Mon précédent article concernait l'Hôtel de l’Échiquier, créé par Aaron Alexandre, et qui ne fonctionna que peu de temps de 1833 à 1835.
Toujours à la recherche d'un lieu dédié et loin du tumulte d'un café, le club des échecs migra ensuite au 48 rue Vivienne, à proximité du Passage des Panoramas qui donna son nom à ce nouveau Cercle.
Un prochain article parlera de la courte existence mouvementée du Cercle des Panoramas, mais auparavant il m'a semblé intéressant de publier un très beau texte de Joseph Méry à ce sujet et plus largement sur le jeu d'échecs.
Ce texte s'intitule "Le club des Régicides" et il est publié dans la Revue de Paris de mars 1836 (Tome 27).
On y apprend pas mal de détails intéressants :
- Une description du Cercle des Panoramas et le match par correspondance contre un club de Londres
- Sur l'origine du jeu d'échecs. Méry préfère une origine légendaire par Palamède durant la guerre de Troie qu'à une explication plus "scientifique" liée à une origine asiatique du jeu d'échecs.
- Méry fait ensuite un petit historique de l'histoire des échecs, un jeu universel, et rappelle le nom des grands précurseurs
- Et pour finir il évoque les grands noms qui fréquentent le Cercle des Panoramas en 1836, avec une mention particulière pour le Chevalier de Barneville, dernier amateur à avoir joué avec Philidor !
Il convient de corriger deux points du texte de Méry au sujet de La Bourdonnais. La Bourdonnais n'est pas le petit-fils du "célèbre gouverneur" de l'Ile-de-la-Réunion, Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais, mais son arrière-petit-fils. De même qu'il n'est pas né à Saint-Malo, mais selon toute certitude à Paris, rue Férou, dans la maison familiale des La Bourdonnais. Une fois de plus ceci fera l'objet d'un futur article :-)
Voici donc le texte "Le Club des Régicides". Celui-ci vaut la peine d'être lu, même s'il est un peu long...
Le Club des Régicides
Malgré mon horreur pour la délation, je viens dénoncer ce club à la face de l'univers ; ce sera un double service rendu-à l'univers et au club, car c'est un foyer central dont les ramifications sont immenses : il entretient commerce avec l'Anglais, le Russe, l'Autrichien, avec le Chinois et l'Hindou ; la mappemonde est son domaine ; c'est le catholicisme appliqué à la conspiration. Ne cherchez pas ce club dans un recoin obscur de Paris ; il ouvre impunément ses mystérieux salons au centre vivant de la capitale : la maison qu'il habite est somptueuse entre toutes les maisons ; elle regarde le boulevard Montmartre avec cent croisées ; elle a de magnifiques balcons qui servent de tribunes aux clubistes ; elle a des jardins suspendus, comme la ville de Sémiramis. Nuit et jour on y tient séance : des hommes à mine austère et rêveuse s'y rassemblent et mettent en commun leur intelligence pour étouffer les rois ; ce sont des pairs, des députés, des magistrats, des banquiers, des généraux, des princesses, des ambassadeurs, tous sérieusement-occupés à miner un trône, et ne s'abstenant d'aucun sacrifice pour atteindre ce résultat. Ces innocents régicides sont des joueurs d'échecs.
Malgré mon horreur pour la délation, je viens dénoncer ce club à la face de l'univers ; ce sera un double service rendu-à l'univers et au club, car c'est un foyer central dont les ramifications sont immenses : il entretient commerce avec l'Anglais, le Russe, l'Autrichien, avec le Chinois et l'Hindou ; la mappemonde est son domaine ; c'est le catholicisme appliqué à la conspiration. Ne cherchez pas ce club dans un recoin obscur de Paris ; il ouvre impunément ses mystérieux salons au centre vivant de la capitale : la maison qu'il habite est somptueuse entre toutes les maisons ; elle regarde le boulevard Montmartre avec cent croisées ; elle a de magnifiques balcons qui servent de tribunes aux clubistes ; elle a des jardins suspendus, comme la ville de Sémiramis. Nuit et jour on y tient séance : des hommes à mine austère et rêveuse s'y rassemblent et mettent en commun leur intelligence pour étouffer les rois ; ce sont des pairs, des députés, des magistrats, des banquiers, des généraux, des princesses, des ambassadeurs, tous sérieusement-occupés à miner un trône, et ne s'abstenant d'aucun sacrifice pour atteindre ce résultat. Ces innocents régicides sont des joueurs d'échecs.
C'est un club très convenablement situé pour sa destination ; il est au confluent de toutes les routes parisiennes ; il plane sur les panoramas, comme pour rappeler l'universalité des échecs ; la belle boutique d'étoffes ouverte en face porte cette enseigne : A la reine Blanche. On ne pouvait mieux choisir une localité. On ouvre une porte monumentale, on monte un superbe escalier, et, au premier étage, on est introduit dans des salons calmes comme le palais du Silence ; vous n'entendez, par intervalles, que le son de la pièce d'ivoire qui change de case sur l'échiquier d'acajou. Jouez ou regardez : il n'y a de place qu'aux élus ; les profanes ne viendraient là que pour s'endormir.
Le quartier-général des célébrités de l'échiquier a été déplacé quatre fois en un siècle : nos pères l'ont vu chez Procope, sous le règne de Philidor, et au café de la Régence, place du Palais-Royal. Un jour il prit fantaisie à Robespierre de charmer ses loisirs au jeu de Palamède ; il s'installait, dans les entr'actes du club des jacobins, au café de la Régence : sa haine contre la royauté devait nécessairement le pousser là. En fredonnant la Carmagnole, il donnait de nombreux échecs au tyran. L'apparition de ce formidable joueur jeta un nuage sombre sur les tables de ce café si paisible. Personne n'osait s'aventurer dans une partie avec Robespierre, de peur delà lui gagner; il y avait de quoi perdre la tête. Insensiblement, le café de la Régence fut abandonné. Les amateurs exportèrent leurs pénates de bois au café Militaire, rue Saint-Honoré, le même café où Lafayette avait reçu l'ovation à son retour d'Amérique. Ce n'est qu'après le 9 thermidor que le café de la Régence, délivré de Robespierre, reconquit ses droits au trône de l'échiquier: il est encore aujourd'hui le champ-clos où se vident bien des querelles, mais les hautes célébrités du noble jeu ont abandonné la Régence, et fondé le club des Panoramas.
C'est là, dorénavant, que se décideront les grands coups ; c'est là qu'on rédige les cartels ; le club des Panoramas joue avec le club de Westminster ; c'est une guerre qui se fait à l'insu de la quadruple alliance. La dernière bataille engagée entre Londres et Paris a duré bien des mois ; le paquebot de Calais disait : La France pousse le cavalier du roi noir à la troisième case de son fou ; et, un mois après, le paquebot de Douvres répondait : L'Angleterre pousse le cavalier de la reine Blanche à la troisième case de son fou. C'est incroyable combien il a fallu de dialogues entre les paquebots pour amener le drame au dénouement. Enfin, l'autre jour, le club des Panoramas a donné, par télégraphe, échec et mat à M. Palmerston. On va publier le bulletin de cette bataille dans le Palamède, journal des échecs, que MM. de La Bourdonnais et Méry doivent publier le 15 de ce mois, journal qui sera mensuel.
Cette publication vient sans doute à propos dans une époque où toute chose se résume en journal, et surtout dans un moment où le jeu des échecs a repris son antique vogue. Nous jouissons d'une longue paix ; il nous faut des simulacres de guerre. On veut être guerrier à tout prix dans un pays belliqueux. Le jeu des échecs méritait bien cette recrudescence défaveur ; c'est un jeu qui rentre plutôt dans le domaine de l'académie des sciences que dans l'académie des jeux : c'est le seul où l'intelligence de l'homme neutralise le hasard. La bonne et la mauvaise fortune sont exilées de l'échiquier. Il faut faire en peu de mots l'historique de ce noble jeu.
Le Palamède, premier journal d'échecs au monde, 1836
La tradition en attribue la découverte au Grec Palamède. Cet illustre Grec aurait, dit-on, inventé l'échiquier sur le sable du Simoïs. Si j'avais l'honneur d'être savant, je me complairais volontiers dans cette tradition, et je m'y tiendrais, lors même qu'un plus érudit voudrait m'arracher de vive force au fleuve Scamandre, pour m'emporter dans la presqu'île du Gange, où il me montrerait le berceau des échecs sur les genoux de Brama. J'aime mieux Homère que Confucius. Palamède me sourit ; sa tradition est naturelle et vraisemblable ; il ne fallait, à mon avis, rien moins qu'un pareil jeu pour distraire les Grecs du plus ennuyeux blocus qu'un peuple ait jamais entrepris, et devant une ville qu'on assiégeait toujours et qu'on ne prenait jamais. En dix années de siège, on a le temps d'inventer un jeu. Agamemnon et Clytemnestre, le roi des rois, et, par conséquent, la reine des reines ; les tours des portes Scées ; le cheval de bois, et tous ces fous qui se battaient pour l'honneur d'un mari déshonoré, voilà les éléments qu'on peut, avec quelque raison, admettre, comme ayant prédisposé le Grec Palamède à la création des pièces de l'échiquier. Il est fâcheux que des savants se soient inscrits en faux contre ce malheureux Palamède. Les savants gâtent souvent les plus belles choses ; je ne leur pardonne pas de mettre quelquefois une vérité fade à la place d'un mensonge riant. Honneur à l'Italien Carrera, qui composa un volume, en 1617, en faveur de Palamède ! Carrera oubliait ainsi, noblement, qu'il descendait du Troyen Antenor, lequel avait reçu un échec mortel de Palamède le Grec.
Des savants, qui ne descendent de personne, ont dépossédé Palamède, en faveur du bramine Sissa qui vivait, s'il a vécu, au IVe siècle de l'ère chrétienne. A l'appui de cette opinion, ces savants font remarquer l'étymologie du mot échecs, shah, en sanscrit et en persan. C'est l'affaire d'Equus et d'Alphana ; échecs en venant de shah a bien changé sur la route. Enfin, admettons l'étymologie. Shah signifie roi. Le même mot se retrouve aussi, avec plus ou moins de modifications, dans plusieurs langues : Σκάκι en grec moderne; scacchia, dans les écrivains du moyen-âge; scacchi, en italien ; schaken, en hollandais; alkadres, en arabe; et chess, en anglais. M. Pichard, homme d'infiniment d'esprit, quoique savant, attribue aux Hindous l'invention du jeu; il a découvert à la bibliothèque royale un manuscrit indien qui semble porter une atteinte grave à la tradition de Palamède. Je crois que pour trancher le nœud, il faut avoir recours à la formule ordinaire, et dire que l'origine de l'échiquier se perd dans la nuit des temps. Pour moi, je reste isolément fidèle à Palamède; je n'ai qu'un vers de l'Odyssée à l'appui de mon opinion; mais un vers du père des fables est plus précieux que la vérité qui n'existe pas.
Tous les peuples, depuis le bramine Sissa jusqu'aux clubistes de la rue Vivienne, 48, ont professé un véritable culte pour les échecs. Chaque nation a conservé les noms illustrés sur l'échiquier. Lord Cochrane a joué aux échecs dans les cinq parties du inonde ; il a trouvé partout des adversaires dignes de lui. A Calcutta , il engagea la partie avec un bramine, qui lui révéla sa force par des coups étonnants, que les clubs anglais ont enregistrés dans leurs fastes. La Hollande, l'Allemagne, la Belgique, abondent en célébrités de ce genre; des ouvrages spéciaux y ont été publiés par Allgaier, Kock, Stein, Gustave Selenus, Benoni et Mauvilion. L'Espagne se vante de Lopez, dont le livre est encore un oracle. L'Italie cette terre rayonnante de toutes les gloires, a donné naissance à une foule de joueurs illustres. Naples a eu son académie des échecs. Des chevaliers errants sortaient de l'Italie, l'échiquier à la main, et allaient promener leurs défis en Europe. Ce fut un Italien qui vainquit Lopez dans un combat public, et en présence de la cour d'Espagne. Les ouvrages écrits en italien, sur les échecs, peuvent composer une bibliothèque. Leurs auteurs les plus estimés sont Lolli, l'anonyme de Modène qui se nommait del Rio, Ponziani, Salvio, Greco, detto il Calabrese, et le comte de Cozzio. Mais c'est en Angleterre que l'échiquier a toujours excité une sorte de fanatisme; tous les ouvrages spéciaux étrangers y ont été traduits, et les livres nationaux y abondent. Chaque divan, chaque café de Londres a ses forts joueurs d'échecs ; les établissements littéraires réservent une table pour ce jeu. Les plus habiles amateurs sont Cochrane, Lewis, qui a joué avec M. Deschapelles, notre si célèbre amateur français, Frazer et Mac-Donnel. Vers ces derniers temps, une lutte mémorable s'était engagée entre Londres et Edimbourg; la partie a duré.... devinez.... cinq ans ! La moitié du siège de Troie ; ô Palamède ! Le vainqueur écossais se nomme Donnalson ; il n'a gagné qu'une coupe d'argent ; l'orfèvre a eu le loisir de la ciseler.
La tradition en attribue la découverte au Grec Palamède. Cet illustre Grec aurait, dit-on, inventé l'échiquier sur le sable du Simoïs. Si j'avais l'honneur d'être savant, je me complairais volontiers dans cette tradition, et je m'y tiendrais, lors même qu'un plus érudit voudrait m'arracher de vive force au fleuve Scamandre, pour m'emporter dans la presqu'île du Gange, où il me montrerait le berceau des échecs sur les genoux de Brama. J'aime mieux Homère que Confucius. Palamède me sourit ; sa tradition est naturelle et vraisemblable ; il ne fallait, à mon avis, rien moins qu'un pareil jeu pour distraire les Grecs du plus ennuyeux blocus qu'un peuple ait jamais entrepris, et devant une ville qu'on assiégeait toujours et qu'on ne prenait jamais. En dix années de siège, on a le temps d'inventer un jeu. Agamemnon et Clytemnestre, le roi des rois, et, par conséquent, la reine des reines ; les tours des portes Scées ; le cheval de bois, et tous ces fous qui se battaient pour l'honneur d'un mari déshonoré, voilà les éléments qu'on peut, avec quelque raison, admettre, comme ayant prédisposé le Grec Palamède à la création des pièces de l'échiquier. Il est fâcheux que des savants se soient inscrits en faux contre ce malheureux Palamède. Les savants gâtent souvent les plus belles choses ; je ne leur pardonne pas de mettre quelquefois une vérité fade à la place d'un mensonge riant. Honneur à l'Italien Carrera, qui composa un volume, en 1617, en faveur de Palamède ! Carrera oubliait ainsi, noblement, qu'il descendait du Troyen Antenor, lequel avait reçu un échec mortel de Palamède le Grec.
Des savants, qui ne descendent de personne, ont dépossédé Palamède, en faveur du bramine Sissa qui vivait, s'il a vécu, au IVe siècle de l'ère chrétienne. A l'appui de cette opinion, ces savants font remarquer l'étymologie du mot échecs, shah, en sanscrit et en persan. C'est l'affaire d'Equus et d'Alphana ; échecs en venant de shah a bien changé sur la route. Enfin, admettons l'étymologie. Shah signifie roi. Le même mot se retrouve aussi, avec plus ou moins de modifications, dans plusieurs langues : Σκάκι en grec moderne; scacchia, dans les écrivains du moyen-âge; scacchi, en italien ; schaken, en hollandais; alkadres, en arabe; et chess, en anglais. M. Pichard, homme d'infiniment d'esprit, quoique savant, attribue aux Hindous l'invention du jeu; il a découvert à la bibliothèque royale un manuscrit indien qui semble porter une atteinte grave à la tradition de Palamède. Je crois que pour trancher le nœud, il faut avoir recours à la formule ordinaire, et dire que l'origine de l'échiquier se perd dans la nuit des temps. Pour moi, je reste isolément fidèle à Palamède; je n'ai qu'un vers de l'Odyssée à l'appui de mon opinion; mais un vers du père des fables est plus précieux que la vérité qui n'existe pas.
Tous les peuples, depuis le bramine Sissa jusqu'aux clubistes de la rue Vivienne, 48, ont professé un véritable culte pour les échecs. Chaque nation a conservé les noms illustrés sur l'échiquier. Lord Cochrane a joué aux échecs dans les cinq parties du inonde ; il a trouvé partout des adversaires dignes de lui. A Calcutta , il engagea la partie avec un bramine, qui lui révéla sa force par des coups étonnants, que les clubs anglais ont enregistrés dans leurs fastes. La Hollande, l'Allemagne, la Belgique, abondent en célébrités de ce genre; des ouvrages spéciaux y ont été publiés par Allgaier, Kock, Stein, Gustave Selenus, Benoni et Mauvilion. L'Espagne se vante de Lopez, dont le livre est encore un oracle. L'Italie cette terre rayonnante de toutes les gloires, a donné naissance à une foule de joueurs illustres. Naples a eu son académie des échecs. Des chevaliers errants sortaient de l'Italie, l'échiquier à la main, et allaient promener leurs défis en Europe. Ce fut un Italien qui vainquit Lopez dans un combat public, et en présence de la cour d'Espagne. Les ouvrages écrits en italien, sur les échecs, peuvent composer une bibliothèque. Leurs auteurs les plus estimés sont Lolli, l'anonyme de Modène qui se nommait del Rio, Ponziani, Salvio, Greco, detto il Calabrese, et le comte de Cozzio. Mais c'est en Angleterre que l'échiquier a toujours excité une sorte de fanatisme; tous les ouvrages spéciaux étrangers y ont été traduits, et les livres nationaux y abondent. Chaque divan, chaque café de Londres a ses forts joueurs d'échecs ; les établissements littéraires réservent une table pour ce jeu. Les plus habiles amateurs sont Cochrane, Lewis, qui a joué avec M. Deschapelles, notre si célèbre amateur français, Frazer et Mac-Donnel. Vers ces derniers temps, une lutte mémorable s'était engagée entre Londres et Edimbourg; la partie a duré.... devinez.... cinq ans ! La moitié du siège de Troie ; ô Palamède ! Le vainqueur écossais se nomme Donnalson ; il n'a gagné qu'une coupe d'argent ; l'orfèvre a eu le loisir de la ciseler.
A noter l'autographe de Méry en bas à gauche du dessin
Rentrons en France. Fatuité nationale à part, c'est toujours à elle qu'on doit revenir pour trouver les supériorités intellectuelles. Les pairs de Charlemagne jouaient aux échecs ; ils étaient heureux ; ils n'avaient point de procès à juger au Luxembourg. Enfant, je me suis bien des fois attendri sur ce pauvre neveu de Charlemagne, que Renaud de Montauban tua d'un coup d'échiquier. C'est ce qui me donna le goût des échecs. II n'y a pas de plus beau livre que les Quatre fils Aymon, imprimé à Épinal. D'autres attribuent ce grand coup d'échiquier à Charlot, fils de Charlemagne, qui cassa la tête au fils d'Ogier-le-Danois. Ces deux versions m'inquiètent peu. Il me suffit de savoir qu'on jouait aux échecs sous Charlemagne, et qu'on remuait des pièces assez lourdes pour en asséner un coup mortel : témoin le fameux échiquier donné à Charlemagne par le calife Haroûun-al-Raschid des Mille et une Nuits. Notre Bibliothèque royale a conservé ce trésor.
Dans le XIIIe siècle, la fureur des échecs devint si forte, que le bon saint Louis fil une ordonnance contre ce jeu. Heureux temps, où les rois s'amusaient à faire des ordonnances contre les échecs ! Saint Louis disait gravement, dans cet édit de 1254, qu'il proscrivait ce jeu comme un amusement trop sérieux, et jetant le corps en langueur par une trop grande application. II faut être un saint pour faire de pareils édits. Si cette fantaisie s'emparait aujourd'hui de la chambre des députés, le club des Panoramas s'armerait de toutes pièces et n'obéirait pas. Sous Louis IX on obéissait à tout. Les échiquiers furent brûlés, comme plus tard les Templiers ; malheureusement les Templiers n'étaient pas de bois, comme les échecs. A la nouvelle de la mort de Saint Louis, la France se remit à jouer aux échecs ; l'édit tomba en désuétude. Toutefois, par respect pour la royauté, même grossièrement figurée en soliveau couronné, les joueurs ne prononçaient pas la formule insolente : échec au roi ; ils disaient avec politesse : Havèz (ave), je vous salue, salut au roi. C'était l'avertir humblement d'éviter le mat.
Le jeu se maintint. Sous Louis XIV, Pascal inventa les cafés. II ouvrit son établissement à la foire de Saint-Germain; on y prenait du café, qui avait autant de vogue que Racine, en dépit de Mme de Sévigné, l'épistolaire. Un Sicilien, François Procope, alléché par la fortune de Pascal, fonda le café célèbre qui a stéréotypé son nom sur l'enseigne. Piron et Diderot s'y installèrent, et avec eux Jean-Jacques Rousseau et Philidor. Le café de la Régence se constitua bientôt le rival de Procope. Voltaire et Rousseau venaient à la Régence dans leurs moments de bonne humeur, ce qui était rare. Philidor y battait Jean-Jacques. L'auteur des Confessions n'était pas aussi fort qu'il le disait. Ce café jouissait d'une grande célébrité. Louvet le cite dans son Faublas ; l'amant de Sophie y entra un jour par distraction, et dérangea une partie d'échecs. Monsieur, lui dit brusquement un joueur, quand on est amoureux, on ne vient pas au café de la Régence. J'écoule ce que vous dites, et je fais des fautes d'écolier.
Le noble jeu, tourmenté par Saint Louis, par Montaigne, par Faublas, par Jean-Jacques Rousseau et par Robespierre, est arrivé aujourd'hui dans des régions sereines, où commence son âge d'or. Le trône de l'échiquier s'élève dans un palais. La cour du club des Panoramas est composée de l'aristocratie de l'échiquier français. Là tous les titres sont incontestables; chaque seigneur a conquis son blason à la pointe du trait. Le premier entre ses égaux, c'est M. de La Bourdonnais, le petit-fils du gouverneur célèbre immortalisé par Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie. Il est né à Saint-Malo, comme Chateaubriand. Le génie du christianisme est compatriote du génie des échecs. Après lui se groupent M. Boncour, M. Calvi, réfugié italien, M. Saint-Amant, M. Devinck, M. Desloges , M. le baron du Ménil.
Avec ces noms, d'autres noms illustrés dans le pays. M. le comte de Richebourg, M. le comte Boissy-d'Auglas, le brave général Haxo, le Vauban de l'armée et de l'échiquier ; M. le duc Decazes, M. Gautier de la Gironde, M. Delaville, M. Berlin de Vaux, notre jeune et profond historien M. Mignet; M. Lacretelle; M. Meyerbeer; M. Hersent; M. Panseron, notre gracieux compositeur ; M. Amédée Jaubert, ce savant véritablement instruit ; M. Grevedon, et d'autres encore que j'oublie, car la phalange est nombreuse : elle se compose surtout d'hommes de lettres, d'artistes, de militaires. Les classes intelligentes de la société sont représentées au club des Panoramas. Dimanche dernier, j'y assistai à une partie du plus haut intérêt; elle était engagée entre M. de Barneville et M. de Jouy, l'excellent et spirituel Ermite de la Chaussée-d'Antin. M. de Barneville est le dernier amateur qui ait joué avec Philidor ; c'est le plus frais et le plus jeune vieillard qu'on puisse voir. Il nous parlait de Philidor, qui lui faisait l'avantage, usité alors, du cavalier pour le pion et le trait ; il nous parlait, ce Nestor de l'échiquier, de cette histoire ancienne dont nous sommes séparés par tant de révolutions. Rien n'est émouvant comme d'entendre une voix qui vous dit : J'ai joué avec Philidor; il semble qu'on assiste à une résurrection. La génération contemporaine de Jean-Jacques Rousseau, représentée par M. de Barneville, jouait aux échecs avec la génération suivante, représentée dans les lettres et aux échecs par M. de Jouy ; et moi, indigne juge du camp, je suivais d'un œil distrait la partie, en pensant à Philidor, le musicien, et à l'opéra de Meyerbeer, qui devait me donner, le lendemain, tant d'extase et de bonheur. Philidor et Meyerbeer ! deux siècles qui se levaient devant moi au club des Panoramas.
MÉRY
Rentrons en France. Fatuité nationale à part, c'est toujours à elle qu'on doit revenir pour trouver les supériorités intellectuelles. Les pairs de Charlemagne jouaient aux échecs ; ils étaient heureux ; ils n'avaient point de procès à juger au Luxembourg. Enfant, je me suis bien des fois attendri sur ce pauvre neveu de Charlemagne, que Renaud de Montauban tua d'un coup d'échiquier. C'est ce qui me donna le goût des échecs. II n'y a pas de plus beau livre que les Quatre fils Aymon, imprimé à Épinal. D'autres attribuent ce grand coup d'échiquier à Charlot, fils de Charlemagne, qui cassa la tête au fils d'Ogier-le-Danois. Ces deux versions m'inquiètent peu. Il me suffit de savoir qu'on jouait aux échecs sous Charlemagne, et qu'on remuait des pièces assez lourdes pour en asséner un coup mortel : témoin le fameux échiquier donné à Charlemagne par le calife Haroûun-al-Raschid des Mille et une Nuits. Notre Bibliothèque royale a conservé ce trésor.
Dans le XIIIe siècle, la fureur des échecs devint si forte, que le bon saint Louis fil une ordonnance contre ce jeu. Heureux temps, où les rois s'amusaient à faire des ordonnances contre les échecs ! Saint Louis disait gravement, dans cet édit de 1254, qu'il proscrivait ce jeu comme un amusement trop sérieux, et jetant le corps en langueur par une trop grande application. II faut être un saint pour faire de pareils édits. Si cette fantaisie s'emparait aujourd'hui de la chambre des députés, le club des Panoramas s'armerait de toutes pièces et n'obéirait pas. Sous Louis IX on obéissait à tout. Les échiquiers furent brûlés, comme plus tard les Templiers ; malheureusement les Templiers n'étaient pas de bois, comme les échecs. A la nouvelle de la mort de Saint Louis, la France se remit à jouer aux échecs ; l'édit tomba en désuétude. Toutefois, par respect pour la royauté, même grossièrement figurée en soliveau couronné, les joueurs ne prononçaient pas la formule insolente : échec au roi ; ils disaient avec politesse : Havèz (ave), je vous salue, salut au roi. C'était l'avertir humblement d'éviter le mat.
Le jeu se maintint. Sous Louis XIV, Pascal inventa les cafés. II ouvrit son établissement à la foire de Saint-Germain; on y prenait du café, qui avait autant de vogue que Racine, en dépit de Mme de Sévigné, l'épistolaire. Un Sicilien, François Procope, alléché par la fortune de Pascal, fonda le café célèbre qui a stéréotypé son nom sur l'enseigne. Piron et Diderot s'y installèrent, et avec eux Jean-Jacques Rousseau et Philidor. Le café de la Régence se constitua bientôt le rival de Procope. Voltaire et Rousseau venaient à la Régence dans leurs moments de bonne humeur, ce qui était rare. Philidor y battait Jean-Jacques. L'auteur des Confessions n'était pas aussi fort qu'il le disait. Ce café jouissait d'une grande célébrité. Louvet le cite dans son Faublas ; l'amant de Sophie y entra un jour par distraction, et dérangea une partie d'échecs. Monsieur, lui dit brusquement un joueur, quand on est amoureux, on ne vient pas au café de la Régence. J'écoule ce que vous dites, et je fais des fautes d'écolier.
Le noble jeu, tourmenté par Saint Louis, par Montaigne, par Faublas, par Jean-Jacques Rousseau et par Robespierre, est arrivé aujourd'hui dans des régions sereines, où commence son âge d'or. Le trône de l'échiquier s'élève dans un palais. La cour du club des Panoramas est composée de l'aristocratie de l'échiquier français. Là tous les titres sont incontestables; chaque seigneur a conquis son blason à la pointe du trait. Le premier entre ses égaux, c'est M. de La Bourdonnais, le petit-fils du gouverneur célèbre immortalisé par Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie. Il est né à Saint-Malo, comme Chateaubriand. Le génie du christianisme est compatriote du génie des échecs. Après lui se groupent M. Boncour, M. Calvi, réfugié italien, M. Saint-Amant, M. Devinck, M. Desloges , M. le baron du Ménil.
Avec ces noms, d'autres noms illustrés dans le pays. M. le comte de Richebourg, M. le comte Boissy-d'Auglas, le brave général Haxo, le Vauban de l'armée et de l'échiquier ; M. le duc Decazes, M. Gautier de la Gironde, M. Delaville, M. Berlin de Vaux, notre jeune et profond historien M. Mignet; M. Lacretelle; M. Meyerbeer; M. Hersent; M. Panseron, notre gracieux compositeur ; M. Amédée Jaubert, ce savant véritablement instruit ; M. Grevedon, et d'autres encore que j'oublie, car la phalange est nombreuse : elle se compose surtout d'hommes de lettres, d'artistes, de militaires. Les classes intelligentes de la société sont représentées au club des Panoramas. Dimanche dernier, j'y assistai à une partie du plus haut intérêt; elle était engagée entre M. de Barneville et M. de Jouy, l'excellent et spirituel Ermite de la Chaussée-d'Antin. M. de Barneville est le dernier amateur qui ait joué avec Philidor ; c'est le plus frais et le plus jeune vieillard qu'on puisse voir. Il nous parlait de Philidor, qui lui faisait l'avantage, usité alors, du cavalier pour le pion et le trait ; il nous parlait, ce Nestor de l'échiquier, de cette histoire ancienne dont nous sommes séparés par tant de révolutions. Rien n'est émouvant comme d'entendre une voix qui vous dit : J'ai joué avec Philidor; il semble qu'on assiste à une résurrection. La génération contemporaine de Jean-Jacques Rousseau, représentée par M. de Barneville, jouait aux échecs avec la génération suivante, représentée dans les lettres et aux échecs par M. de Jouy ; et moi, indigne juge du camp, je suivais d'un œil distrait la partie, en pensant à Philidor, le musicien, et à l'opéra de Meyerbeer, qui devait me donner, le lendemain, tant d'extase et de bonheur. Philidor et Meyerbeer ! deux siècles qui se levaient devant moi au club des Panoramas.
MÉRY
Je suis d'accord que Labourdonnais naquit à Paris. Voyez Edward Winter, C.N. 11492,
RépondreSupprimerhttps://www.chesshistory.com/winter/winter183.html#CN_11492:
“On a quelques raisons de croire que Louis-Charles, issu de leur mariage, naquit, l'année
suivante, à Paris, rue ou impasse Féron, où sa mère avait un hôtel, qu'elle a vendu depuis.”
(Source: P.J. Levot, Biographie Bretonne (volume II, Paris, 1857, pp. 60-61).
Rue Férou ou rue Féron? Dans un hôtel ou "dans la maison familiale des La Bourdonnais"?
J'attendrai votre "futur article".