samedi 13 juin 2020

Lettres de Lionel Kieseritzky (1 sur 3)


Grâce à l'aide de M. Frank Hoffmeister, j'ai publié le 12 avril dernier, deux lettres de Lionel Kieseritzky traduites de l'allemand.

Frank Hoffmeister m'a a nouveau fait parvenir la traduction de 16 extraits de lettres (!) de Kieseritzky, lettres qui donnent des éléments très intéressants sur sa vie, bien évidemment en relation avec le Café de la Régence.
A ma connaissance c'est la première fois que ces lettres sont traduites en français.

Je propose de vous faire partager la traduction de ces lettres par Frank Hoffmeister, ainsi que quelques commentaires de ma part.
Le nombre de lettres fait que je les publierai en 3 articles sur ce blog.

Lettres 1 à 4 - Première partie (voyage vers Paris)
Lettres 5 à 9 - Deuxième partie (Difficile installation)
Lettres 10 à 16 - Troisième partie (un relatif confort)

Avant de lire ces lettres, je vous conseille la lecture de la courte biographie de Lionel Kieseritzky que j'ai mise en ligne il y a déjà quelques temps.
A vrai dire il reste un mystère : pourquoi est-il parti de chez lui pour aller si loin à Paris ?

Avec Saint-Amant, Kieseritzky fut sans doute le plus fort joueur du Café de la Régence pour la période allant de 1841 à 1852, et par là-même un des plus forts joueurs d'échecs de cette époque.
Kieseritzky et Saint-Amant ne s'appréciaient pas particulièrement...

Louis Mandy indique dans cette biographie :

(...) Kiéséritzky et Saint-Amant ont eu tous deux une grande influence sur la vie échiquéenne en France, ce dernier plus certainement par la publication du Palamède que par la pratique du jeu, alors que Kiéséritzky était vraiment un joueur, toujours prêt à se mesurer avec qui le défiait, et un excellent professeur, dont les manières modestes contrastaient singulièrement avec la morgue hautaine de Saint-Amant. (...)


Baltische Schachblätter

D'où proviennent ces lettres ?

Friedrich Ludwig Balthasar Amelung (1842-1909) a publié pendant plusieurs années (1889 - 1902) les « Baltische Schachblätter ». Dans le Volume 1, 2ième issue (1889, pp. 55-87) il donne un résumé de la vie de Lionel Kieseritzky. 

Amelung consulta les lettres de Lionel chez le Dr. Walter Kieseritzky, qui habitait à Dorpat, alors en Russie (aujourd’hui la ville de Tartu en Estonie). Dans l’annexe, Amelung publia des passages de 16 lettres.

Voici la traduction de ces passages (Baltische Schachblätter 1889, pp. 70-84). Les lettres sont presque toutes écrites à Guido Kieseritzky, son frère aîné.  Ce dernier décédera en 1862. Il avait toutes les lettres en sa possession, mais les lettres à partir de 1850 ne sont plus trouvables (Baltische Schachblätter 1889, p. 65, note 1).

Première partie – Voyage vers Paris


Finley 1827 Carte de l'Europe

Amelung indique que Lionel Kieseritzky quitte sa ville natale à cause d’une querelle. Il habite avec un de ses frères et une de ses sœurs dans une grande maison, héritage de leur père, un avocat. Mais les coutumes dans cette maison sont étranges. Son frère, un mathématicien, a pris tout un étage pour des expériences avec des machines. Sa sœur, très attachée à la nature, a recueilli des animaux dans la maison.

Lionel gagne son argent en donnant des leçons de mathématiques. Mais des rumeurs néfastes couraient depuis un certain temps sur la maison Kieseritzky, et Lionel a même dû mener un processus juridique pour diffamation. Il remporte le procès, mais pour une raison non expliquée par Amelung, il décide néanmoins de quitter la ville. Il ne poursuit même pas les deux parties contre Jaenisch par correspondance (Dorpat contre Saint-Pétersbourg).
Les lettres mentionnent son regret et son expérience négative à Dorpat, quand il loue la vie à Rostock (en Poméranie en Allemagne) (lettre No. 3).

Voici les deux parties par correspondances jouées entre Jaenisch et Kieseritzky.
Elles ont été publiées dans Chess Player's Chronicle (volume 2) avec le commentaire suivant :

Grâce à la gentillesse de M. C. F. De Jaenisch, un des plus éminent joueur d'échecs en Russie,
nous sommes autorisés à présenter à nos lecteurs les deux parties suivantes,
qui ont été jouées par correspondance, dans les années 1838-39, entre MM.Jaenisch et Kieseritzky
La fin abrupte de ces parties est probablement à mettre sur le fait que M. Kieseritzky quitta la Livonie,
où il résidait durant le déroulement des parties, vers 1839.


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The Chess Player's Chronicle - Volume 2 - 1842 (page 289/290) 1.e4 e5 2.f4 exf4 3.Bc4 Qh4+ 4.Kf1 c5 5.Nc3 Ne7 6.Nf3 Qh5 7.Nb5 d5 8.Nc7+ Kd8 9.Nxd5 Nxd5 10.Bxd5 Kc7 11.d4 g5 12.h4 Bg4 13.c3 Kc8 14.Kf2 Bxf3 15.gxf3 Nc6 16.Qa4 Nd8 17.Bd2 Bd6 18.Rag1 gxh4 19.Rg4 h3 20.e5 Bc7 21.Bxf4 a6 22.Kg3 Ce coup resta sans réponse
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Von Jaenisch,K-Kieseritzky,L-C33
Kieseritzky,L-Von Jaenisch,K-D20


Lettre No. 1 – à Guido Kieseritzky à Dorpat

Riga, le 8 juin 1839

Cher frère ! 

Dans la nuit du mardi au mercredi, vers 1.00 heure, nous sommes arrivés à Riga sans rencontrer de problèmes. Il n’y a pas de bateau vers Lübeck, mais « la Lisette » navigue vers Rostock sous le commandement du capitaine Schönemann. 

Hier, je n’ai pas pu lui parler, mais aujourd’hui on m’a demandé de me rendre à un endroit où je pourrai le joindre vers 3.00 heures. Le vent souffle dans la bonne direction et j’ai pu monter à bord. 
J’ai dû signer un document de retour dans le cabinet du gouverneur-civil, dans lequel était indiqué que je rentrerai dans 3 ans. 

Lettre No. 2 – à Guido Kieseritzky à Dorpat

Riga, le 12 juin 1839

Cher frère ! 

Demain, je vais embarquer à bord de « la Lisette » avec le capitaine Schönemann, qui va prendre les voiles directement vers Rostock. Si le vent est favorable nous devrions arriver en 5-6 jours. J’ai dû payer 6 ducats pour le transport. Après Rostock je compte aller à Hambourg. Vous pourrez m’écrire là-bas, mais vous devriez faire cela avant samedi prochain, car je pourrai déjà avoir quitté Hambourg… 

Cleasby est arrivé avant-hier de Mitau – il vous remettra cette lettre. Son amitié me fait du bien. Puisse le Ciel me donner une personne comparable à l’étranger – La solitude pèse lourd sur moi. Je me suis occupé un peu avec les mathématiques et je me suis senti presque toujours à la maison.

La vie à Riga est horriblement chère. Un livre de viande coûte 34 kopeks, un livre de beurre 4 roubles, de sorte qu’on doit payer 20 kopeks pour une portion beefsteak dans les restaurants – mais les portions ne représentent que la moitié de celles à Dorpat … 

Hier matin je suis monté en haut de la tour « Peter » avec Cleasby, et j’ai inscrit 3 croix sur une colonne pour témoigner que j’y étais … PS : La bouteille de vin, que tu m’as donnée pour le voyage, n’est pas encore ouverte. Je vais la prendre dans le bateau et boire le premier verre à vos santés ! 

Lettre No. 3 – à Wilhelm Schwartz à Dorpat

Riga le 30 juin (11 juillet) 1839 

(NDA - La première date correspond au calendrier Julien alors en vigueur dans l'Empire Russe, la deuxième date au calendrier Géorgien en vigueur presque par tout ailleurs en Europe)

Mon très cher ami ! … Le 5 mai, j’ai quitté Dorpat, comme tu le sais, en compagnie de l’Anglais Cleasby et je suis arrivé à Riga dans la nuit du 6 au 7 juin. Ma première action fut de régler les points relatifs au passeport. 

Puisque Rostock est seulement éloigné de 24 miles de Hambourg, je me suis décidé à contacter le capitaine Schönemann de « La Lisette », ce qui fut seulement possible après quelques jours puisqu’il y a beaucoup de trafic sur la Düna (NDA – Fleuve dont l’embouchure est à Riga, actuellement appelé Daugava ou Dvina). Nous avons conclu un accord… 

Entre-temps, j’ai contracté quelques dettes pour Rostock. En plus, j’ai eu le bonheur de retrouver mon ancien ami de l’Université, Zachrissen, et son frère. (...) Au matin du 16 (juin) j’ai pris le bateau. 

Rostock donne une impression très spéciale à cause de ses bâtiments gothiques assez hauts, qui sont peints de toutes les couleurs, sauf les plus belles … Parmi les places publiques, celle du « Marché Neuf » mérite une mention particulière : un espace carré, avec une honnête mairie avec ses tours, entourée par 30 autres grands bâtiments… 

Je suis forcé de rester ici jusqu’à mercredi, ce qui me convient, car cette ville offre tellement de choses sympathiques que je la choisirais bien pour y habiter. Partout c’est la prospérité, et les visages gais des habitants expriment leur satisfaction ; je vois une confiance mutuelle entre le Prince et le peuple, et l’obéissance aux lois morales et civiles. 

Il s’y ajoute une liberté de parole et d’action, une éducation de l’esprit et une informalité correcte dans le comportement. On voit des bancs en bois devant toutes les maisons, souvent artificiellement décorés, où les dames sont assises tout au long de la journée. Elles y font du travail domestique ou la cuisine. 
Un passant, avec sa pipe, les rejoint – tous se parlent ; les enfants apportent leurs jouets. Tout est tellement innocent – nulle part on ne trouve trace de médisance ou de rumeur sur son prochain…

Je peux aussi louer sans limite la gentillesse de mes hôtes, les Markin. Cette amitié honnête me touche ; elle ne me fait pas oublier ma malchance, mais elle m’aide à la supporter. D’ici à mardi tout devrait être prêt, de sorte que je puisse aller à Hambourg. Le destin doit néanmoins se poursuivre. Celui qui guide les nuages, les fleuves et les vents va aussi trouver le chemin pour guider mes pas. … De Hambourg, je vais encore écrire à mes frères et à mes sœurs, puisses-tu bien veiller amicalement sur eux. 

Ainsi ta propre famille s’est agrandie, parait-il. Que Dieu protège le nouveau-né et vous tous. 
Veuillez aussi penser à un être perdu, qui marche en solitaire dans le chemin, plein de douleurs, mais pas sans foi. 

Arrivée à Paris
Lionel Kieseritzky arrive à Paris au moment où le Cercle des Échecs de la rue Ménars vient de fermer. Les plus forts joueurs d'échecs reviennent alors au Café de la Régence. Il y rencontre notamment La Bourdonnais et Saint-Amant.

Lettre No. 4 –  à Guido Kieseritzky à Dorpat 

Paris le 17/29 août 1839 

Cher frère ! 

Aujourd’hui, cela fait quatre semaines que j’ai mis mes bottes sur la terre de France au Havre de Grâce. J’ai quitté Hambourg le 14/26 juillet avec le bateau à vapeur « Paris », avec le capitaine Delarue, et je suis resté cinq jours en mer du Nord avec une tempête énorme, qui nous a même forcée à retourner à Cuxhaven. 

Depuis la mise en place des bateaux à vapeur, on m’a dit qu’il n’y avait jamais eu de tel voyage de 130 heures au lieu des 60 heures habituelles.
Le jeudi 20 juillet (1 aout) nous sommes enfin arrivés au Havre. Là-bas nous avons été reçus par des employés de l’auberge « Cinq Heures ». Mal servi est celui qui prend un petit déjeuner sans demander le prix avant. Sans précaution nous avons accepté ce petit déjeuner, mais le prix en était tellement scandaleux que j’ai honte de le préciser.  

Après un autre voyage ininterrompu, nous sommes arrivés à Paris le lendemain à 9 heures (entre-temps nous sommes passés par les villes Harfleur, Rouen et Andelys), où nous avons trouvé nos quartiers à l’auberge Lafitte – près de la Messagerie. J’ai pris une chambre avec le vieux Lichtenstein au quatrième étage, et les deux Suédois ont pris la chambre au-dessus au 5éme étage.

Le premier jour j’ai déjà rencontré le peintre Löffler…. Le dimanche nous avons pris avec le vieux Lichtenstein, un officier hollandais, un jeune Suisse et un peintre hongrois, le train avec plus de 1000 autres personnes pour aller à Versailles. C’était le jour de l’inauguration de ce train (NDA – Inauguration le 2 août 1839). Nous avons vu tellement de chambres à Versailles, qu’elles formaient comme un labyrinthe, chacune avec de grandes peintures. Ne pensez pas qu’avec une telle marche nous ne prenions pas de plaisir avec l’art…


Quelques jours plus tard, j’ai trouvé un logement pour moi-même, dans un l’hôtel garni, rue de Lille No. 5, dans le Faubourg, près de St. Germain. De là, on est très près du Quai Voltaire, le long de la Seine et face aux Tuileries. 

Je paye chaque mois 18 Francs et j’ai une petite chambre commode. Je pourrais sauver quelques sous dans un autre quartier, mais il y a plusieurs bonnes raisons pour cette chambre. Elle est dans un endroit très sûr et calme. En plus, les diplomates des états de Würtemberg, de la Prusse et de l’Espagne habitent dans ma rue, ainsi que 15 Pairs et 4 Députés. A l’extrémité de la rue se trouve le Palais Bourbon avec la Chambre des Députés.

La raison principale pour mon choix est le fait que le peintre Hongrois, Hora, loge aussi ici. Il est ma seule compagnie et ma consolation. Malheureusement, je n’ai pas encore l’espoir de trouver un travail. Toutes mes tentatives ont échoué, parce que on n’y peut rien sans une recommandation.  Si tu pouvais m’en faire parvenir une par M. Bunge, cela m’irait bien. J’aurais dû écrire plus tôt à ce sujet, mais j’avais toujours l’espoir de trouver quelque chose de concret pour moi. Bon, je dois être patient. 

Au Café de la Régence j’ai joué quelque fois aux échecs, aussi avec La Bourdonnais, mais j’ai été profondément humilié. Plus de détails une autre fois.



Dans le Palamède de 1839/1840 (la revue commence à avoir des difficultés liées à la maladie de La Bourdonnais) il est question pour la première fois de ce jeune joueur provenant de Livonie.
L'orthographe de son nom est approximative, passant de Kieserisky à Zekeriski.

 

Notez que les pièces noires débutent la partie.
Voici les 4 uniques parties de Kieseritzky publiées par La Bourdonnais dans son Palamède.
Vous pouvez trouver ici une courte biographie du joueur Hyacinthe Henri Boncourt.


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1.e4 e5 2.Nf3 Nc6 3.Bc4 Bc5 4.c3 Nf6 5.d4 exd4 6.e5 Ne4 7.cxd4 Bb4+ 8.Nbd2 Nxd2 9.Bxd2 d5 10.exd6 Qxd6 11.0-0 Bxd2 12.Qxd2 0-0 13.Rfe1 Bg4 14.Ne5 Nxe5 15.Rxe5 Rad8 16.Re4 Bf5 17.Rf4 Be6 18.b3 f5 19.Rd1 Bd5 20.Rh4 Rf6 21.f4 Rg6 22.Rh3 Rg4 23.Rf3 b5 24.h3 Rg6 25.Bxd5+ Qxd5 26.Re3 Re6 27.Re5 Rxe5 28.fxe5 c5 29.Qf4 g6 30.Qh4 cxd4 31.e6 d3 32.Qe7 Rf8 33.Qd7 Qxd7 34.exd7 Rd8 35.Rxd3 Kf7 0–1
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De Saint Amant,P-Kieseritzky,L-0–1C54
Kieseritzky,L-De Saint Amant,P-0–1C00
Boncourt,H-Kieseritzky,L-0–1C54
Kieseritzky,L-Boncourt,H-0–1C20

3 commentaires:

  1. Jean-Olivier,
    ces lettres de Kieseritzky sont-elles publiables en fac-simile ?
    Car il serait intéressant notamment d'observer son écriture...
    Ces travaux mathématiques également ne semblent pas dénués d'intérêt.
    Alain

    RépondreSupprimer
  2. Alain, les lettres sont accessibles dans la revue Baltische Schachblätter dont je donne le lien dans l'article. J'ignore si elles existent quelque part en fac-simile.
    Jean Olivier

    RépondreSupprimer