Le Café Morillon est un lieu central pour le jeu d'échecs durant la période de 1796 à 1802.
Pendant la Révolution Française, le propriétaire du Café de la Régence, François Haquin, n'était manifestement pas très intéressé par les échecs et les joueurs s'étaient éparpillés dans les cafés du Palais-Royal (alors le Palais Egalité puis le Tribunat).
Il y avait bien le Salon des Échecs au-dessus du café de Foy, mais celui-ci avait dû arrêter son activité au début de l'année 1796 (voir l'article au sujet du Salon des Échecs au café de Foy, 1er cercle d'échecs en France).
Néanmoins quelque chose ne va pas dans cet article que j'ai écrit sur le Café de Foy, car dans le livre "Une journée de Paris 1796, 1797 – Paris An cinquième, par Ripault", que je cite, il est écrit
"(...) Je me présentai au café de la Régence ; les habitués de l’échiquier l’avaient quitté, et s’étaient établis en face de ce même café. Je lus, au-dessus de la porte : Salon des échecs.(...)"
En face de ce même café... Comme je le pensais à tort précédemment, cela ne pouvait pas être au Café de Foy qui se trouve à plusieurs centaines de mètres de la Régence, dans les jardins du Palais-Royal.
L'explication est arrivée après quelques recherches. En fait, après la fermeture du Cercle des Échecs au-dessus du Café de Foy, le Salon des Échecs s'est retrouvé au café Morillon (du nom de son propriétaire), juste en face du Café de la Régence.
L'Almanach du Commerce de Paris de l'année 1798 donne l'adresse du Café Morillon
On voit apparaître le Salon des Échecs en 1802, année où Morillon cesse son activité manifestement.
En effet Morillon disparaît de l'Almanach du Commerce de Paris après 1802.
Ceci explique sans doute pourquoi le Salon des Échecs se déplace à nouveau cette année-là.
"Le Citoyen Morillon prévient les amateurs du jeu des Échecs, qu'à compter du 25 du courant, le SALON DES ÉCHECS, se tiendra chez le Citoyen Genella, au 1er, rue St Honoré, n°1371, passage de la Cour des Maures".
Revenons aux adresses : le Café Morillon est au 1362, tandis que le Café Genella est au 1372 (puis au 216 de la rue Saint-Honré selon une nouvelle numérotation) de 1802 jusqu'en 1808.
Le 1371 est probablement une erreur du Journal de Paris car on trouve plutôt le 1372 dans l’Almanach du Commerce de Paris.
Ainsi en 1802 nous avons le Café Moullon (Sic) au 1362 et le Café Genella au 1372 de la rue Saint-Honoré.
Ce site internet m'a permis de localiser avec précision ces différentes adresses
Puis la consultation du cadastre de 1810/1836 en ligne de la ville de Paris permet de les situer sur une carte.
C'est dans ce café que Deschapelles raconte avoir appris à jouer aux échecs en quelques jours selon sa légende et comme le raconte Saint-Amant dans la nécrologie qu'il publie en 1847 dans Le Palamède. Voir plus loin.
Source : Archives de Paris - Cadastre par îlot 1810-1836
6e quartier Palais-Royal îlots n°1 à 3 F/31/75/22
R : Emplacement du Café de la Régence
M : Emplacement du Café Morillon - Salon des Échecs de 1796 à 1802
G : Emplacement du Café Genella - Salon des Échecs de 1802 à ?
F : Emplacement du Café de Foy - Salon des Échecs de 1777 à février 1796
En zoomant sur le plan (CR : Café de la Régence - CM : Café Morillon - CG : Café Genella)
Après ces considérations géographiques, la question suivante qui me vient à l'esprit est :
Quand le jeu d'échecs revient au Café de la Régence ?
Je pense qu'il est possible de dater ce retour un peu avant 1807, comme cela est écrit dans "Les Échecs, poème en quatre chants par feu l’abbé Roman – Paris 1807" (page 25)
Manifestement le nouveau propriétaire des lieux, Beaupied, a réussi à attirer les joueurs d'échecs et à les faire revenir !
Source Gallica - Almanach du commerce de Paris en 1803
Beaupied (Café de la Régence), Place du Tribunat - Tuileries
Pour terminer, voici la fameuse histoire au sujet de Deschapelles et comment il explique avoir appris à jouer aux échecs. M. Herbert Bastian pense que Deschapelles a appris à jouer aux échecs durant son séjour à l'école de Brienne quand il avait une dizaine d'années. Ceci semble plus raisonnable...
« En 1798, pendant un congé que je (Deschapelles) vins passer à Paris, je me promenais dans le Palais-Royal, ne sachant encore ce que je ferais de ma soirée.
J'entrevois un endroit médiocrement éclairé (le Café Morillon), où quelques hommes, la plupart âgés, semblaient parfaitement préoccupés.
Je n'avais pas encore vu un Échiquier, et ma curiosité fut piquée.
Je me présentai à la porte et demandai à une espèce de garçon de salle, ce qu'on faisait dans l'intérieur, et si un étranger pouvait y être admis.
Il me répondit qu'on jouait aux Échecs et que c'était une société particulière, dans laquelle on n'était admis qu'à certaines conditions : payer douze sous par mois et écrire son nom sur un livre.
Je lui jetai un écu de six livres en lui disant : voilà pour dix mois, et ne voulant pas donner mon nom à cause de mes parents encore dans l'émigration, j'inscrivis sur le registre Philiam, c'était le nom d'un petit chien qui m'accompagnait.
On estropia depuis ce mot, car c'est sous le nom de William que je fus introduit.
Depuis, on m'a longtemps appelé de ce nom ; fort indifférent à la gloire de remuer mieux qu'un autre de petits morceaux de bois, je ne réclamai pas contre le sobriquet. »
M'étant fait indiquer celui qui passait pour l'aigle, je pris place à côté de lui, et pendant deux heures je suivis attentivement son jeu.
Ses secrets, d'abord impénétrables pour moi, se développèrent rapidement à mon esprit, et sans l'heure trop avancée, je crois que j'aurais eu la témérité d'attaquer tout de suite M. Bernard, que je venais de voir jouer.
Je ne m'étais pas permis un mot, et mes premières paroles (qui firent une espèce de sensation) furent pour demander à M. Bernard s'il me ferait l'honneur de m'accepter pour son adversaire.
— Dès demain, mon jeune citoyen, si cela vous est agréable.
— L'heure et le lieu?
— À sept heures du soir, ici.
— Vous n'aurez pas à m'attendre.
Une espèce de rumeur dans l'assemblée sembla nous assurer pour le lendemain une nombreuse galerie. Je sortis après m'être incliné, et jusqu'au moment de la rencontre que je venais de provoquer, j'avoue à ma honte que je n'y pensai pas une seule minute. — Je fus pourtant exact, et je trouvai la même réunion discutant avec animation. Tout cessa quand j'eus pris place en face de M.Bernard qui m'avait devancé autour de l'Échiquier. En prenant deux Pions de différentes couleurs dans ses mains pour tirer le trait, il me demanda si je désirais un avantage.
— Pour quoi faire? lui dis-je.
— Comme il vous plaira; votre jeu?
— Le vôtre, Monsieur.
— Nous jouons ordinairement 24 sous.
— Soit. Je désignai sa main gauche, et il en laissa tomber un Pion blanc, qui était celui de la couleur des pièces devant lui.
— À moi le trait, dit-il avec un air de satisfaction, que je partageai, car il me sembla que je serais moins embarrassé de ne jouer que le second.
Je dois déclarer que les premiers coups ne me parurent pas aisés.
Je pris quelque mauvaise disposition, sans doute, et ma partie fut perdue assez promptement.
Je réclamai la revanche pour laquelle M. Bernard prit encore le trait, comme gagnant, suivant la règle d'alors; mais cette fois-ci je corrigeai ce qui m'avait paru défectueux la première fois, et la partie fut longue et vivement disputée.
Cependant je perdis encore ; pour le coup je sentis le rouge me monter au visage, et ma confusion fut grande, malgré les compliments que me décerna la galerie ; j'aurais passé la nuit pour prendre ma revanche ; mais M. Bernard tirant gravement sa montre, me dit qu'il était dix heures et demie et que c'était le moment de se retirer. Je posai sur l'Échiquier un petit écu en échange duquel il me remit une pièce de 12 sous, qu'en sortant je donnai au garçon. Rendez-vous fut pris pour le lendemain à la même heure. J'arrivai piqué au jeu et dans des dispositions toutes différentes de la veille. J'avais la sottise d'être honteux de moi-même pour le rôle que j'avais joué.
La revanche fut éclatante, et à l'exception d'une partie remise, M. Bernard les perdit toutes. Je pouvais lui donner Pion et deux traits. Depuis cette époque je n'ai fait aucun progrès, et ne pouvais pas en faire. En trois séances au plus, et j'en juge d'après ce qui m'est arrivé, on doit savoir aux Échecs tout ce qu'on peut y apprendre et y devenir. Y consacrer plus de temps serait une puérilité. Il est des personnes qui ne pensent peut-être pas comme moi, et je ne discuterai jamais avec elles ; je n'ai point mission de rectifier leur jugement ; mais mon opinion, à moi, n'est susceptible d'aucune modification. Si l'on n'a pas de disposition pour bien jouer aux Échecs, pourquoi y perdre un temps qui peut être plus utilement employé ailleurs? Du reste, je trouve que presque tout le monde joue suffisamment bien, et j'ai rencontré, dans ma vie, cent bons joueurs pour un qui n'y entendait rien. Une nuance si faible nous sépare les uns des autres que l'on peut dire, que nous sommes tous de la même force. »
Quelque incroyable que tout ceci puisse paraître à ceux qui n'ont pas connu Deschapelles, c'est d'une exactitude telle qu'il n'y a pas un mot à changer. Mais il faut avoir vu son air froid, calme, sévère et consciencieusement pénétré, pour en avoir une idée complète. C'était la dernière conversation de Socrate avec ses disciples par le recueillement et la soumission avec laquelle il fallait écouter. — Le moindre mot, la plus légère observation, il s'arrêtait, et ne reprenait pour continuer, que lorsque le silence était revenu. En général, on ne discutait pas avec Deschapelles , il aurait fallu se fâcher. Ceux qui le connaissaient se conformaient ; les étrangers n'acceptaient pas toujours aussi complaisamment. — Qu'arrivait-il ? Deschapelles finissait et s'éloignait. — Nous l'avons entendu répondre à un de nos bons joueurs d'Échecs qui avait voulu hasarder une simple question, — « Brisons là, Monsieur, nous ne lisons pas dans le même Dictionnaire. »
Il fallait donc, quand il était en train de causer, ou écouter, ou le fuir ou bien l'interrompre, et priver ainsi tout l'auditoire de l'entendre. C'était imposer une grande privation que de le rendre silencieux, car son langage n'était pas celui de tout le monde. Il abondait en traits originaux, en pensées hardies, dont on était toujours bien libre de ne prendre que ce que l'on voulait. Il tranchait avec aplomb ; mais il faisait bonne part à tout le monde, tout en se réservant celle du lion.
Du reste, il n'acceptait un interlocuteur qu'avec précaution; quand il le connaissait peu ou qu'il ne lui revenait pas, il n'ouvrait pas la bouche. Nous l'avons vu une fois dans le jardin du Palais-Royal, assailli par l'ancien entrepreneur du Club d'Échecs des Panoramas, dont il était très mécontent. En vain ce pauvre diable s'évertua-t-il à lui expliquer sa position sur tous les tons et avec autant de douceur que d'humilité, chaque fois qu'ils arrivaient au bout de l'allée, au moment de tourner, Deschapelles lui disait en s'inclinant un peu, et d'un air froid et glacial : « J'ai bien l'honneur de vous saluer. » Ces mots, répétés pendant dix tours de promenades, furent les seuls qu'il laissa échapper et toujours sur le même diapason. »
Le Palamède - Novembre 1847 - Article nécrologique de Saint-Amant sur Deschapelles
Très bon travail, mon appréciation et mon respect ! herbert
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