vendredi 25 décembre 2020

Tranche de vie au Café de la Régence en 1836

Les textes relatifs à l'activité dans le Café de la Régence sont très rares avant 1842.
C'est seulement à partir de cette année-là, dans Le Palamède repris par Saint-Amant, qu'Alphonse Delannoy commencera à décrire assez régulièrement le lieu et les joueurs d'échecs.

J'ai déjà eu l'occasion de publier un texte datant de 1821 qui apporte quelques détails sur le Café de la Régence de l'époque. L'article suivant, paru dans la Gazette des Théâtres date du jeudi 7 avril 1836, apporte des informations très intéressantes.

L'Illustration - 24 janvier 1851 - Il existe très peu d'images de l'ancien Café de la Régence, alors place du Palais Royal. Même si la gravure date de 15 ans après, son aspect a probablement peu changé. Voir le plan ci-après du Café de la Régence.

C'est justement l'année 1836 qui est une année charnière de l'histoire du jeu d'échecs :
Le plus fort joueur du Monde à l'époque, La Bourdonnais, crée avec son ami Joseph Méry la première revue d'échecs au monde, Le Palamède.

Le même La Bourdonnais, influencé par son match à Londres contre McDonnell en 1834 et les clubs qui y existent depuis longtemps, crée le Cercle des Panoramas (près du passage du même nom), sans doute aussi pour échapper au tumulte du Café de la Régence. Il réussit, pour une poignée d'années (jusqu'au début de l'année 1839), à rassembler la bonne société dans un club dédié au jeu d'échecs.

En 1836, le propriétaire du Café de la Régence est Claude Vielle. Il vient juste de s'installer et s'est marié avec une des filles de l'ancien propriétaire, Joseph Evezard. Claude Vielle est à mes yeux le plus important propriétaire de l'histoire du Café de la Régence.   

Jacques Arago, l'auteur de ce texte :

* Dépeint un endroit chaleureux, où Philidor a son portrait ! 
* Parle de la spécificité du lieu : on y joue aux échecs, mais également aux dames ainsi qu'aux dominos.
* Indique que le Café de la Régence (comme plus tard le nouveau Café de la Régence) est le lieu de rencontre "de la bonne compagnie" qui se rend au Théâtre Français (l'actuelle comédie Française) et au Vaudeville (rue Montpensier - au Palais-Royal).
* Donne un détail du quartier : les fiacres de la place du Palais-Royal, qui seront présents au moins jusqu'au début du XXe siècle. 

Jacques Arago


MÉLANGES LITTÉRAIRES.
PHYSIONOMIE DES PRINCIPAUX CAFÉS DE LA CAPITALE.
LA RÉGENCE.

On a beau répudier certaines gloires, le temps fait justice des outrages, les transfuges reviennent à merci, et l'idole, grattée dans sa base, résiste, debout et puissante, aux coups et aux sarcasmes dont on a voulu la flétrir.

Le café Procope n'a pas cessé d'être le café Procope, et enrichit toujours celui qui l'exploite.
Le café Turc reste le café Turc, et est en possession de la vogue, aux jours surtout de la belle saison.
Le caté de Foy ne perd rien de son ancienne réputation ; la foule s'y précipite.
Le café Véron n'a plus besoin de son luxe pour y retenir ses nombreux habitués.
Le café Corazza peut se passer de ses belles patronnesses pour y appeler les consommateurs.
Le café du Vaudeville sera, longtemps encore, le rendez-vous privilégié des gourmets et des hommes d'esprit.

LE CAFÉ DE LA RÉGENCE, dont nous voulons nous occuper aujourd’hui, sera, ad vitam æternam, le point de mire de la bonne compagnie qui va chercher des émotions aux Français ou au Vaudeville, ainsi que des flâneurs qui parcourent les fraîches galeries du Palais-Royal, ou qui viennent s'embaumer aux suaves allées des Tuileries… Toute course doit avoir un but et un point de repos.

Source : Gallica

Mais, pourquoi le privilège de cette vogue ? — Qui donc l'a établie ? qui la soutient ? qui la propage ? Il n'y a pas d'effet sans cause.
Le café Procope possède le fauteuil de Jean-Baptiste Rousseau, et résonne encore des disputes des beaux esprits de l'époque.
Le café Turc a un jardin charmant, et s'est longtemps enorgueilli des deux plus forts joueurs de billard de la capitale.
Le café de Foy a toujours été renommé pour l'excellence de ses glaces.
Le café Véron brille de ses dorures et de ses précieux arabesques.
Le café Corazza... son comptoir explique la faveur publique.
Le café du Vaudeville… Les directeurs et auteurs de ce théâtre y font leurs repas habituels.

Le café de la Régence… Oh ! celui-ci a mille sujets distincts pour justifier sa vogue. D'abord, la beauté, les grâces et la décence siègent au comptoir.
Et puis, du premier regard, vous y reconnaissez un air de bonne compagnie qui vous plaît et vous y rappelle. Les garçons, sous l'œil vigilant du maître, y sont actifs et prévenants.

Le café y est délicieux, l'excellence de ses riz-au-lait est devenue proverbiale dans le quartier ; et la consommation de chocolat y est si grande qu'il faut bien l'expliquer à l'avantage de l'établissement.

Voilà déjà des causes suffisantes de préférence, n'est-ce pas ? Je n'en ai rappelé qu'une faible partie.

Philidor y venait habituellement. — Qui, Philidor ? — Le célèbre Philidor. — Je ne le connais même pas de nom. Qu'a fait ce célèbre Philidor ?
Ignorant ! qu'a fait Voltaire ? qu'a fait Jean Jacques ? qu'ont fait Napoléon, Gengiskan, Alexandre, César ? qu'ont fait Newton, Laplace, Leibnitz, Lagrange ? qu'ont fait Clément, Ravaillac, Damiens et Fieschi ?..

Vous ne savez pas ce qu'a fait Philidor ? vous ne savez donc pas ce qu'a fait et ce que fait encore La Bourdonnais ? — Si, si, il a fait, à l'Ile-Bourbon, les rampes magnifiques qui conduisent de St.-Denis à St.-Paul ; mais je le croyais mort depuis longtemps. — Oui, celui-là est mort ; mais il a un descendant du même nom, qui fait tous les jours ce que Philidor faisait avant de mourir. — Quoi donc? — Il fait mat un cataclysme de rois et de reines qui, certes, se croyaient bien tranquilles sur leurs trônes. — Je commence à comprendre ; Philidor était un célèbre joueur d'échecs. — Vous avez l'intelligence active.

Donc, Philidor venait tous les jours au café de la Régence recevoir et accepter les défis des plus forts joueurs d'échecs de l'univers. Pénétrez dans ce triangle dont les côtés sans dorures sont taillés en zig-zag, avancez un peu ; là, à votre droite, à hauteur de l'œil, vous trouvez le portrait encadré de Philidor avec sa face joufflue, ses cheveux flottants, et le pitoyable quatrain dont on a appauvri la gravure. Saluez le monarque au tombeau.

Gazette des Théâtres - jeudi 7 avril 1836

Vous avancez encore et vous vous asseyez observateur attentif, en prenant un verre d'eau sucrée. Etudiez maintenant ces physionomies.

Ici, un front balafré, là une épaule équivoque, plus loin un œil absent. D'un côté, une moustache grise, de l'autre, une face ridée, bronzée par les neiges de Moscou ou le soleil des Pyramides, et sur presque toutes les poitrines, le ruban rouge. Vous vous retrouvez au milieu de nos vieilles gloires.

Ceux-ci étaient à Arcole et à Montmirail, ceux-là à Austerlitz et à Saint-Jean d'Acre ; leurs noms dans les bulletins ont fait souvent battre votre cœur ; leur présence vous est douce, et vous saluez ces débris, de la main ou du regard, parce que vous savez que sous ces vêtements usés il y a de nobles blessures et un reste de sang généreux que les sacrifices à la patrie n'ont pas refroidi.

Ceci est l'affaire de toute la journée. Les gloires se succèdent sans relâche au café de la Régence.

Cependant, les rendez-vous se donnent le matin, pour l'après-dîner ; les provocations ont lieu entre le chocolat et le verre d'eau ; et, impatients du triomphe, vous voyez souvent les adversaires appeler les garçons, demander un échiquier, s'attaquer comme le feraient deux tigres affamés dans le Sahara, et ne se quitter, haletants, épuisés, que lorsque la clarté du gaz vient leur rappeler que bobonne les attend pour souper. Oh ! Ces combats aux échecs sont des affaires fort sérieuses, je vous jure !

- Le soir, c'est encore le matin pour les preux chevaliers. Un échiquier ! un échiquier ! un échiquier ! C'est une guerre sans relâche aux rois, une guerre à mort, une guerre d'extermination… ou pourtant le vaincu rit parfois de sa propre défaite.

Il y a tel joueur d'échecs si incrusté sur son siège, que si vous veniez lui dire, au milieu d'une partie, que le feu consume son magasin, il vous enverrait de bon cœur à tous les diables, et ne bougerait pas plus que si vous toussiez à cinquante pas de lui.

Un jour, la femme d'un de ces messieurs, coquette comme une débutante au théâtre, reçoit par la petite poste une déclaration d'amour à bout portant. Déjà elle avait remarqué. Bah ! bah ! je vous conterai cela une autre fois, pas de médisance aujourd'hui.

Outre les parties d'échecs, principal amusement des habitués de la Régence, il se fait à ce café de belles parties de dames, dans lesquelles vous voyez briller quelques-uns des premiers artistes de la Comédie-Française, aux prises avec ces rudes coupeurs de membres qui allaient, sur nos champs de bataille, extraire des balles, des biscayens, et enlever des bras, des cuisses... et des têtes à nos soldats de la république et de l'empire. 

Le plan du Café de la Régence en 1836. Archives de Paris - Cadastre par îlots de Vasserot et Bellanger.
Notez la forme particulière du Café, alors situé 243 rue Saint-Honoré, Place du Palais-Royal


Ce sont des parties fort curieuses à étudier. Les premiers, polis et mesurés comme des acteurs sur les planches dans une pièce de Bouilly, les autres jurant et grimaçant comme sous la mitraille russe ou le yatagan mameluck. A chacun ses habitudes. Le combat fini, la gaîté est dans les deux camps, et ce n'est pas toujours celui qui a le plus vociféré pendant l'action qui est le moins gai après la débâcle.

Ces affaires de dames et d'échecs ont lieu sur les ailes du champ de bataille. Le centre est occupé par les ferrailleurs aux dominos, avec leur physionomie à eux, leurs allures à eux, leurs habitudes à eux.
En voici an tout gai, tout jovial, et pourtant grondant sans cesse, qui ne peut pas placer un domino sans vous dire : Attendez ! doucement ! Jamais on ne l'a vu jouant des deux mains ; jamais sans son mouchoir et sans sa tabatière.

En voici un autre, la canne toujours sous l'aisselle en forme de béquille, dont les doigts convulsifs tournent les dominos avec une rapidité prodigieuse et incessante. Quel luxe de mouvements ! Un troisième accuse toujours le sort, quand c’est à sa maladresse seule qu'il devrait s'en prendre de sa défaite. Un quatrième croit pallier une faute grave par un- quolibet ou un mauvais calembour, On lui rit au nez. Un cinquième, pris en flagrant délit d'une bévue, en charge la conscience de son partenaire, et se moque sous cape de son étourderie. Celui-ci c'est le sage. Un sixième, ne jugeant qu'après coup, trouve et prouve que le hasard a tout fait, et que le calcul n'est pour rien dans le succès. Un septième, vice-roi aux échecs, tient à prouver à tous qu'il mérite également une palme aux dominos, tandis que chaque jour vient lui démontrer que c'est trop de deux trônes pour un seul monarque. Un huitième a appris ce jeu à Pau et le joue comme on joue la comédie à Carpentras. Vous avez la mesure. Un neuvième apporte quotidiennement ses jolies petites pièces de monnaie du faubourg Saint-Germain à ses adversaires d'outre-Seine, qui lui donnent depuis quelques années des leçons inutiles de prudence et de calcul. Un dixième, vif, impatient comme un valet de Beaumarchais, se qualifie de premier joueur de dominos des douze arrondissements ; tandis que tous ceux qui l'entourent, y compris le flegmatique amateur de la rue Cherche-Midi, lui disputent la palme.

A ce jeu si drôle, si amusant, si stupide et si gai à la fois, le -voisin croit toujours en savoir autant que le voisin. L'expérience a beau démontrer le contraire et classer les forces, chacun reste dans sa foi en dépit des leçons et de l'arithmétique des faits.

Ces parties de dominos, au café de la Régence, ne sont pas seulement amusantes par la variété des caractères des joueurs qui s'y réunissent ; elles le deviennent bien davantage encore par l'importance des conseillers et des jugeurs, oh ! ceux-ci, par exemple, je Vous les livre avec plaisir ; et vous avez un moyen sûr de ne pas perdre, c'est de faire le contraire de ce qu'ils vous indiquent. La guerre entre eux et les joueurs est des plus amusantes et des plus originales.

Au café de la Régence, point de ces chanteurs vagabonds qui peuplent tant d'autres lieux publics. Je ne veux pas dire pour cela que vous n'y entendiez aucune musique, au contraire. Il y a ici un chanteur infatigable, beau joueur d'échecs, à qui il serait impossible de prendre une Tour ou de sauver un Cavalier, s'il ne faisait pas suivre ses combinaisons, d'un air ancien, triste, rococo, que sa voix de linotte siffle perpétuellement. Ceci est un pacte conclu, une affaire faite. Cet air est une partie inhérente au joueur que je vous signale. Ne le grondez pas, ne lui en veuillez pas ; il est bâti avec cet air, comme vous êtes bâti avec votre nez au milieu du visage ou avec votre manie des calembours, ou votre haine de toute royauté, ou votre amour exclusif pour une seule femme, ou votre culte pour toutes. 
Cet air rococo, c'est tout l'homme indiqué ; si l'air tombe, l'homme est nul aux échecs. Accommodez-vous de cette charpente. M. La Bourdonnais ne parle-t-il pas sans cesse entre ses dents ?... La nature est capricieuse dans ses combinaisons. Soumettons-nous.

Avant le spectacle et après le spectacle, en entrant au Vaudeville ou aux Français, en sortant de ces deux théâtres, il est de bon ton de faire une pause au café de la Régence. On y entend juger les pièces, on y apprend les nouvelles de la journée, et le punch, les orgeats, les limonades et le lait y coulent à flots.

Minuit sonne, le gaz s'éteint ; on a là, sous sa main et sous ses pieds, les fiacres de la place du Palais-Royal, on rejoint sa demeure ; et, dans ses promenades aux Tuileries, ou ses visites aux théâtres voisins, chacun revient faire une station au café que je signale, pour tous les motifs que je viens d’énumérer : comptoir, échecs, dames, dominos et parfum de bonne compagnie.

Les journaux y abondent, vous pourrez y lire cet article... Si vous n'avez rien à faire.

J. ARAGO.

Les fiacres de la Place du Palais Royal vers 1830. Anonyme, Estampe, Musée Carnavalet, Histoire de Paris. Le bâtiment est le Château-d'eau détruit lors de la Révolution de février 1848. Voir la belle gravure ici.

Les mêmes fiacres au début du XXe siècle, sur une Place du Palais-Royal bien différente.

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