Alphonse Delannoy était un chroniqueur brillant, amoureux du jeu d’échecs et qui était un des derniers survivants de l’ancien Café de la Régence. Sans lui, une grande partie de la mémoire du Café de la Régence au XIXe siècle aurait tout simplement disparu à tout jamais.
La photo ci-dessous date des années 1870 lorsqu'Alphonse Delannoy habitait à Londres.
Alphonse Delannoy - Cleveland Public Library Digital Gallery
Merci à F.Hoffmeister pour cette découverte.
La Stratégie - Octobre 1883
« Un homme dont tous les amateurs d’échecs ont lu et apprécié depuis quarante ans les articles dans différents recueils d’échecs de France, d’Europe et d’Amérique, M. Delannoy est mort à Enghien (Belgique), le 19 juillet dernier. Cette nouvelle imprévue nous est arrivée au commencement de ce mois seulement, et cette circonstance explique le retard que nous mettons à notre hommage posthume ; acte de justice et de déférence dont plus que tout autre journal, la Stratégie était tenue puisque M. Delannoy a enrichi sa collection d’une multitude d’articles, de revues, de nouvelles dont le succès ne s’est jamais démenti. (…)
Nature nerveuse et impressionnable au plus haut degré, M. Delannoy s’éprit d’une véritable passion pour le jeu des Échecs auquel il ne trouve rien de comparable. « La Régence, dit-il, est le rendez-vous des amateurs d’Échecs, de ce noble jeu, véritable don du ciel, le plus sublime peut-être des conceptions humaines. » Et cette passion, après mille vicissitudes, s’est retrouvée comme nous le verrons plus loin, plus vivace en ces dernières années, qu’elle ne l’avait été à ses débuts.
Et chose peu commune qui prouve combien avaient été profondes ses premières impressions, il avait concentré et confondu dans un seul culte, les Échecs, La Bourdonnais et le Café de la Régence. Qu’on lise tous les articles, revues, historiettes, anecdotes dont sa plume a été si prodigue pendant près de quarante années. On retrouvera toujours cette triple idée. Les Échecs sont la merveille de l’Esprit humain. La Bourdonnais est la plus grande incarnation de cette merveille. Le Café de la Régence est le séjour des élus. « Plusieurs fois, dit-il, les gloires et les célébrités ont fui ses tables et ses bancs. La Régence a laissé partir ces profanes, elle a dit : j’écraserai mes concurrents magnifiques, vous reviendrez ingrats ! Et la prophétie s’est accomplie ». (Ceci tuera cela).
(…) M. Delannoy était né à Évreux, en février 1806, élève de l’École Normale, il en sortit professeur au Lycée Charlemagne. Mais avide d’indépendance, il quitta cette situation pour se vouer exclusivement aux belles-lettres. Correspondant de divers journaux de l’époque, il publia des articles aujourd’hui ignorés, mais qui lui acquirent une certaine notoriété, puisqu’à la résurrection du « Palamède » il est placé en sa qualité d’homme de lettres en compagnie de Marie Aycard, Lavallée, de Musset. Ce fut à cette époque qu’il commença à s’occuper des Echecs en qualité de littérateur. Plus tard, il traduisit en vers, les psaumes du roi David. Ce fut un véritable succès d’artiste et malgré la nature du sujet, la souscription fut couverte et au-delà.
Pendant les dernières années de sa vie, M. Delannoy habita successivement l’Angleterre, où il s’était fait de nombreux amis, et la Belgique où il s’est éteint le 19 juillet dernier. Si comme savant, les Echecs ne lui doivent rien, nul n’a plus fait pour eux comme vulgarisateur, nul écrivain plus épris de son sujet, n’a consacré plus de temps plus de veilles à ce culte qui fut celui de sa vie entière. Mais ainsi que pour Philidor et pour La Bourdonnais, les échecs ont été ingrats et leur fidèle disciple a été comme ces deux hommes de génie, chercher un tombeau sur la terre étrangère.
Ernest Nivernais. »
Les journaux anglais annoncèrent le décès d'Alphonse Delannoy. Par exemple ci-dessus dans Field du 3 novembre 1883.
Voici quelques extraits de ses chroniques.
Tout d’abord il évoque son arrivée à l'ancien Café de la Régence, et sa première rencontre avec son mentor échiquéen La Bourdonnais. Il parle également de la « la fille du propriétaire ». À l’époque le propriétaire est Joseph Evezard, et sa fille se nomme Joséphine Evezard. Quelques années plus tard, en 1836, elle se mariera avec Claude Vielle, nouveau propriétaire des lieux.
La Stratégie – Mars 1877
« (…) Le plus important est ma première entrée à la Régence. C’était au mois de mars 1827. Le ciel, assez souriant le matin, s’était soudainement assombri, et je me trouvai sur la place du Palais-Royal quand je fus assailli par une bourrasque épouvantable, une véritable avalanche de pluie, de neige et de grêle. Soulevé par la tempête, je sentis mon chapeau s’envoler, je courus après le volage, et, l’un roulant l’autre, je me heurtai à la porte d’un café ; je m’y précipitai comme une bombe. Mon entrée fut saluée par les éclats de rire de la fille du propriétaire, jeune personne assez coquettement mise et dont les yeux promettaient bien des choses.
Avec la demi-tasse et le petit verre demandé, le garçon planta devant moi quelques journaux, et je commençais à peine à savourer mon moka et ma tartine du Constitutionnel, journal favori de l’époque (Quantium mutatus ab illo ! ), que je fus distrait par un tapage énorme, où se mêlaient tout à la fois des imprécations, des rires, des canonnades et la voix du chef de l’établissement.
Naturellement curieux, je m’approchai, je franchis les deux colonnes qui séparaient les initiés du vulgaire, j’étais dans le temple des Échecs. Ayant appris au collège la marche de ce jeu, j’avais eu la naïveté, jusque-là, de le considérer comme très sérieux, et, par conséquent, excluant tout bruit, toute interruption. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise d’entendre un pareil vacarme ; je m’informai du motif.
– La Bourdonnais vient de faire un mat superbe, et la perruque du père Jointo en a bondi sur l’Échiquier.
- Qu’est-ce que La Bourdonnais ?
- Le plus fort joueur d’Échecs du globe.
Je continuai à regarder, à observer ; je n’étais entré que pour me sécher, me réconforter, je n’avais que quelques minutes à moi, je restai quatre heures. C’en était fait. Alea jacta erat. J’avais franchi le Rubicon. Je devins bientôt l’un des membres les plus assidus de la Régence. Qui dira les prétextes, les subterfuges, les affaires Chaumontel (*) qu’il me fallait chercher pour excuser mes pertes de temps, mes retards aux heures du dîner, aux rendez-vous et à la folle passion, enfin, qui s’empara de moi pendant mes premières années d’exercice. Mais aussi, qui retracera le plaisir de mes luttes et de mes observations ? »
(*) Complément du texte précédent : il s'agit d'une référence directe à Balzac. Ce nom est emprunté aux Petites misères de la vie conjugale de Balzac, qui parurent en 1846. Adolphe, le héros, essaie de justifier ses absences par « l’affaire Chaumontel » totalement inventée, mais son épouse n’est pas dupe. Ainsi Balzac énonce que « tous les ménages ont leur affaire Chaumontel »
La Régence février 1851 - On retrouve Alphonse Delannoy en 1851 dans la liste des membres du Cercle des Échecs, alors situé au-dessus du Café de la Régence.
Toujours dans la Stratégie mars 1877, voici un exemple de description des joueurs d’échecs que l’on retrouve tout au long de ses chroniques.
« Je connus bientôt le caractère de chaque amateur ; le gros rire de La Bourdonnais, les allures dogmatiques de Deschapelles, l’atticisme de Saint-Amant et de M. Boissy d’Anglas, les subtilités du Petit-Juif, de Desloges et Lavanino, les chatteries de Sasias, le savoir-faire de l’épervier noir et de l’épervier blanc, les illusions de Dumoncheau, les fureurs du père Barthez, les broquettes et les petits clous du papa Chamouillet, et les désespoirs des millionnaires de MM. De Nanteuil et Sisière, dont la fortune avait trahi le sort en faisant un accroc de cinquante centimes à leur bourse, et les variétés infinies de ces dispositions d’humeur avaient pour moi un charme inexprimable.
Par ces observations premières, je fus rapidement en état de distinguer les avant-coureurs d’une victoire ou d’un revers. Un sourire, un bonjour empressé au dernier arrivant, un frottement de mains, la préoccupation de son chapeau, de sa canne, de son parapluie, la prise de tabac lentement aspirée, l’indifférence sur les remarques de la galerie, une part dans la conversation, un coup d’œil sur un journal, une tendance vers sa consommation, l’inspection de l’horloge, de la nature du temps, la crainte de faire attendre chez soi, quelque réminiscence facétieuse et l’examen du contenu de la bourse pour payer les frais, ou ce paiement avant la fin d’une partie, sont autant d’indices de la confiance dans sa position, d’une espérance de succès, de conviction même de triomphe.
L’illumination des traits, les mouvements ondulatoires, le voyage de la tabatière d’une main à l’autre sans y puiser, les exclamations, les regards furieusement lancés aux spectateurs, le mouchoir, les gants gisant à terre, le refroidissement ou l’oubli même de la demi-tasse, le martèlement des pièces, l’Échiquier détourné de la ligne droite, les pièces égarées sur les bancs ou roulées nerveusement dans la main présagent une défaite. Et c’est le pauvre garçon qui en est la plus triste victime, car le perdant supprime son pourboire. »
Et bien entendu, Delannoy sera aussi présent dans le nouveau Café de la Régence. Voici comme il décrit son arrivée dans ce nouveau Café de la Régence, que Claude Vielle a fait construire et qui a été repris M. Gillet.
La Régence - Février 1856
« (…) revenant un jour de la campagne (…), j’aperçois, éblouissant de peintures, de lumières, de fraîcheur, un établissement que je ne connaissais pas.
À la vue de ces marbres éclatants, de ces massifs de fleurs d’où s’élancent toutes étincelantes des murailles de glace, de ce luxe oriental disséminé avec autant d’art que de profusion, je m’arrête étonné, j’entre et me trouve tout à coup au milieu de mes anciens amis. J’étais dans le nouveau café de la Régence.
Aussitôt s’évanouissent toutes mes préventions ; le plaisir du moment l’emporte sur le souvenir du passé. Pour opérer en moi ce miracle, assurément il a fallu la magie d’un bien grand enchanteur. Honneur donc à M. Gillet, le propriétaire du nouvel établissement, le digne successeur d’un homme qui a fait aussi de bien grands sacrifices pour le bien-être de ses habitués. M. Vielle avait pu seulement améliorer, M. Gillet a tout créé, et bien heureusement inspiré dans ses conceptions, il a tout bonnement fait un chef-d’œuvre ; car, dans un espace assez limité, il a trouvé le moyen de réunir un café, un estaminet, un billard et un cercle.
Après avoir rendu justice au bon goût et au discernement de l’entrepreneur, répétons franchement que la vue de nos anciens frères d’armes a particulièrement éveillé nos plus douces émotions. »
Il évoque avec nostalgie un passé révolu.
« (…) du fond de mon modeste réduit, j’ai pu évoquer un instant les ombres de nos grands maîtres. Tour à tour ont passé devant moi : La Bourdonnais au jovial sourire ; Deschapelles au visage sévère, au manteau d’hermine ; Mouret et ses petits verres d’absinthe ; Boncourt et son flegme imperturbable ; Beaucé et ses accompagnements d’orchestre ; le petit juif et ses excentricités ; Boissy-d’Anglas et ses inspirations échevelées, le père Lemaître et ses quinze tours roulant au milieu de ses doigts contractés ; et enfin ce pauvre M. Des Guis, l’ex-croqueur des poules.
Quel immense foyer d’agréables souvenirs ne trouve-t-on pas dans l’évocation de tous ces anciens frères d’armes, et leur silhouette, ramenée de temps en temps sur la scène, anime les jeunes élèves, les encourage, les inspire et peut quelque fois créer des héros. (…) »
Pour terminer, voici trois parties de Delannoy.
La première, contre Desloges, montre que Delannoy est un joueur d’attaque à outrance (partie commentée par Lionel Kieseritzky dans son livre "50 parties jouées au cercle des échecs et au café de la Régence"). Il aura également l’occasion de jouer quelques parties en 1858 contre Paul Morphy. Il est cité dans le livre « Paul Morphy, the Chess champion » par Frederick Edge. Paul Morphy lui donnant l'avantage d'un pion et de deux traits. Le score sera de 4-0 pour Morphy.
Lors de leur première partie (non connue à ma connaissance), Delannoy, fidèle à lui-même, sacrifie pièce sur pièce d’une manière à terrifier tout le monde sauf son jeune adversaire. À un coup joué par Morphy et qualifié de « Voilà un coup du bon Dieu », il répond par « Et, en voilà un du diable ». Mais ce coup n’est d’aucune utilité et la partie tourne en faveur de Morphy.
« Paul Morphy, the Chess champion – Chapitre XII – Londres 1859 – Frederick Edge »