Vous connaissez déjà un peu Samuel Rosenthal si vous lisez mes articles. Par exemple avec l’affaire du match par correspondance entre Paris et Vienne en 1884 qui scinda en deux clans les échecs en France à la fin du XIXè siècle.
Samuel Rosenthal - Source Wikipedia et Chess History
Le Monde Illustré 20 septembre 1902 (p 288)
Rosenthal est un professionnel du jeu d’échecs. Arrivée de Pologne (alors l’Empire Russe) en 1864, il devient un des meilleurs joueurs du Café de la Régence à l’époque. Malgré quelques succès sur la scène international, il n'atteint pas le niveau de joueurs tels que Steinitz et Zukertort. Mais il faut dire que sa santé fragile n'a pas joué pour lui.
Quand il quitte le Café de la Régence en 1884, il gagne très bien sa vie grâce aux cours d’échecs, à ses chroniques dans quelques journaux dont Le Monde Illustré, aux simultanées qu’il donne au Grand Cercle etc.
Pierre Alexandrovitch Balaschoff, né le 3 / 15 juin 1847 à Saint-Pétersbourg
Photo Louis Thiriot en 1887 - Source Gallica
Un de ses élèves est un très riche aristocrate Russe installé à Paris, Pierre de Balaschoff. Outre le jeu d’échecs, comme nous allons le voir, Pierre de Balaschoff (qui a fait ajouter la particule pour franciser son nom et montrer son appartenance à l’aristocratie) est un passionné d’aéronautique.
Il finança notamment plusieurs ballons d’observation, dont un porta même son nom.
L'Aérophile - Janvier 1897 (page 144)
« (...) M. Pierre de Balaschoff a fait présent à M. Mascart d'un aérostat en soie de Chine de 1700 mètres, destiné à servir uniquement à des expériences scientifiques.
M. Mascart en a fait don à la Commission française ; celle-ci, afin de donner un témoignage public de reconnaissance pour cette libéralité, a décidé que ce ballon se nommerait dorénavant le Balaschoff. Il servira à exécuter une expérience de vérification des appareils nuageux, par MM. Violle et Cailletet. Les frais de cette expédition seront faits par le prince Roland Bonaparte.
S.A.S. le prince de Monaco a promis de faire les frais de la prochaine expédition d'aérophiles »
Journal officiel du 13 février 1898 - Gallica
Il obtient le grade de chevalier de la Légion d'honneur en février 1898.
« M. Pierre de Balaschoff, sujet russe, membre fondateur de la société de géographie de Paris. Membre fondateur de la société de géographie commerciale de Paris : service rendus à la science française. Nombreux dons aux œuvres scientifiques. »
Il décède deux ans plus tard à seulement 53 ans.
Journal officiel du 17 mai 1900
« Article de la Société de géographie de Paris. Assemblée générale tenue le 5 mai 1900.
« M. Pierre Alexandrovitch de Balaschoff, membre de la Société de Géographie depuis 1883, donne et lègue à ladite Société une somme de 50.000 fr. ».
Le défunt, mort le 6 mars 1900, portait un vif intérêt aux travaux de la Société et était venu plus d'une fois en aide aux explorateurs.»
Sur le site du CNRS il est possible de lire une notice nécrologique le concernant :
« (…) M. Pierre de Balaschoff a succombé à une longue maladie en son hôtel de la rue Ampère, le mardi 6 mars. Son corps a été inhumé au cimetière du Père Lachaise. Il n’était âgé que de 53 ans, mais d’une constitution délicate et maladive qui ne permettait guère d’espérer qu’il parviendrait à un âge avancé. »
On apprend donc dans cette article qu’il possédait un hôtel particulier rue Ampère, au numéro 6 pour être précis, qu’il avait fait construire en 1887. Cet hôtel particulier existe toujours et il accueille une clinique privée de chirurgie esthétique !
Tous ces détails pour bien situer sa fortune…
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En fin d'année 1898, il est possible de lire à peu près la même chose que ce qui est publié dans le journal « Le Temps » du 23 décembre 1898 :
Le Temps - 23 décembre 1898 - Gallica
Dernières nouvelles du Palais
Entre professeur d'échecs et amateur
« Le professeur d'échecs Rosenthal est en procès devant la 1ère chambre du tribunal civil avec un de ses anciens élèves, le richissime M. de Balaschoff, qui figure au rang des amateurs le plus renommés.
Voici, d'après son assignation de quoi se plaint M. Rosenthal : il parait que M. de Balaschoff, après avoir pris un certain nombre de leçons à 20 francs le cachet, s'éprit absolument du jeu d'échecs et attacha en quelque sorte à sa personne M. Rosenthal, lui demandant conseil dans les parties internationales où il était engagé, se faisant accompagner par lui partout où se jouaient des parties qui nécessitaient sa présence.
M. Rosenthal devait recevoir pour ses bons offices des appointements annuels de 6.000 francs et, de plus, 1.000 francs par voyage. Or, en cours d'exécution, ces conventions ont été brusquement violées par M. de Balaschoff, qui a signifié son congé définitif à son professeur-conseil.
M. Rosenthal, à la suite de cette rupture, a réclamé 15.000 francs d'appointements arriérés, 1.000 francs pour un voyage fait à Stuttgart, et 25.000 francs de dommages-intérêts. A l'appui de sa demande, que soutient Me Levilion, il exhibe notamment une reconnaissance de dette émanant de son adversaire.
Mais celui-ci prétendra, par l'organe de Me du Basty, que cette "reconnaissance de dette" n'a pas la portée que lui donne son ancien professeur et qu'en réalité aucun traité ne le liait vis-à-vis de ce dernier. Ses conclusions tendent au rejet absolu de la demande. »
Les relations échiquéennes entre Pierre de Balaschoff et Samuel Rosenthal démarrent en 1885.
Ce qui commence par des leçons d’échecs très bien payées à 20 francs à l’unité (le salaire mensuel moyen d'un employé / ouvrier à Paris à l'époque est d'environ 150 francs) se poursuit par l’équivalent d’un salaire mensuel de 500 francs ainsi que d’autres avantages.
Les résultats sont là, puisque par exemple Pierre de Balaschoff remporte en 1890 le 1er tournoi international par correspondance du journal Le Monde Illustré.
Le Monde Illustré - 22 octobre 1887 - Gallica

Le premier prix du tournoi du Monde Illustré.
"Diane Victorieuse" par Albert-Ernest Carrier-Belleuse (un peu plus sympathique que les coupes de nos tournois actuels).
Le Monde Illustré - 4 janvier 1890 - Gallica
Pierre de Balaschoff (au centre) remporte ce tournoi international par correspondance.
Voici deux parties de Pierre de Balaschoff commentées par Samuel Rosenthal pour Le Monde Illustré
Les relations sont au beau fixe à cette époque.
Le jugement, fait part d’un projet commun entre les deux joueurs :
« Le maître et l’élève conçurent le projet d’écrire en collaboration un grand ouvrage sur le jeu d’échecs, de Balaschoff devant traiter la partie historique, et Rosenthal la partie technique ».
Projet qui n’aura jamais lieu. Dans une de ses dernières lettres à Rosenthal, de Balaschoff s’exprime ainsi :
« J’attends avec impatience les petits diagrammes. En attendant je vais commencer notre ouvrage ».
Mais selon le jugement :
« Si on en juge par sa correspondance, de Balaschoff, bien que Russe, ne possède pas la langue Française d’une façon assez complète pour que son concours ait pu être d’une grande utilité à Rosenthal pour la rédaction de cet ouvrage. Que tout son travail a consisté à faire quelques traductions sans importance. Que de son côté, et pour la partie technique, Rosenthal ne justifie même pas d’un commencement de rédaction. »
« Dans ces conditions Rosenthal n’est point fondé à réclamer des dommages intérêts sous le prétexte d’avoir perdu le fruit de sa coopération à cet ouvrage ».
Archives de Paris
Le texte de la reconnaissance de dette signée par de Balaschoff et dont il est fait mention dans l’article du journal Le Temps est le suivant :
« Cher Monsieur Rosenthal,
Après avoir vérifié votre note je reconnais vous devoir la somme de quinze mille francs, compris vos appointements jusqu’au 1er janvier 1897.
Stuttgart, 5 novembre 1896
Signé : Pierre de Balaschoff »
En fait, Pierre de Balaschoff, alors à Stuttgart, demande à Rosenthal de venir le retrouver pour quelques semaines. Ce que Rosenthal fait. Les choses doivent s’envenimer là-bas, car Rosenthal demande à de Balaschoff de signer cette reconnaissance de dette.
« que les choses durèrent ainsi jusqu’à la fin de Mil huit cent quatre-vingt-seize, mais qu’à la date du vingt-trois décembre de Balaschoff adressa brusquement à Rosenthal une lettre de rupture. »
Le jugement indique
« la reconnaissance du 5 novembre 1897 a tous les caractères d’un règlement de compte et comprend dès lors toutes les sommes dont de Balaschoff pouvait être débiteur (...) Rosenthal ne saurait être considéré comme un employé du défendeur, qu’il s’intitule lui-même professeur d’échecs ».
Et poursuit par
« Que Rosenthal devrait tout au moins établir que cette rupture lui a causé un préjudice appréciable et qu’il aurait perdu, comme il le prétend, le bénéfice d’engagements et de concours en France et à l’étranger. Qu’il ne fait aucune preuve à cet égard, que les seules justifications qu’il produit se réfèrent à des propositions et à des concours antérieurs de plusieurs années à son congédiement. Que ce fait ne saurait donc être retenu comme une cause de préjudice. »
La Croix 9 janvier 1899 - Gallica
« JUSTICE
Entre joueurs d'échecs
On se souvient que M. Rosenthal, le célèbre professeur d'échecs, réclamait devant le tribunal civil de la Seine, à M. de Balaschoff :
1° La somme de 15.000 francs, montant d'appointements arriérés ;
2° Celle de 1.000 francs pour indemnité relative à un voyage à Stuttgart fait au mois d'octobre 1896 ;
3° Une somme de 25.000 francs à titre de dommages-intérêts ;
La 1ère Chambre du tribunal civil de la Seine vient de condamner M. de Balaschoff à payer à M. Rosenthal la somme de 15.000 francs, montant de la reconnaissance produite.
M. Rosenthal a été déclaré mal fondé dans le surplus de sa demande.
M. de Balaschoff est condamné aux dépens. »
Il reste quand même un mystère que je n’ai pas éclairci : pour quelle raison fondamentale Pierre de Balaschoff met-il brutalement un terme à plus de 10 ans de relation avec Samuel Rosenthal ? Il est possible que cette reconnaissance de dette ait vexé Pierre de Balaschoff qui congédie Rosenthal un mois plus tard. Comment remettre en cause la parole d'un noble Russe richissime ?
Le Monde Illustré - 4 janvier 1890 - Gallica
Pierre de Balaschoff (au centre) remporte ce tournoi international par correspondance.
Voici deux parties de Pierre de Balaschoff commentées par Samuel Rosenthal pour Le Monde Illustré
Les relations sont au beau fixe à cette époque.
Le jugement est consultable aux Archives de Paris dans le 19ème arrondissement de Paris
Le jugement, fait part d’un projet commun entre les deux joueurs :
« Le maître et l’élève conçurent le projet d’écrire en collaboration un grand ouvrage sur le jeu d’échecs, de Balaschoff devant traiter la partie historique, et Rosenthal la partie technique ».
Projet qui n’aura jamais lieu. Dans une de ses dernières lettres à Rosenthal, de Balaschoff s’exprime ainsi :
« J’attends avec impatience les petits diagrammes. En attendant je vais commencer notre ouvrage ».
Mais selon le jugement :
« Si on en juge par sa correspondance, de Balaschoff, bien que Russe, ne possède pas la langue Française d’une façon assez complète pour que son concours ait pu être d’une grande utilité à Rosenthal pour la rédaction de cet ouvrage. Que tout son travail a consisté à faire quelques traductions sans importance. Que de son côté, et pour la partie technique, Rosenthal ne justifie même pas d’un commencement de rédaction. »
« Dans ces conditions Rosenthal n’est point fondé à réclamer des dommages intérêts sous le prétexte d’avoir perdu le fruit de sa coopération à cet ouvrage ».
Archives de Paris
Le texte de la reconnaissance de dette signée par de Balaschoff et dont il est fait mention dans l’article du journal Le Temps est le suivant :
« Cher Monsieur Rosenthal,
Après avoir vérifié votre note je reconnais vous devoir la somme de quinze mille francs, compris vos appointements jusqu’au 1er janvier 1897.
Stuttgart, 5 novembre 1896
Signé : Pierre de Balaschoff »
En fait, Pierre de Balaschoff, alors à Stuttgart, demande à Rosenthal de venir le retrouver pour quelques semaines. Ce que Rosenthal fait. Les choses doivent s’envenimer là-bas, car Rosenthal demande à de Balaschoff de signer cette reconnaissance de dette.
« que les choses durèrent ainsi jusqu’à la fin de Mil huit cent quatre-vingt-seize, mais qu’à la date du vingt-trois décembre de Balaschoff adressa brusquement à Rosenthal une lettre de rupture. »
Le jugement indique
« la reconnaissance du 5 novembre 1897 a tous les caractères d’un règlement de compte et comprend dès lors toutes les sommes dont de Balaschoff pouvait être débiteur (...) Rosenthal ne saurait être considéré comme un employé du défendeur, qu’il s’intitule lui-même professeur d’échecs ».
Et poursuit par
« Que Rosenthal devrait tout au moins établir que cette rupture lui a causé un préjudice appréciable et qu’il aurait perdu, comme il le prétend, le bénéfice d’engagements et de concours en France et à l’étranger. Qu’il ne fait aucune preuve à cet égard, que les seules justifications qu’il produit se réfèrent à des propositions et à des concours antérieurs de plusieurs années à son congédiement. Que ce fait ne saurait donc être retenu comme une cause de préjudice. »
La Croix 9 janvier 1899 - Gallica
« JUSTICE
Entre joueurs d'échecs
On se souvient que M. Rosenthal, le célèbre professeur d'échecs, réclamait devant le tribunal civil de la Seine, à M. de Balaschoff :
1° La somme de 15.000 francs, montant d'appointements arriérés ;
2° Celle de 1.000 francs pour indemnité relative à un voyage à Stuttgart fait au mois d'octobre 1896 ;
3° Une somme de 25.000 francs à titre de dommages-intérêts ;
La 1ère Chambre du tribunal civil de la Seine vient de condamner M. de Balaschoff à payer à M. Rosenthal la somme de 15.000 francs, montant de la reconnaissance produite.
M. Rosenthal a été déclaré mal fondé dans le surplus de sa demande.
M. de Balaschoff est condamné aux dépens. »
Il reste quand même un mystère que je n’ai pas éclairci : pour quelle raison fondamentale Pierre de Balaschoff met-il brutalement un terme à plus de 10 ans de relation avec Samuel Rosenthal ? Il est possible que cette reconnaissance de dette ait vexé Pierre de Balaschoff qui congédie Rosenthal un mois plus tard. Comment remettre en cause la parole d'un noble Russe richissime ?