dimanche 1 avril 2012

L'affaire de la Saint-Gervais (2)

Voici la suite de l'affaire de la Saint-Gervais de mon précédent article.
Il s'agit là d'un texte publié en 1835 dans la "Revue de Paris" (source Google Book).
Nous avons au travers de ce texte beaucoup plus de détails sur le personnage central de l'affaire, un certain Bulliot.
Il s'agit d'un joueur invétéré...

Les textes relatifs au Café de la Régence datant du 18ème siècle sont très rare.
Ainsi, ce texte est un peu long, mais il vaut la peine d'être lu.

Le jour de Saint Gervais

La sagesse des nations est souvent une trompeuse sagesse, et il arrive parfois malheur à ceux qui se fient trop naïvement à l’infaillibilité de ses aphorismes. Nous allons le prouver, en racontant à propos de la Saint Gervais, qui tombait avant-hier, vendredi 19 juin, l’histoire d’un homme à qui un proverbe a coûté bien cher ; il est vrai que ce proverbe était en vers, ce qui le rendait doublement fallacieux.
Au commencement du siècle dernier vivait à Béziers un jeune homme, nommé Bulliot. Puisque nous sommes à la fois sur le chapitre des proverbes et sur celui de Béziers, il est bon de dire que Béziers se recommande d’un proverbe ainsi conçu : « Si Dieu venait habiter sur la terre, c’est Béziers qu’il choisirait. » Voilà, comme on le voit, une devise d’une singulière hardiesse et d’une prétention qui souffrirait aisément la controverse ; pour notre compte, nous ne savons pas trop jusqu’à quel point il conviendrait à Dieu d’être le concitoyen de M. Viennet.
Revenons à Bulliot. C’était un garçon qui ne manquait ni de bonne mine, ni de bonnes qualités ; il avait même de l’esprit, mais un esprit fantasque, bizarre et toujours tourné vers quelques singularités auxquelles Bulliot se livrait sans marchander. Ajoutez à cela que ce Bulliot était un galant et un joueur effréné, si bien qu’avant d’avoir atteint l’âge de vingt-cinq ans, il se trouva ruiné de fond en comble ; les dames de cœur, de pique, de trèfle et de carreau, de concert avec un nombre considérable de piquantes grisettes languedociennes, avaient dévoré son patrimoine, qui consistait en une pièce de vigne située sur le meilleur coteau du pays.
Il parait même que Bulliot avait mangé un peu plus que sa vigne, ce qui l’embarrassait, car les créanciers du Languedoc manquent essentiellement de la vertu qu’on appelle patience. Réduit à moins que rien, Bulliot ne pouvait plus toucher aux cartes ni aux grisettes ; il était même assez mal vu dans le pays ; les uns le dédaignaient par rapport à sa pauvreté, les autres le méprisaient à cause de ses dettes : « Payez, et vous serez considéré ! » Mais comment payer et avec quoi ? S’il cherchait un biais pour faire fortune, un autre proverbe mystificateur lui disait d’un ton goguenard : « Qui paie ses dettes s’enrichit ! » Mais pour s’enrichir de cette façon, il fallait commencer par être riche. Bulliot se dépitait contre des proverbes, contre le jeu, contre Béziers et contre la nature entière. Quant il vit que décidément il n’y avait aucune ressource pour lui dans sa ville natale, et qu’il ne réussirait jamais à y faire fortune, par cette raison que nul n’est prophète en son pays, il tourna ses regards vers Paris : là seulement, pensa-t-il, le soleil luit pour tout le monde ! Bulliot partageait la confiante superstition commune à tant de provinciaux qui s’imaginent qu’il suffit de venir dans la capitale pour devenir capitaliste.
Bulliot, ayant réalisé dix écus, se mit en route. Avec dix écus, il n’y avait guère de moyen d’aller à Paris ; aussi n’alla-t-il d’abord qu’à Montpellier ; là il s’en remit aux bonnes chances du jeu pour avoir de quoi entreprendre le grand voyage. Il entre bravement dans un tripot, bien résolu à gagner ou à en finir avec une existence intolérable ; car Bulliot était un de ces joueurs déterminés avec lesquels il faut toujours que quelque chose saute, la banque ou leur cervelle.

Ce fut la banque qui sauta. Il est vrai qu’elle était bien légère : 400 livres ! Avec cette somme, Bulliot partit dans un bon coche, qui ne mit pas plus de vingt-huit jours pour le conduire à Paris, tant déjà les moyens de transport étaient accélérés sur les routes de France. Il faisait trois repas par jour, couchait toutes les nuits et ne versa que cinq fois ; ce fut un voyage charmant. Durant tout le chemin, il ne se refusa rien et vécut en grand seigneur. Aussi quand il entra dans la capitale, Bulliot ne possédait plus qu’un louis et une pièce de vingt-quatre sous. Nous ne dirons pas quelles furent les premières aventures de Bulliot, ses traverses, ses misères et les accidents de sa lutte avec la fortune. Pendant quelques années, il disparut dans le tourbillon ; puis, au temps où le système de Law était dans sa plus grande fureur, notre Bulliot parut un beau jour dans la rue Quincampoix. Depuis son arrivée à Paris, il avait essayé de toutes sortes de métiers, ne se montrant constant qu’au tapis vert. Ce jour-là, le lansquenet lui ayant été favorable, l’intrépide joueur voulut profiter de sa bonne veine et pousser sa pointe dans un jeu qui remuait toutes les finances du royaume. Il s’embarqua donc vaillamment sur les flots dorés du Mississipi, et gagna ; il rejoua, il regagna, et toujours ainsi, avec un bonheur insolent. Bref, au bout de trois mois, le petit Bulliot, le mince Bulliot, le pauvre sire, venu à Paris sans épée ni cape, et qui avait franchi la barrière avec un louis et une pièce de vingt-quatre sous, possédait un million.
Un magnifique million, le plus beau million possible, bien rond et bien liquide, un million tout neuf, que la fortune lui avait donné de la main à la main. Avec ce million, Bulliot acheta tout ce qui lui manquait ; il acheta un carrosse, il acheta un château, il acheta Mlle Quinault, il acheta tout le luxe et tous les plaisirs de l’époque. Tout en pratiquant les sept péchés capitaux avec la verve et l’aplomb d’un millionnaire, Bulliot ne renonça pas pour cela aux affaires ; il acheta un comptoir, il acheta des commis et se fit banquier.
Le banquier Bulliot, spéculateur habile, se fit un beau nom dans la finance. Pour ne pas porter atteinte à son crédit, il avait sagement renoncé aux jeux de hasard ; il ne se permettait plus que les échecs, et à cet effet, il fréquentait le café de la Régence., où il jouissait de la considération que mérite un riche financier, beau joueur, affable dans le gain et noble dans la perte. Quand il jouait, on faisait cercle autour de lui, non pas seulement parce qu’il était de première force aux échecs et qu’il y avait profit à lui voir disposer ses pièces, mais encore parce qu’il y avait plaisir à observer ses façons d’agir et à écouter ses paroles. En devenant riche, Bulliot était devenu encore plus original et plus bizarre qu’avant ; et comme il se trouvait d’étoffe à ne guère se gêner, il se livrait sans retenue à ses manies et à ses boutades. Avec cela, il avait adopté un langage sentencieux qui ne manquait pas d’être parfois assez piquant. Dans le discours, Bulliot faisait une grande consommation de proverbes ; il professait pour le proverbe un profond respect.
Un matin de la belle saison, Bulliot était allé, pour se récréer, passer une heure à la charmante maison de campagne qu’il possédait à Auteuil. C’était le 19 juin 1725, jour de saint Gervais. Il faisait un temps magnifique et une chaleur étouffante. Tout à coup, pendant que le financier examinait ses tulipes, l’horizon se rembrunit, le ciel se voila de nuages, et la pluie tomba. Bulliot se hâtait de regagner son carrosse pour revenir à Paris, lorsque, dans une allée de son parc, il rencontra son jardinier au désespoir.
-          Hélas ! s’écriait le brave homme, voilà une pluie qui nous fera bien du tort ; car elle durera longtemps.
-          Comment cela ? demanda Bulliot.
-          Eh ! oui, reprit le jardinier, vous savez le proverbe :

S’il pleut le jour de saint Gervais
Il pleut quarante jours après

C’était là un vrai distique de jardinier, et qui avait un air d’étroite parenté avec les vers du Jardin des racines grecques. Toutefois Bulliot, sans s’arrêter à la pauvreté de la rime, fut frappé du pronostic, et il ne cessa de se répéter le proverbe poétique tout le long des Champs-Elysées et de la rue Saint-Honoré, que sa voiture parcourut pour le déposer au café de la Régence.
Dès qu’il fut entré dans le café, on lui proposa une partie d’échecs ; il était tellement préoccupé, que, pour toute réponse, il déclama son distique. Les habitants du café de la Régence, qui étaient, en général, des esprits forts, la plupart gens de lettres, académiciens et philosophes, se gaussaient de la prédiction. On plaisanta Bulliot, qui croyait à de tels almanachs ; Bulliot se piqua, et, jetant sur une table sa bourse pleine d’or, il paria que la pluie durerait quarante jours.
Il ne manqua pas de gens pour tenir ce pari.
-          Ne vous gênez pas ! s’écria Bulliot ; je tiendrai tout ce que l’on voudra ;
Et il tira de sa poche son portefeuille, amplement garni.
Toutes les bourses se vidèrent, on formula par écrit les termes du pari, on enregistra les mises. Bulliot poussa les choses jusqu’à déclarer à ceux qui n’avaient pas d’argent, qu’il pariait contre eux la valeur de leurs bijoux, montres, tabatières, bagues, boucles et cannes à pommes d’or. Il ajouta que, du reste, il reviendrait le lendemain et tous les jours, et qu’il continuerait à tenir tous les enjeux. Le maître du café en était le dépositaire.
Le bruit de cette singulière aventure s’était vite répandu ; le lendemain il y eut foule au café de la Régence. Bulliot soutint sa bravade. On déposa des sommes considérables.
 
(Café à Paris - XVIIIème siècle)

Le surlendemain, même affluence. Bulliot n’était pas homme à reculer ; il fit venir sa caisse. Du reste, jusque-là le ciel était pour lui, la pluie de saint Gervais tombait toujours.
A la ville, à la cour, on ne s’entretenait plus que de Bulliot et de son pari ; Bulliot était l’homme à la mode ; on se pressait sur son passage, on se le montrait ; on fit sur lui des ponts-neufs, on le mit dans les gazettes, on le joua sur le théâtre.
Les paris allaient toujours leur train, c’était une rage. Bulliot n’avait plus d’espèces ; mais sa signature était connue et bien famée sur la place ; il proposa son papier et on l’accepta. La tête avait tout-à-fait tourné au banquier languedocien ; en une semaine, il fit pour deux cent milles livres de billets. Il pleuvait toujours.
La pluie dura jusqu’au 12 juillet. Ce jour-là il fit un temps admirable ; pas une seule goutte d’eau ne tomba du ciel. Le proverbe eut tort ; les vers étaient faux ; le distique n’avait plus ni rime ni raison.
Le cafetier du café de la Régence livra les enjeux aux parieurs. Ceux qui avaient des billets attendirent l’échéance ; mais pendant qu’ils attendaient, les parents de Bulliot (car Bulliot avait des parents depuis qu’il était riche) le firent interdire, et ils n’eurent pas grand mal, car le pauvre Bulliot était devenu complètement fou.
L’interdiction de Bulliot, décrétée par sentence du Châtelet, fut confirmée par arrêt du Parlement. Cet acte de justice débouta en même temps de leurs prétentions les porteurs de billets, par cette raison de droit, que la cause des obligations était immorale. Les parents de Bulliot se partagèrent les débris de son opulence, et le pauvre financier mourut aux Petites-Maisons ; triste et funeste effet de son aveugle foi dans un proverbe !
Lorsqu’à l’échéance, les lettres de change de Bulliot furent protestées, un plaisant prétendit qu’il n’était pas étonnant de voir protester des billets faits à propos de la Saint-Gervais, puisque le jour de saint Gervais est en même temps celui de saint Protais.

E.G.

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