mardi 11 octobre 2011

Joueurs d’Echecs 1939 - Comment se répartissent dans Paris leurs « quartiers généraux ».

Alors que les bruits de bottes se font entendre et que le monde entier va bientôt basculer dans l'horreur du deuxième conflit mondial, Yves Dartois (écrivain et journaliste) signe un papier sur les joueurs d'échecs dans Paris dans l'édition du jeudi 2 février 1939 du Petit Parisien (Source Gallica - BNF).
(Source Gallica - BNF)

Je tire deux conclusions de cet article :
1) L'activité "échecs" au Café de la Régence ne semble être qu'un argument commercial pour attirer des touristes étrangers. Le patron semble ravi de cette fréquentation nombreuse.
2) Soit l'article est superficiel, soit la situation du jeu d'échecs à Paris à la veille de la guerre est vraiment triste et pauvre.

En tout cas à l'heure actuelle, c'est la trace la plus récente que j'ai trouvée au sujet du Café de la Régence et de joueurs d'échecs le fréquentant.

20/03/2012 : Depuis, une source plus récente de l'activité du jeu d'échecs au Café de la Régence m'a été signalée par Etienne Cornil. Voir cet article qui repousse la limite actuelle à 1943.

JOUEURS D’ECHECS 1939
Comment se répartissent dans Paris leurs « quartiers généraux ».

Au milieu du perpétuel tourbillon de gens, de gouts et de systèmes qui nous assaille, quelle race permanente et stable que celle des joueurs d’échecs.
Cependant, dira-t-on, il y avait des joueurs d’échecs au Procope au XVIIIème siècle. Il n’y en a plus aujourd’hui. Sans doute, mais il a fallu pour cela mille circonstances qui nous mèneraient trop loin, et… deux siècles. Dans l’ensemble les joueurs d’échecs sont les plus fidèles du monde.
A la Régence, d’abord, les joueurs d’échecs ont toujours fréquentés dans ce noble café, et je pense qu’ils y fréquenteront toujours. Les lambris travaillés, les macarons ornés ont vu bien des joueurs depuis le célèbre musicien Duncan dit Philidor, jusqu’à nos jours en passant par des gens autour desquels on faisait cercle, comme le maître Deschapelles champion du monde de 1834 à 1840 qui jouait autour d’un cercle de dandys et de lions à sous-pieds.
-      -    Les années présentes voient-elles diminuer le nombre de vos joueurs ? avons-nous demandé au patron.
-       -   Oh, jamais ! Pensez-vous ! Il y en a tout autant qu’avant la guerre.
Je respirai : la tradition ne s’éteint donc pas.
-       -   Majorité française ou étrangère ?
-       -   Etrangère.
Ils ont leur sanctuaire. C’est la salle du fond à gauche.
Et, au milieu de la salle, gardée par une chaîne contre les mains sacrilèges, trône une table de café : la table où jouait Bonaparte. Un écriteau précise : « Bonaparte, premier consul, jouait sur cette table en 1798. » Dans son zèle, le peintre de lettres a avancé encore la carrière de Bonaparte pourtant rapide ! En 98 celui-ci n’était que général. A cette erreur près, l’histoire est vraie.
Ah ! cette table de Bonaparte ! C’est l’orgueil, le palladium des joueurs d’échecs du monde entier ! Et, pourtant, Bonaparte n’était qu’un joueur médiocre !
Il arriva deux ou trois fois que des Anglais offrirent des sommes importantes pour jouer une partie, une seule, sur la table de l’empereur ! Anglais et joueurs, c’est tout dire ! La direction de la Régence refusa dignement.
A deux pas de là, les arcades du Palais-Royal, nostalgiques et rêvant aux jours fastes d’autrefois, abritent un café dont le nom retenti bien haut dans l’imagination gourmande de nos pères : le Grand Véfour. L’association des joueurs d’échecs du Palais-Royal a élu là domicile. On peut dire domicile, car ils y sont du matin au soir.
Ces joueurs se réunissaient autrefois à la Rotonde, qui fut détruite, voici une dizaine d’années. Au Véfour, ils ont retrouvé un cadre à leur image, calme et plein de traditions glorieuses. Les plafonds, les murs sont encore incrustés de délicates peintures, d’émaux coûteux, de verreries peintes comme des miniatures.
Mais il importe peu aux joueurs d’échecs : ceux-ci ne lèvent pas même la tête vers les plafonds exquis. Le front dans les coudes, ils calculent. Au contraire de la Régence, il y a plus de Français que d’étrangers.
Des jeunes et des vieux. Beaucoup, vers cinq heures, saluent et s’installent. Le joueur d’échecs n’est pas curieux : beaucoup de ces joueurs connaissent leur partenaire depuis des années sans même savoir les occupations ni la fortune de celui-ci. J’ai raconté l’histoire de Jules Grévy annonçant à son partenaire qu’il interrompait la partie, devenant Président de la République. On pourrait multiplier cette anecdote. Elle n’étonnerait personne au Palais-Royal.
A l’époque où le maître Silber était premier violon, un Anglais s’approcha de lui après l’exécution particulièrement réussie d’un air d’Orphée aux enfers :
-          Mes compliments, monsieur. Et puis, vous avez un frère qui joue si bien aux échecs ! Il vous ressemble.
M.Silber n’avait pas de frère. Mais l’anglais n’avait pu penser que le joueur d’échecs, qui avait tenu contre lui une merveilleuse partie, fût le même que ce brillant violoniste. Pour lui, un si beau joueur n’avait pas d’autre profession.
Côté rive gauche, les joueurs ont le Ludo, rue de la Sorbonne. C’est le seul cas d’un café d’échecs qui soit bruyant. Les joueurs pardonnent en faveur des étudiants et du quartier Latin. Beaucoup de ses habitués sont, d’ailleurs, eux-mêmes des étudiants.
On compte aussi quelques noyaux de joueurs à Buffalo ou dans une brasserie du XVème…
Les gérants affectionnent les joueurs d’échecs. Et, pourtant, ceux-ci ne sont guère de gros clients : un joueur véritable reste tout un après-midi devant un bock.
Mais c’est une clientèle fidèle, de mœurs honnêtes… Elle impose aussi l’obscur reflet que donnent la sagesse et le mépris des vaines agitations.

Yves Dartois.

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