dimanche 27 septembre 2020

Des Échecs au Whist, Jean Rheinart

30/03/2021 - Correction de la date de naissance de Jean Reinhart (1818 au lieu de 1819) par M. Philippe Bodard. Voir également l'addendum à la fin de l'article.

M.Philippe Bodard, spécialiste de l'histoire du Whist et du Bridge, m'a communiqué un article intéressant sur un joueur que je ne connaissais pas du Café de la Régence, Jean (John) Rheinart (qui fréquenta le lieu vers 1840/1850).

Portrait de John Rheinart 1891
Aimablement communiqué par M.Philippe Bodard que je remercie

Ce joueur semblait doué pour le jeu d'échecs, mais Deschapelles exerça sur lui comme une fascination, et il bascula dans le Whist, un jeu de cartes dont il se fit une certaine réputation aux Etats-Unis. 

Voici une courte biographie de ce joueur (par Philippe Bodard), puis la traduction de quelques uns de ses souvenirs de l'époque où il passa des Échecs au Whist.  

John (Jean) Rheinart (1818-1894) est un élève de Deschapelles. Il est surtout connu comme ayant été,  je cite, le "Nestor" du whist aux USA. 

Alsacien (francophone) né en Sarre (territoire français alors, en Allemagne aujourd'hui), il parlait parfaitement avec la même aisance, allemand, français et américain. 

Après des études secondaires en Allemagne, il poursuivit par des études supérieures de droit à Paris (vers 1838 de mémoire). Il fréquenta le café de la Régence où il rencontra donc Deschapelles. 
C'est aussi en le kibbitzant que Rheinart devint son élève au whist.

Républicain,  il fut outré par la répression de la révolution de 1848 et décida de s'exiler en 1850 aux USA où sa sœur l'avait précédée. Présent de nouveau en France en 1851, il choisit peu après de s'exiler définitivement aux USA accompagné de ses parents. 

Aux USA il fit d'abord fortune en dirigeant une scierie ! Puis il devint parallèlement un grand avocat et un financier avisé. Après 1870 il fut considéré comme un des plus grands joueurs de whist aux USA. 
Comme Deschapelles était absolument vénéré aux USA, et que Rheinart fut le dernier grand joueur à avoir connu Deschapelles vivant, John bénéficiait d'une aura très particulière. 

Il décède d'urémie le 21 avril 1894 à Los Angeles en Californie (juste après l'introduction du bridge aux USA !). Il avait passé la plus grande partie de sa vie dans l'Iowa.
 
Alphonse Delannoy le cite dans une de ses chronique pour la revue "La Régence" de novembre 1851 (page 349)



Sur la fin de sa vie, Jean Rheinart publie un article avec quelques souvenirs sur le Café de la Régence, article paru dans "Whist a montly journal devoted to the game", juillet 1891 (communiqué par M.Bodard).

Voici ma traduction de cet article, les souvenirs de Jean Rheinart datent selon moi d'un peu après 1840. 
On y voit transparaître le respect et l'amitié qui liaient Kieseritzky et Deschapelles, ainsi qu'un détail intéressant au sujet du Cercle des Échecs, qui depuis son exil de la rue Ménars et son retour au Café de la Régence, n'a pas immédiatement occupé le premier étage du Café de la Régence. 

Souvenirs d’un vieux joueur de Whist. 
Par John Rheinart. 

Parmi les habitués du Café de la Régence se trouvait le livonien, Kieseritzky. Il aurait pu être classé avec les Bohémiens. Imprégné de nombreuses idées du socialisme, il était connu pour n’avoir jamais favorisé aucun des Rothschild avec des prêts ou des avances de trésorerie, mais avait sa demie-tasse souvent marquée à la craie au comptoir, avec la demande enfantine de ne jamais laisser les marques dépasser dix sans éponger son compte. 

Il était très instruit, un mathématicien exceptionnel, abreuvé des traditions du jeu d’échecs, à laquelle il contribua avec son propre système de notation. Il donna quelques leçons aux échecs, joua quelques parties avec le comte Boissy D’Anglas et quelques autres joueurs à grands moyens qui étaient heureux de gonfler ses maigres revenus avec leurs oboles quotidiennes, et formèrent la base, la hauteur et la circonférence de sa richesse. 

Il m’introduisit à la prose et à la poésie des échecs et me rendit presque fanatique. Je devins endoctriné à un tel degré que je pensais « Palamède » supérieur à Allah, et Philidor supérieur à tout autre prophète. Heureusement, le sort fut rompu... Je n’ose murmurer comment. En fait, je ne suis pas retourné dans ce repaire fascinant pendant des mois. 


Lors de ma première apparition là-bas, il me présenta Deschapelles, qui tomba, comme on pourrait dire, de Charybde en Scylla. Depuis la mort de Philidor, Deschapelles était le pape de l’échiquier et avait clairement maintenu sa suprématie, mais parmi d’autres, La Bourdonnais, Saint-Amant, Kieseritzky et quelques-uns encore, avait frotté sa gloire de si près, que la crainte de voir son étoile quelque peu atténuée par leurs pas gigantesques jusqu’à son niveau, l’avait fait abandonner l’échiquier un peu brusquement, et à partir de ce moment-là,  jouer au Whist presque exclusivement.

Dans ce jeu, il eut une influence incontestée, non seulement sur tous les joueurs français, mais aussi sur les joueurs anglais qui lui avaient tendu la main, et il appréciait l'odeur des lauriers comme tout le monde. 
Kieseritzky lui raconta comment il m'avait expliqué les ouvertures classiques, comment il m'avait montré les différentes défenses dans les multiples gambits, combien j'avais compris facilement, quels progrès rapides j'avais faits, et comment mystérieusement j'avais abandonné le brillant avenir qui s'offrait à moi, etc. 

Si Kieseritzky attendait de Deschapelles qu’il me réprimande pour l’abandon et m’encourage dans la reprise des échecs, ce fut une erreur. Deschapelles était un peu aigri par les échecs et m’encouragea à me lancer dans le jeu de Whist le décrivant comme moins captivant et interférant moins avec d’autres études — « À moins que, dit-il, Monsieur souhaite devenir une célébrité comme mon ami M. Kieseritzky, et souhaite que le monde devienne tributaire de son échiquier, par les éclats brillants de son génie. » 

Kieseritzky connaissant la bonté constante de Deschapelles pour lui, ne s’offusqua pas de cette tirade satirique, car elle eût semblée prononcée par une autre langue, mais remarqua en souriant : « Alors M. Rheinart se tourne ainsi de l’humble satellite vers le soleil flamboyant. Vous pouvez être brûlés parfois, mais il vous transmettra aussi une chaleur géniale que sa noble amitié fera fructifier à votre avantage, comme elle l’a fait pour moi. » 

- Votre partialité pour M. Kieseritzky, dit Deschapelles, vous fait balancer l’encensoir trop haut, frappant presque mon nez. Cultivons la modestie, si ce n’est pas un don naturel. »
 
J’ai serré la main à un homme supérieur et j’ai senti un magnétisme tranquille et génial. J’ai ensuite rejoint le « club d’échecs » où le Whist se jouait aussi régulièrement que les échecs, avec Deschapelles comme divinité présidant sur les deux. La salle du club jouxtait le Café de la Régence. 

Dans cette salle, avait eu lieu le grand tournoi entre Staunton et Saint-Amant. Plus tard, le club occupa le « Bel étage », mais il n’y a plus aucun vestige de l’un ou l’autre. 

Avec sa permission, j’ai regardé Deschapelles jouer au quotidien, lu ce qu’il avait écrit sur le Whist et demandé fréquemment des informations quand le coup était trop mystérieux pour ma compréhension. Dans son explication, qu’il donnait très joyeusement, il montrait tellement de clarté, de perspicacité et d’originalité que mon enthousiasme pour le jeu s’éveilla et je devins un joueur de Whist.

Addendum du 30 mars 2021
Par Philippe Bodard.

Je croyais que Jean Reinhart était né en 1819, car c'est ce qui est indiqué sur sa tombe à Los Angeles. 
Et trouver l'acte naissance en Sarre était coton !
En fait c'est 1818. L'erreur n'est pas trop étonnante car Rheinart n'avait aucune famille proche à LA, son épouse américaine étant déjà décédée. Et les héritiers n'ont sans doute jamais possédé une copie de son acte de naissance en Sarre,  rattachée à la Prusse en 1815.
Or je sais maintenant par deux preuves qu'il est né à Tünsdorf (Sarre) le 3 juillet 1818. Les 2 preuves sont son acte de naissance (en allemand sous le nom de Johann Rheinart) et son dossier de naturalisation française du 4 octobre 1845 (ses parents eux devaient être français de naissance). Curiosité de la vie : j'ai longtemps cherché une preuve et du coup j'en ai trouvé 2 à quelques semaines d'intervalle ! Tünsdorf pour info est à 2 ou 3 kilomètres de la frontière française. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire