mercredi 5 octobre 2022

Le court passage de Daniel Harrwitz au Café de la Régence - grandeur et décadence

Lors de la conférence sur le centenaire de la FFE, Frank Hoffmeister avait consacré une partie de son intervention sur le joueur Allemand Daniel Harrwitz.
 
Daniel Harrwitz - Photo non datée ni sourcée.

Voici un complément au sujet de ce très fort joueur, que le site EDO Chess considère dans les plus forts joueurs du monde des années 1856/1857/1858, derrière un certain Paul Morphy...

Son installation à Paris est annoncée dans la revue La Régence en août 1856. Le texte est véritablement un éloge à son intention, et en particulier sur ses capacités à jouer à l'aveugle. En tout cas sa venue est très attendue, car depuis la mort de Lionel Kieseritzky il n'y a pas vraiment de leader à la Régence. 
 
La Régence - 1856
 
CHRONIQUE

Nous recevons une lettre de M. Harrwitz, dans laquelle ce célèbre joueur d'échecs nous annonce son intention de venir se fixer à Paris, pour y occuper, comme professeur, la place laissée vacante par la mort de M. Kiéséritzky. Depuis deux ans, M. Harrwitz semblait avoir abandonné les échecs, et s'était retiré à Breslau peu après son match avec le hongrois Lowenthal; mais peut-on renoncer ainsi à la gloire d'être au premier rang, quand on est dans toute la force de son talent ; guérit-on si facilement de la passion pour les échecs ?
 
Par quels travaux faut-il que la vie soit absorbée ? de quels chagrins pensez-vous qu'elle doive être remplie pour amener un homme à se priver d'une distraction si attrayante et d'un remède si efficace ? Non, les échecs ont ce rare privilège d'être à la fois une science, un art, une lutte et un divertissement, et rien au monde ne nous captive plus longtemps. 
 
Aussi sommes-nous moins surpris que charmés par la résolution prise par M. Harrwitz, qui trouvera parmi les amateurs du Cercle et du Café de la Régence, ce même accueil sympathique qu'il y a conquis dans le cours de ses trop rares visites. La rédaction de La Régence recevra, par l'effet de sa présence, un renfort de savante collaboration, car M. Harrwitz a déjà fait gracieusement ses offres de services au rédacteur en chef du journal ; et puis, à l'exemple de ses rivaux, les véritables ombres de l'échiquier, MM. Staunton, Lowenthal, Anderssen, et avant eux de La Bourdonnais, Deschapelles, Lewis, Mac-Donnell, il reste debout sur la brèche, prêt à accepter le combat. 
 
Nous ne voudrions cependant pas qu'on pût se méprendre sur les intentions de notre futur hôte, qui, tout jaloux qu'il peut être de maintenir sa réputation, n'est nullement animé d'une ardeur querelleuse. M. Harrwitz ne reculerait pas devant un défi sérieux et loyal ; n'ayant jamais échafaudé sa gloire sur des succès imaginaires, vainqueur dans le plus grand nombre des tournois qu'il a soutenus, il s'appuie sur un talent réel et sait très bien que la meilleure manière de trancher la discussion dans une question de prééminence, est de combattre sur l’échiquier au lieu d'argumenter à perte de bon sens et de toute créance; mais, encore une fois, l'humeur de M. Harrwitz est à la paix, il se présente avec un rameau d'olivier à la main; place au professeur. 
 
Très vite après son arrivée, Jules Arnous de Rivière défie Daniel Harrwitz, en caressant l'espoir de se faire un nom en battant cet adversaire prestigieux. C'est un échec, Arnous de Rivière se fait battre sèchement sur le score de +5 -2.
 
Harrwitz fréquente l'aristocratie parisienne. Par exemple La Gazette du Midi du 13 mars 1857 mentionne par exemple qu'il a joué chez le duc de B (Brunswick) et chez le prince A. B. (Antoine Bonaparte
 
 Retronews

L’Indépendance belge signale l'arrivée à Paris d'un des plus illustres joueurs d'échecs qui aient peut-être apparu dans ce monde à part, un Prussien, M. Harrwitz, qu’une organisation spéciale distingue entre tous. Philidor et La Bourdonnais n’avaient peut-être pas au même degré la faculté de jouer sans regarder l’échiquier. Harrwitz a conduit jusqu’à quatre parties à la fois de cette manière. Quelle que soit sa facilité, un pareil tour de force exige une tension du cerveau qui ne peut pas être sans danger. Mais dernièrement, chez le duc de B… et chez le prince A. B…., il a joué deux parties simultanément sans fatigue et sans efforts.
 
On parle même de ses exploits de l'autre côté de l'Atlantique, où un certain Paul Morphy a déjà acquis une certaine réputation. Ainsi cet article dans le journal Evening Star - Washington DC du 7 avril 1857, où on apprend aussi quelques détails sur la configuration du nouveau Café de la Régence.

Evening Star - Washington DC du 7 avril 1857

Une extraordinaire partie d'échecs.

Le Café de la Régence, à Paris, a été récemment la scène d'une extraordinaire démonstration de puissance échiquéenne. M. Harrwitz, le célèbre joueur, disputait, sans voir l'échiquier, deux parties en même temps contre deux joueurs du Club d'échecs de Paris.

Le Prince Antoine Bonaparte, le Duc de Brunswick, le Marquis de Carracciolo, le Comte Isoard, et un grand nombre d'amateurs et de membres du club, étaient présents, et ont suivi avec un intérêt inlassable jusqu'à la fin le merveilleux exploit d'abstraction mentale et de mémoire échiquéenne que M. Harrwitz a présenté à cette occasion sans, selon toute apparence, un effet harassant.

Pour mieux comprendre comment se sont déroulées les parties, nous pouvons dire que le Café de la Régence se compose de deux grandes salles au rez-de-chaussée ; l'une aménagée en café, proprement dit, et l'autre pourvue de tables de billard et aménagée en estaminet, où il est permis de fumer. Dans ces deux salles, qui sont ouvertes à tous, et où l'on joue aux échecs presque toute la journée, l'amateur est sûr de trouver à tout moment quelqu'un prêt à faire une partie. Mais au-dessus se trouve une série de salles réservées à l'usage du Club d'échecs de Paris, et c'est dans ces salles que s'est déroulée la merveilleuse démonstration dont nous parlons.  

Au centre de la plus grande de ces pièces étaient placées deux tables, auxquelles étaient assis, chacun avec un échiquier et des pièces d'échecs devant lui, M. Lecrivain et M. P. (NDA - Est-ce Potier ? ou Jean Préti ?), le gentleman avec lequel M. Harrwitz devait engager un conflit pacifique. La pièce d'à côté, la dernière de la suite, était réservée au joueur à l’aveugle, avec tout son aménagement, consistant simplement en trois ou quatre chaises et une table dans un coin sur laquelle étaient placés du vin, du sucre et de l'eau, et d'autres rafraîchissements, ainsi que du matériel d'écriture, pour permettre au monsieur, qui faisait office de secrétaire, de noter les coups lorsqu'ils étaient décidés.

La porte de communication entre les deux pièces était maintenue ouverte pendant tout le temps, de sorte que tout le monde pouvait voir que non seulement M. Harrwitz n'avait aucun moyen d'aider sa mémoire par un quelconque objet étranger ou tangible, mais que tout contact avec d'autres personnes était absolument impossible. Tout autour des autres pièces, des tables d'échecs étaient disposées, sur lesquelles les amateurs invités à être présents suivaient les coups au fur et à mesure qu'ils étaient joués. Tout étant déclaré prêt, vers 9 heures et demie, le jeu commença. La manière dont les coups ont été annoncés est la suivante :

M. Lequesne, qui avait aimablement consenti à servir de secrétaire, après avoir reçu ses instructions de M. Harrwitz, écrivait les coups pour les deux parties, puis, entrant dans l'autre pièce et disant "Première partie", il spécifiait le coup fixé pour celle-ci ; ensuite, disant "Deuxième partie", il agissait de la même manière pour celle-ci. Les coups, ainsi nommés, étaient alors joués sur l'échiquier, et les deux adversaires étudiaient la réponse à donner. Lorsque les deux messieurs étaient décidés, M. Lequesne notait les coups comme précédemment, puis à son tour annonçait à M. Harrwitz, exactement de la même manière, le coup ainsi donnée dans chaque cas.

La partie la plus longue, dans laquelle le jeu fut remarquable de qualité des deux côtés, dura trois heures et demie, et du début à la fin de ce long espace de temps, pendant lequel la tension sur la mémoire a dû être énorme, M. Harrwitz (rapporte Galignani) n'a jamais semblé embarrassé le moins du monde à un seul moment, et il n'a pas tardé plus longtemps dans ses coups qu'il ne l'aurait fait, probablement, dans une partie ordinaire, en regardant l'échiquier. Les réponses venaient certainement plus rapidement de son côté que de l'autre pièce, M. Lecrivain prenant un temps considérable pour examiner chaque position et jouant avec une grande prudence. M. P., au contraire, bougeait tout de suite, et étant naturellement un joueur rapide, il était bientôt fatigué par le temps pendant lequel il était obligé de rester inoccupé en attendant les décisions de M. Lecrivain. C'est très probablement à cette circonstance qu'il faut attribuer le fait qu'il n'a nullement égalé son jeu habituel. Il était plus d'une heure lorsque M. Harrwitz entra dans la salle générale, après avoir gagné les deux parties. Il se déclara alors peu fatigué et, en réponse aux observations qui lui ont été faites, il commença à expliquer différents aspects de ses deux parties.
 

 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Daniel Harrwitz - Photo non datée ni sourcée.
 
Ainsi Harrwitz impressionne en jouant deux parties à l'aveugle... On imagine le choc quand Morphy jouera simultanément à l'aveugle contre 8 adversaires le 27 septembre 1858, soit dans un peu plus d'un an après l'article.
 
Morphy scellera le sort d'Harrwitz. Ce dernier ne jouera pas le match jusqu'au bout, sachant qu'il se faisait véritablement écraser. Cela laissera une très mauvaise impression à la Régence. Il essaye bien d'organiser une simultanée similaire sur 8 échiquiers en décembre 1858 au Café de la Régence. Mais les adversaires sont faibles par rapport à ceux de Morphy, et les parties ne seront pas publiées.

Un court texte en vers circule alors à la Régence au sujet de la prestation d'Harrwitz :

Tu veux singer Morphy, joueur phénoménal;
Jeune imprudent, tu forces ta nature
En vain tu te poses en original,
Tu n'en es que la caricature.
 
Après le départ de Morphy, Harrwitz joue des parties informelles contre le jeune Ignaz Kolish, (+1 =1 -2) mais il refuse de jouer un match officiel. Et le 12 juin 1859, le journal Britannique The Era annonce : 

De France nous apprenons que M. Harrwitz a cessé de fréquenter le Café de la Régence, le propriétaire de cet établissement concevant qu'il avait des raisons de se plaindre sur le fait que M. Harrwitz a refusé le challenge de M. Kolish, ainsi que la non-continuation de son match avec M. Morphy.

Le propriétaire de la Régence estime donc qu'Harrwitz ne présente plus le même attrait qu'auparavant. L'impact est à la fois commercial et financier pour son établissement. Mauvaise réputation, moins d'attrait et de clients...Rideau, Harrwitz ne reviendra plus à la Régence. Son règne aura duré un an et demi. Grandeur et décadence...
 

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