Nous sommes la veille du match pour le titre de champion du Monde d’échecs entre le tenant du titre, le Chinois Ding Liren et l’Indien Gukesh Dommaraju. Le match démarre demain lundi 25 novembre à Singapour. Il s’agit d’un match en 14 parties classiques. La cadence est de 120 minutes pour les 40 premiers coups, suivi de 30 minutes pour les reste de la partie, avec un incrément de 30 secondes à partir du 41eme coup. Bref les parties vont durer entre 4 et 6 heures environ.
Le temps de réflexion de ces partie dites « longues » rétrécit au fil du temps, Magnus Carlsen ayant même proposé de jouer le championnat du Monde sur un format de parties rapides !
Le tableau de Marlet sur le match Saint-Amant / Staunton.
Si nous revenons 180 ans en arrière avec la match Saint-Amant vs Staunton en fin d'année 1843, le temps de réflexion était à peu près libre, ce qui impliquait des parties interminables.
Un aspect temporel du jeu d’échecs que n’approuvait absolument pas Deschapelles, le meilleur joueur d’échecs du début du XIXème siècle, qui préconisait un jeu rapide, avec une partie ne devant pas dépasser 2 heures de réflexion au total. Je vous propose de découvrir tout cela dans ce présent article.
Un peu par hasard, j’ai découvert une lettre écrite par Deschapelles en début d’année 1844.
C’est la revue La Nouvelle Régence de 1862 (page 101), de Paul Journoud, qui parle de cette lettre traduite et publiée en 1848 dans la revue allemande Schachzeitung. Elle est mentionnée dans un article de von der Lasa au sujet de la force relative des différents maîtres du 18ème siècle et de la première moitié du 19ème siècle.
J’ai donc cherché cette revue et je l’ai trouvée, ainsi que la lettre (via Google Book).
Cette lettre est remarquable, car elle reflète très bien la façon de penser de Deschapelles.
Le passage de l'article de von der Lasa où il est question de la lettre de Deschapelles.
La Nouvelle Régence 1862
De quoi s’agit-il ? La lettre est écrite environ 2 mois après la fin du 2ème match entre Saint-Amant et Staunton, match joué au Cercle des échecs de Paris au 1er étage du Café de la Régence, place du Palais Royal (la dernière partie a été jouée le 20 décembre 1843). Elle est adressée à l’astronome et joueur d’échecs Heinrich Christian Schumacher.
Deschapelles est sans aucun doute désabusé par le résultat du match et le critique vertement (Staunton gagne largement le match 11 à 6). Le sceptre des échecs change de main et quitte la France après plus d’un siècle de domination.
Ci-dessous, je reprend la lettre paragraphe par paragraphe (en caractères gras) et j’y ajoute mon commentaire (en italique).
En préambule vous pouvez lire ou relire
le document que j’avais rédigé au sujet de Deschapelles pour la conférence du centenaire de la FFE.
Schachzeitung 1848 - Via Google Book
Paris, 12 Février 1844
Monsieur,
Il n'y a point d'affaire si compliquée qu'on ne puisse débrouiller et faire comprendre en un quart d'heure de conversation ; la loquacité accompagne l'intelligence ; et l'on peut pousser la chose à l'extrême en disant : qu'à celui seul qui n'a jamais rien à dire, appartient le droit de parler toujours.
Sur cette manière de voir vous pouvez juger du peu de cas que je fais des parties d'échecs qui viennent d'avoir lieu entre Messieurs Staunton et St. Amant.
En moyenne, elles ont duré neuf heures, c'est-à-dire neuf fois plus que n'ont duré les parties des grands maîtres ; les joueurs ont été longs à chaque coup, contrairement à la méditation qui dispose de l'avenir par une pause de quelque minutes, laissant ensuite, tomber comme de la main, et avec une légère révision, un grand nombre de coups subséquents.
J’ai eu l’occasion de parler du problème du temps de réflexion des parties d'échecs avant l’invention de la double pendule d’échecs. Vous avez ici un article que j’ai rédigé à ce sujet il y a quelque temps. Un an plus tard, en 1845, Deschapelles parle à nouveau de ce match est indique
« (…) Je repousse cette pesanteur, qui, récemment, a mis une journée à faire une partie ;
je crois, Philidor et La Bourdonnais ont cru, qu’il n’y a point de combinaisons d’Échecs qui exigent de l’intelligence au-delà de cinq minutes d’attention, encore à la condition qu’une grande quantité de coups en découleront et que ce sera une avance économique ; j’en appelle, Messieurs, à vos souvenirs ; avez-vous jamais vu sacrifier deux heures à une partie ? Non, une partie d’Échecs est communément une affaire de trois quarts d’heure (…) »
La 21ème et dernière partie du match entre Saint-Amant et Staunton a duré 14h30 (!) pour 66 coups. H.Wilson, arbitre de Staunton, calcula que Saint-Amant avait employé, pour ses coups, les trois quarts du temps total de jeu...
Notez également que Deschapelles ne range pas Saint-Amant ni Staunton au rang de Grand Maitre !
Ils ployaient eux-mêmes sous une fatigue matérielle ; sous une fatigue qui semblait n'avoir rien de commun avec la pensée ; sous la fatigue du corps qui les forçait de s'interrompre et de s'échapper pour aller chercher de l'air et de la nourriture.
Ils étaient la risée de la galerie, souvent renouvelée par l'ennui, laquelle sur une table à côté, réalisait longtemps à l'avance le coup médiocre et prévu, qu'ils ne manquaient guère de jouer après l'avoir indéfiniment fait attendre.
C'était une longueur sans profit comme sans excuse ; une longueur maladive, fastidieuse, montrant les échecs de leur vilain côté et de nature à mettre en fuite les plus intrépides amateurs.
Avant de passer outre l'honneur de l'art exige une rectification : c'est que, il n'y a pas eu défi entre écoles, ni entre sommités, nous ne voyons là, qu'une rencontre entre deux vigoureux soldats qui ont tiré le sabre dans une anfractuosité du rempart ; ils se sont portés quelques bons coups, la victoire n'a pas été acquise sans danger et la défaite n'a pas éteint tout espoir de revanche.
Toutes les propositions de match de Deschapelles envers les anglais sont restées lettre morte
Immédiatement après la défaite de Saint-Amant, la rumeur veut que Deschapelles propose de revenir sur le devant de la scène en défiant Staunton. . Exemple avec l’extrait du journal « Le Sémaphore de Marseille » du 28 décembre 1843 (source Retronews), quelques jours après la fin du match…
En 1844 Deschapelles a quand même 64 ans… 34 ans pour Staunton et 44 ans pour Saint-Amant.
Le défi permanent adressé par Deschapelles aux anglais est par exemple repris par Fraser’s en 1839. « Messieurs, il y a plus de trente ans qu’il existe de ma part un défi permanent au jeu des échecs. J’offre le pion et deux traits ». Il revient sur ce point un peu plus loin dans la lettre.
C'est envahi que vous nous demanderiez du La Bourdonnais ! Cette longue pensée dont les conséquences jaillissaient avec tant de rapidité ! Ce mordant, qui entamait un adversaire inquiet et dérouté ! Ces trouvailles du génie, qui, si souvent, arrivaient à la catastrophe par un grand stratagème !
Il n'y a plus de La Bourdonnais ; il n'y aura plus de joueur de cette puissance qui consente à vivre continuellement dans les conditions actuelles, et encore : La Bourdonnais n'a pas égalé ses devanciers, il n'a pas eu leur valeur intrinsèque, il ne possédait pas au même degré cette essence qui en quelques jours les avait muri ; à lui, il avait fallu dix ans de travail pour les atteindre ; à lui, il fallait, pour se maintenir des efforts incessants ; à lui, enfin, étaient interdits, ces éclairs qui dépassent toutes les bornes.
La nous touchons à l’essence même de Deschapelles. Le « devancier » de La Bourdonnais n’est autre que Deschapelles lui-même ! Deschapelles indique qu’il a fallu 10 ans à La Bourdonnais pour ne même pas l’égaler. Tandis que lui-même reprend la légende qu’il a construite, à savoir qu’il a atteint son niveau au jeu d’échecs en seulement quelques jours en partant de zéro à la fin du XVIIIème siècle au café Morillon ! A ma connaissance, seul AlphaZéro, Intelligence Artificielle, est arrivé à ce résultat par auto-apprentissage en partant de zéro. A la fin de l’article sur le Café Morillon vous pouvez lire l’histoire de l’apprentissage des échecs par Deschapelles.
Revenons encore au défi, nous donnerons notre jugement en peu de mots : les parties sont monotones, les débuts sans variété, la tactique rétrécie, point d'imprévu et peut de saillies, pour qui ignorait le nom des champions, ce sont de faibles parties entre joueurs non classés.
Cependant, ces messieurs sont de bons joueurs ; ils tiennent les premiers rangs dans les deux réunions qui se distinguent le plus, ils ne connaissent plus de supérieur, à moins qu'ils ne l’aillent chercher dans une autre sphère. Cela est arrivé à Mr. St. Amant il n'y a guère plus d'un an ; alors il s'est montré tout autre ; en vingt heures il a fait vingt parties ; il avait de l'intelligence, de la vigueur et. une tenue infatigable ; on ne pourra pas dire qu'il jouait petit jeu ; un peu moins d'argent, oui, mais plus d'émulation, il s'agissait de se défendre en recevant un gros avantage, il s'agissait de conserver ses galons.
Deschapelles fait référence sans doute au match informel qu’il a joué
et gagné contre Saint-Amant en fin d’année 1842 en lui donnant
différents avantages matériels. Page 233 du Palamède de 1842 (deuxième
tome). J'aborde ce match dans cet article.
Nous croyons qu'en pareil cas Mr. Staunton éprouverait la même métamorphose, nous croyons qu'il deviendrait vif, et qu'il retrouverait son éclat.
Monsieur, il y a ici un problème que je livre à votre sagacité. Pourquoi deux joueurs puissants se font- ils amoindrir en combattant l'un contre l'autre ? Une autre singularité des échecs, c'est qu'une réunion quelconque s'y croit de la première force pour peu qu'elle reste du temps sans communiquer avec une force supérieure, à peine privé de La Bourdonnais, le club de Paris attribuait déjà la puissance à ses sommités actuelles, lorsqu'il choisit Mr. D. pour son président. La complaisance de celui-ci alla jusqu'à accepter, dans l'intérêt du club, quelques parties à un jeu qu'il avait entièrement abandonné.
La Présidence du club revient à un certain Mr. D., qui n’est autre que Deschapelles lui-même bien évidemment. En 1841, il est élu président du Cercle des Échecs de Paris, alors situé au-dessus du Café de la Régence. Il en sera le président pendant une année jusqu’en février 1842, conformément au règlement du Cercle, où le tirage au sort désignera un autre conseil d’administration.
Vous auriez été satisfait de voir votre programme en pleine exécution; non seulement les débuts furent variés, mais encore, et pour qu'il n'y manquait rien, des parties s'engagèrent avec des échanges de pièces. On donna la tour, on donna la dame en échange d'une quantité de pions.
En Allemagne on n'apprécie pas ces parties; on n'y a pas introduit encore cet apprentissage des pions, qui se reporte sur toutes les autres manières de jouer, leur donnant de l'aplomb et de grandes ressources. C'est un progrès que je vous recommande et vous me remercierez du plaisir que je vous en promets.
Quoiqu'il en soit, la vérité du récit exige que je vous apprenne que le président a donné à tous, un pion et demie (*C’est-à-dire, pion et trait) et qu'il a gagné tous les défis. Si vous joignez à ce fait; ce que nous avons entendu dire au président qu'il était encore d'un pion au dessous de sa propre force, vous aurez une pauvre idée des talents de l'époque.
Ici est évoquée une ancienne forme du jeu d’échecs que Deschapelles aimait particulièrement. Il s’agit de remplacer telle ou telle pièce par un certain nombre de pions. Cette forme de jeu était très pratiquée à la Régence au XVIIIème siècle, ce qui explique peut-être la découverte fondamentale de Philidor sur l’importance du pion aux échecs. Voir l'article que j'ai consacré à ce sujet.
Philidor classait par demi-pions les échelons des grandes forces ; Mr. de Légal jouait avec lui à but ; Verdoni, au pion pour le trait ; Carlier et Bernard, que j'ai connus, et grand nombre d'autres au pion et trait.
Joué à but correspond à jouer à égalité matériel. Cela signifie que votre adversaire est de la même force que vous.
Monsieur, c'est la seule fois que j'aurai écrit sur ces babioles, c'est une consignation dans vos archives, ensuite, j'acquitte une dette pour les lettres savantes et polies que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser à diverses reprises, lettres qui m'ont touché, et auxquelles j'ai satisfait de mon mieux, soit, en vous faisant remettre ce qui me semblait devoir vous être agréable, soit en vous faisant répondre à fond, par La Bourdonnais qui était un poète de science.
Depuis le duel récent de ces messieurs, on m'a dit que les journaux parlaient d'un défi qui m'était ou me serait porté par Mr. Staunton dans lequel il s'agirait d'une somme d'argent ; vous saurez que je ne crois à rien de semblable, qu'il ne m'a rien été communiqué, que Mr. Staunton n'en a pas non plus probablement entendu parler, et que ce sont les niaiseries de la presse. Il y a bientôt un demi siècle que je tiens la position, chacun à le droit de la réclamer et de porter défi.
Au sujet d’une nouvelle rumeur sur un match entre Staunton et Deschapelles voir un peu plus haut l’extrait du journal « Le Sémaphore de Marseille » du 28 décembre 1843 ou bien encore le journal « Le Commerce » du 25 décembre 1843 (source Retronews).
Si Mr. Staunton me demandait le pion et deux traits, ce serait la partie d'il y a quatre ans, que le comité d'outre mer a évité ; s'il me défiait à but, où trouverait-il assez de confiance pour l'enjeu ?
Agréez, Monsieur, ma haute estime et mon penchant amical.
Des Chapelles.