vendredi 3 septembre 2021

Les Dames Polonaises au Café Manoury

Lors de mes recherches, j'ai découvert deux textes parus dans le Mercure de France en juillet et août 1770. Il est question du jeu de Dames, et plus particulièrement de l'origine du jeu de Dames à la Polonaise (sur un damier de 100 cases).

C'est une petite digression par rapport au sujet de ce blog lié aux échecs et au Café de la Régence.
Mais pas tant que ça finalement si on y lit ces deux articles. En effet, nous avons là un témoignage unique de Manoury, propriétaire du Café du même nom, quai des écoles, non loin du Louvre.

Gallica - Deux cents nouveaux problèmes récréatifs du jeu de Dames à la Polonaise
Laurent Commard, Paris 1823

Le Café Manoury est alors au jeu de Dames ce que le café de la Régence est aux échecs. Et le traité du jeu de Dames dont il est question est au jeu de Dames ce que l'Analyse des Échecs de Philidor est au jeu d'échecs. Une référence, mainte et mainte fois rééditée.

Manoury nous apprend que le jeu de Dames à la Polonaise est pratiqué au moins depuis 1727, ce qui rejoint les informations de mon article sur l'arrivée du jeu d'échecs dans les cafés de Paris. A cette époque, on joue un peu à tous les jeux dans tous les cafés de Paris et progressivement certains cafés vont acquérir une certaine spécialité. Et de nouveaux jeux émergent : Manoury explique également que depuis 5 ou 6 ans (donc depuis 1765 environ) un nouveau jeu, le Domino, se pratique dans presque tous les cafés de Paris.  

Le premier article est signé "L.C." sans plus de précisions. Il cherche à connaitre l'origine du jeu de Dames à la Polonaise. Manoury, dans le deuxième article, l'appellera "l'anonyme"...

Retronews - Mercure de France - Juillet 1770

Mercure de France - Juillet 1770 (page 219)

Question sur l’origine du jeu des Dames à la Polonaise.

Il n’y a peut-être rien, dans les sciences et dans les arts, où brille autant l’esprit d’invention que dans les jeux, et l’on convient unanimement que le plus beau de tous est le jeu des échecs, dont les combinaisons sont infinies et où le hasard ne peut avoir sa part. Cependant le nom de presque aucun inventeur de jeu, peut-être même de pas un seul, n’est bien connu, même des jeux modernes, tels que les jeux de cartes qui n’ont pas quatre siècles d’ancienneté. Qui sait quel est l’inventeur du piquet, de l’ombre, du reversis, etc. ?

Quant aux échecs, on sait seulement que ce jeu connu des Arabes, des Chinois et des Indiens est d’une haute antiquité. Il en est à peu près de même à cet égard des autres jeux qui se jouent sur un échiquier, tels que les jeux de Dames. On n’en connaît guère que deux espèces, l’ancien jeu qui se joue sur un échiquier de 64 cases avec 24 dames, douze contre douze, et le jeu de dames à la Polonaise qui se joue sur avec 40 dames; savoir, vingt contre vingt sur un échiquier de cent cases. Les combinaisons de l’ancien jeu de Dames sont assez bornées par comparaison à celles des dames polonaises, lesquelles sont sans comparaison plus variées et plus nombreuses.

Ce dernier jeu parait être très nouveau en France, et par cela même il est plus étonnant que l’on ignore, non seulement le nom de son auteur, mais de quel pays nous est venu ce jeu et le temps précis de son introduction en France. Son nom de dames à la Polonaises semblerait indiquer qu’il a été apporté de Pologne, mais le feu Roi Stanislas m’a fait l’honneur de me dire que l’on distinguait en Pologne le nouveau jeu de l’ancien, en nommant le nouveau jeu jeu de Dames à la Française, d’où il parait qu’on peut conclure qu’il a été porté par les Français.

Gallica

Or, il est certain qu’il n’y a pas quarante ans que ce jeu se joue en France. J’ai un petit volume in-16 de 450 pages, imprimé à Paris en 1688, intitulé : Le jeu des Dames et la Méthode de bien jouer, par Pierre Mallet, Ingénieur du Roi. L’auteur se croit le premier qui ait écrit sur cette matière. Les trois quarts de son livre sont remplis par un traité d’orthographe nouvelle et par une érudition aussi ridicule qu’étrangère au sujet; enfin l’auteur entre en matière, et fait mention de quelques manières différentes de jouer l’ancien jeu de Dames, mais il n’est pas question de celui qui se joue avec vingt pions de chaque côté, et sur un échiquier de cent cases, c’est-à-dire, du jeu polonais.


Il parut en 1727 un volume in-8°, de cent pages, avec le titre bizarre de l'Égide de Pallas. Il contient les règles du jeu de Dames ordinaires. L’auteur anonyme le dédie à un vieux joueur de Dames, plus connu dans tous les cafés de Paris, sous le nom de Maître de Tout, qui était un espèce de sobriquet, que sous son vrai nom que je n’ai pu savoir. On soupçonne qu’il était lui-même l’auteur du livre qui paraissait lui être dédié. 

On y trouve les règles du jeu de Dames, avec un assez grand détail, un grand nombre de parties, comme le livre du Calabrais sur les échecs, et des fins de parties singulières, comme dans celui de Stanana; mais dans l’ouvrage, ni dans la préface, il n’est pas dit un mot des Dames Polonaises; le titre même ne distingue point l’espèce de Dames dont le livre traite. L’auteur parle toujours de ce jeu, comme s’il n’y avait qu’une seule manière de le jouer.

Le livre de l’académie des jeux ne fait aucune mention des Dames Polonaises, le dictionnaire encyclopédique ne dit rien de leur ancienneté ni de leur origine. Si ce silence n’est pas une preuve, c’est du moins une forte présomption que le jeu de Dames à la Polonaise était ignoré, ou du moins très peu connu en France en 1727. Je me suis informé à de vieux joueurs, et tous m’ont confirmé que c’était vers ce temps-là qu’on avait commencé à jouer à ce jeu en France. Un, entre autres, se rappelle qu’il l’a joué en 1730 ou 1731 pour la première fois, avec un Allemand. Quelqu’un m’a seulement dit, mais très vaguement, qu’on y jouait à Londres au commencement du siècle.

Serait il possible que parmi tant de gens qui font aujourd’hui de ce jeu leur amusement journalier, (car il n’y a peut être pas un café de Paris où on ne le joue), il ne se trouvât aucun joueur qui se souvint quand, par qui, et à quelle occasion ce jeu a été introduit en France ? La chose n’est pas vraisemblable. J’ai cru que le moyen le plus court de savoir ce qui en est, avant que la mémoire en soit entièrement perdue, était la voie du Mercure de France, qui est répandu dans tout le Royaume. Je prie donc ceux des anciens joueurs de ce jeu, à qui ma question parviendra, de donner par la même voie du Mercure tous les éclaircissements qu’ils pourront fournir sur l’origine de ce jeu, et particulièrement de nous apprendre précisément quand on a commencé à le jouer à Paris, de quel pays il nous vient, qui est-ce qui l’a apporté en France, et ce qui lui a fait donner le nom de Dames Polonaises ?

Comment peut-on se flatter d’éclaircir des faits historiques, sur lesquels les anciens auteurs gardent le silence, quand un fait qui s’est passé sous nos yeux, il y a moins de 40 ans, est si difficile à tirer de l’obscurité ?

L.C.

Retronews - Mercure de France - Août 1770

Mercure de France - Août 1770 (page 193)

Réponse à la question sur l’origine du Jeu de Dames à la Polonaise, insérée dans le Mercure de France (Juillet, 1er volume).

Je m’étais proposé, quand j’ai conçu le projet de donner au Public un Essai sur le Jeu de Dames à la Polonaise (* On l’imprime actuellement, et il paraitra dans quelques jours), de ne rien laisser à désirer sur l’origine de ce jeu et sur le temps de son introduction en France; mais, quelque peine que j’aie prise pour m’en instruire, les connaissances que j’ai recueillies sont si vagues que j’ai mieux aimé, dans le premier chapitre de mon ouvrage, garder le silence sur ces différents objets, que d’en parler d’une manière peu satisfaisante, à mon avis, pour mes lecteurs. Mon intention n’a pas été de donner l’histoire de ce jeu, je n’ai voulu qu’en rassembler les règles et donner quelques préceptes pour le bien jouer.

Traité de Manoury 1770

La question insérée dans le Mercure m’a fait sentir que j’avais peut être eu tort de ne faire aucune mention de ce que j’avais appris sur l’ancienneté de ce jeu, et c’est pour réparer cette omission, quoique volontaire de ma part, que conformément au désir de l’anonyme, je me sers de la voie du Mercure pour lui faire parvenir mes découvertes et mes remarques sur quelques points de sa question.

J’ai consulté les deux plus anciens joueurs de Dames à la Polonaise que je connaisse, tous deux honnêtes et vrais, et par conséquent dans le rapport desquels on peut avoir la plus grande confiance. Le premier m’a dit qu’il avait particulièrement connu le Maître de tout. C’était ce qu’on appelle un homme de plaisir qui jouait très bien au jeu de Dames, communément appelé à la Française. Il avait adopté par plaisanterie le sobriquet de Maître de tout; son véritable nom était Mars. Il travaillait dans un bureau établi pour la liquidation des comptes de l’artillerie. C’était un facétieux qui jouait volontier sur le mot, et qui répétait tous les jours à qui voulait l’entendre, que la chose qu’il craignait le plus était la fin de Mars, faisant allusion à son nom et à sa mort que son âge avancé le forçait de regarder comme prochaine. Ce Mars était l’auteur du livre intitulé l'Égide de Pallas, et il s’était dédié à lui-même son propre ouvrage, ainsi que le remarque l’anonyme. 

Ce même joueur de Dames m’a dit qu’il n’avait vu jouer à Paris les Dames à la Polonaise qu’en 1727, que c’était un nommé Tavernier, marchand joaillier, Genevois d’origine, qui l’avait joué le premier dans la place Dauphine au café du commerce avec des personnes de sa profession.

Ce Tavernier pouvait très bien descendre de Jean-Baptise Tavernier, fameux voyageurs et joaillier qui, quoique originaire d’Anvers, s’était retiré de Genève après plusieurs voyages, et qui, pour réparer le désordre qu’un de ses neveux avait mis dans ses affaires de commerce, vendit, en 1687, la baronnie d’Aubonne qu’il avait acheté proche le lac de Genève, et entreprit un nouveau voyage pendant le cours duquel il mourut à Moscou en 1689.

Jean-Pierre Norblin de La Gourdaine (1745-1830)
Le Café Manoury la nuit avec un stand forain près de la fontaine de Bralle, rue de l'Arbre Sec, Paris
Probablement vers 1810

Ce fameux Tavernier avait peut être rapporté, de ses premiers voyages dans le Levant (que l’on peut, je crois, regarder comme le berceau des jeux d’échiquier) le jeu de Dames à la Polonaise, qu’il avait ensuite montré dans Genève à ses descendants et à ses amis. Ce qui pourrait servir de preuve à ma conjecture, c’est que je me rappelle dans le café que j’occupe aujourd’hui, d’avoir vu, il y a environ quinze ans, un jeune Turc nouvellement converti à la Religion Catholique, qui jouait très bien aux Dames Polonaises, et qui, suivant les apparences, n’avait point appris ce jeu à Paris, à peine parlait-il français: il me parla même d’une autre façon de jouer aux Dames, en usage à Constantinople. Dans cette nouvelle façon on pouvait faire faire, ainsi qu’aux échecs, deux pas directement à ses premiers pions, je dis directement, ce qui est un usage contraire à la façon de jouer ordinaire des Dames à la Polonaise, où les pions ne peuvent faire qu’un pas diagonalement du blanc sur le blanc: la Dame damée avait la même marche.

Le second joueur que j’ai interrogé m’a dit qu’étant venu à Paris en 1726, avec la connaissance du jeu de Dames à la Française, il avait bientôt quitté ce jeu pour celui des Dames à la Polonaise, et qu’il avait joué plusieurs fois en 1727 à l’hôtel de Soissons, au café qui était immédiatement au-dessous de la salle dans laquelle on jouait à la roulette.

D’après ce que je viens de dire, me voilà bien d’accord avec l’anonyme sur l’époque de l’introduction à Paris du jeu de Dames à la Polonaise. Il parait constant que c’est en 1727 qu’on a commencé de le jouer, mais, quant à son origine et au nom de son inventeur, je n’en sais pas plus que lui, et je ne désire pas moins ardemment d’avoir les éclaircissements qu’il a demandés. Il est réellement fâcheux de ne pouvoir tirer de l’obscurité un fait qui s’est passé sous nos yeux, il y a moins de quarante ans. Je pourrais cependant citer un fait semblable et qui est beaucoup plus récent.

Depuis cinq ou six ans on joue dans presque tous les cafés de Paris un jeu qu’on appelle le Domino. Sans approfondir si ce jeu, quoique assez insipide, est ancien ou moderne, si l’on voulait connaître particulièrement son origine et le nom de son inventeur, on rencontrerait vraisemblablement les mêmes difficultés que celles qui se présentent à l’occasion du jeu de Dames à la Polonaise.

On appelle ce jeu à Paris Dames Polonaises et en Pologne Dames Françaises, serait ce par l’effet de la même bizarrerie qui fait appeler à Paris Laitue Romaine ce qu’on appelle à Rome Lactuca Francese, laitue française.


Par M. Manoury, Marchand Limonadier, au coin du Quai de l’Ecole 



Plan provenant de Wikipedia. En orange les bâtiments de l'époque (avec le Louvre sur la gauche), et en jaune les rues actuelles. Le Café Manoury se situe quai de l'école près de la rue de l'Arbre sec. J'ai indiqué un cercle bleu pour son emplacement probable.

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