succès contre quatre joueurs de deuxième force. On ne doit donc pas être surpris du sort qu’il a eu contre le célèbre joueur anglais. »
Les amabilités continuent un peu plus loin...
« Le second joueur a non seulement le Pion de plus, mais encore la position. Le Gambit n’est pas jugé, sur cet échantillon, un Gambit irrésistible, mais un Gambit déplorable. Ce ne peut être sérieusement qu’on espère attacher son nom à des analyses si mal élaborées. »
Kiéséritzky teste à Londres un deuxième gambit qu'il affectionne et qui sera le thème de la partie immortelle 5 ans plus tard...
1.e4 e5 2.f4 e5xf4 3.Fc4 Dh4+ 4.Rf1 b5
« Ceci est regardé comme une fantaisie de M. Kiéséritzky. Nous ne pensons pas que cette manière de restituer le Pion qu’on avait de plus par suite du Gambit offert et pris fasse autorité et soit jamais regardée comme une bonne défense. »
Terminons cet article par ce qu'on peut appeler la quasi immortelle de Kiéséritzky.
Il s'agit d'une partie jouée le 6 mai 1850 lors d'une série de plus de 150 parties (!) contre le joueur allemand Schulten.
Cette partie a du se jouer sur un rythme rapide, peut-être vingt minutes par joueur tout au plus, car rappelons le, la pendule d'échecs n'existait pas encore en 1850.
La postérité n'a retenu que la partie immortelle contre Anderssen alors que celle-ci n'a probablement pas duré beaucoup plus longtemps.
En tout cas, le mat final est bien amené.
"M. Schulten vient de partir pour l'Allemagne. Pendant son dernier séjour à Paris, il a joué un grand nombre de parties avec M. Kiéséritzky;
il en a gagné 34 et perdu 107. Dix parties seulement ont été nulles. Cette grande différence s'explique moins par la force respective des deux antagonistes que par le choix du début.
A l'exception de cinq parties, M. Schulten choisissait toujours le gambit du Fou, et son adversaire celui du Cavalier.
La plupart de ces parties ont été jouées avec trop de précipitation, mais elles étaient presque toutes très piquantes."
La Régence - Journal des échecs - Juin 1850
Schulten / Kiéséritzky
Partie jouée le 6 mai 1850 au Cercle des échecs de Paris.
Ce cercle est alors situé au 1er étage du Café de la Régence
Les commentaires sont de Kiéséritzky pour la revue La Régence.
1. e4 e5 2. f4 exf4 3. Fc4 Dh4+ 4. Rf1 b5 5. Fxb5 Cf6
Au lieu de 5... Fb7 coup irréprochable, du reste, on peut jouer tout de suite Cf6 peut-être avec
plus de succès encore
6. Cc3 Cg4 7. Ch3 Cc6 8. Cd5 Cd4
Au premier abord plusieurs coups de cette partie paraitrons incompréhensibles, ils supporteront
pourtant l'examen. Les Noirs se laissent prendre une Tour, mais cela leur
donne une attaque excessivement forte.
9. Cxc7+ Rd8 10. Cxa8 f3 11. d3
Si les Blancs prenaient ce Pion avec le leur, ils perdraient non seulement le
Cavalier, mais encore la partie et en peu de coups. 11. gxf3
11... f6
Le double échec que les Blancs ont en vue en préparant le coup Fg5+ n'est point
si dangereux qu'on le pense, car les Noirs auraient également un double échec
à donner par Ce3. Cependant cette précaution n'est point mauvaise, et c'est
précisément à cause de d'elle que la partie a pu être terminée d'une manière
si brillante.
12. Fc4
Puisque les Noirs ne veulent pas prendre ce Fou égaré, les Blancs consentent à le conserver.
12... d5 13. Fxd5 Fd6 14. De1
A ce moment les Noirs annoncent le Mat en sept coups
(Diagramme provenant de la revue La Régence.
Remarquez la notation particulière des coups de la partie.
Il s'agit également d'une invention de Kiéséritzky mais qui s'avéra trop complexe et abandonnée par la suite).
14... fxg2+ 15. Rxg2
En jouant 15. Rg1 la partie serait finie plus tôt
15... Dxh3+ 16. Rxh3 Ce3+ 17. Rh4
Les blancs pouvaient couvrir avec le Fou, mais cela n'augmentait pas le nombre de
coups annoncé.
17... g5+ 18. Rh5 Fg4+ 19. Rh6 Ff8#
Le Mat se faisait aussi par 19... Cdf5+ 20. exf5 Cxf5#
0-1
(Position finale)
[Event "Cercle des Echecs"] [Site "?"] [Date "1850.05.06"] [Round "?"] [White "Schulten"] [Black "Kieseritzky"] [Result "0-1"] [ECO "C33"] [Annotator "L.Kieseritzky"] [PlyCount "38"] 1. e4 e5 2. f4 exf4 3. Bc4 Qh4+ 4. Kf1 b5 5. Bxb5 Nf6 6. Nc3 Ng4 7. Nh3 Nc6 8. Nd5 Nd4 9. Nxc7+ Kd8 10. Nxa8 f3 11. d3 11... f6 12. Bc4 d5 13. Bxd5 Bd6 14. Qe1 fxg2+ 15. Kxg2 15... Qxh3+ 16. Kxh3 Ne3+ 17. Kh4 g5+ 18. Kh5 Bg4+ 19. Kh6 Bf8# 0-1