jeudi 8 avril 2021

Simultanée de Lasker à Paris en 1901

Dans un précédent article j'avais parlé de la simultanée de Lasker en mars 1933 au Café de la Régence.
Ce n'était pas la première à Paris, loin de là.
En 1901, Lasker est au faîte de sa gloire, après une large victoire à Londres en 1899 puis lors du tournoi de Paris en 1900.
Ainsi il est à Paris en fin d'année 1901 et il donne une simultanée au Cercle Philidor.

L'article suivant, paru dans le journal "Le Matin" du 25 décembre 1901 est intéressant selon moi sur plusieurs aspects :

* La description vivante de l’événement par le journaliste.
* Les croquis publiés en première page d'un journal. Ce n'est pas habituel pour le jeu d'échecs.
* La présence d'une femme joueuse d'échecs. Ce n'est pas anodin dans un univers exclusivement masculin, si on regarde par exemple les simultanées annuelles données par Samuel Rosenthal, où les femmes sont simplement acceptées comme spectatrices.
* Le Cercle Philidor comme le plus important Cercle d'échecs en France, mais une situation assez médiocre comparativement à l'Angleterre à la même époque.

Par contre le journaliste ne cite ni la Régence, ni le Grand Cercle comme lieu important de réunion des joueurs d'échecs, ce qui est curieux.

Après l'article je donne la dernière partie de la simultanée, contre M. Gaudermen, futur vice-président de l'Union Amicale des Amateurs de la Régence.

Le Matin – Mercredi 25 décembre 1901 - Source Retronews

Le Roi des Echecs

Le docteur Lasker aux prises avec quarante adversaires – Les péripéties des parties – Sept heures sur la brèche – Les résultats – En fumant des cigares

Là-haut, dans la salle des fêtes d’un café du boulevard de Strasbourg, quarante tables ont été mises bout à bout, en deux rangées parallèles, séparées par un intervalle d’un mètre environ dans lequel évoluera tout à l’heure M. le docteur Lasker, champion du Monde du jeu d’échecs. Sur chaque table, a été placé un échiquier garni de ses pièces, et, devant chacun d’eux, un joueur est assis. M. Lasker, que le noble sport qu’il professe depuis sa jeunesse a finalement conduit jusqu’à la chaire de mathématiques de l’université de Manchester, se propose de tenir tête à quarante joueurs, simultanément.
Et tous les membres du Cercle Philidor sont là, attendant l’attaque.


La petite Mme X…, qui est brune et jolie, et qui, de plus, manœuvre les « tours » et les « fous » avec une incomparable virtuosité, a voulu opposer sa science à celle du célèbre docteur. Et M. X…, son mari, très obligeant et fort empressé, lui a cédé sa place sur le front de bataille. Elle va tenter, comme les autres, de faire mordre la poussière au champion.

Premiers engagements.

Huit heures du soir. M. Lasker fait son entrée, et , immédiatement, la partie commence.
- C’est ça, le champion ? fait Mme X…, fort irrévérencieusement. Oh ! mais, alors, je vais le « mater » en dix coups !
Et elle esquisse une moue de défi.
Il est certain que, physiquement, il parait un peu chétif, M. Lasker, tout maigriot dans son smoking ; il se présente avec un sourire malin, ses petits yeux noirs pétillent d’une flamme astucieuse ; il allume un cigare…


Les premières escarmouches sont peu graves. On avance des pions de part et d’autre, on en prend quelques-uns pour se donner de l’air, puis on attaque.
Le champion est maintenant devant l’échiquier de Mme X…
- Comment parera-t-il ce coup-ci ? dit la fine brunette à son voisin. Nous allons bien voir s’il est aussi fort qu’on le dit !
Et, audacieusement, elle pousse une pièce qui vient menacer le roi.
Mais, à la stupéfaction de tous, M. Lasker ne pare rient du tout ; il se contente de pousser délicatement un petit pion, le met à la place de la pièce et, prenant celle-ci entre le pouce et l’index, il la pose à côté de l’échiquier. Premier cadavre !
La jeune femme demeure bouche bée : elle n’avait pas vu le petit pion. Oh ! Madame ! Et prenant sa tête dans ses mains – gantées, s’il vous plait – elle médite un « coup de Trafalger », comme elle dit, fixant opiniâtrement les pièces du jeu, comme pour les hypnotiser.

Pendant ce temps, avec des mouvements réguliers et précis d’automates, M. Lasker poursuit son chemin autour des tables, restant à peine un quart de minute devant chaque échiquier, prenant une pièce par-ci, en poussant une autre par-là. Puis, il allume un second cigare.
Le voici de nouveau devant Mme X…. Celle-ci avance une reine qui parait terrible et qui vient menacer tout le jeu du champion. Alors, avec un sourire, le docteur Lasker touche du doigt un autre petit pion.
- Casse-cou ! s’écrie quelqu’un à ses côtés.
- Ah ! Je n’avais pas vu ça ! fait Mme X….
Et vite, elle remet la reine à la place qu’elle occupait auparavant.
C’est à onze heures seulement que le premier joueur est fait échec et mat. On applaudit et, pour se récompenser de ce succès, M. Lasker allume un troisième cigare.
Mon Dieu ! S’il continue comme cela, combien en fumera-t-il dans la soirée ?

Minuit et demi. Cette fois-ci, M. Lasker réfléchit longuement. Il se trouve en face d’un vieux renard, d’un fin matois, qui ressemble à s’y méprendre à M. Thiers. Et Thiers vient de tenter un coup qui est tout près de réussir. Pour le moment, le champion parvient à le parer et il poursuit sa promenade sans fatigue apparente.
Le voici de nouveau devant la petite dame. Elle a bien réfléchi, bien mûri son plan, et elle avance une tour qui doit complètement sauver la situation. Mais alors, voici la tour qui est prise ! Mme X… riposte : c’est un fou qui est enlevé ; un cavalier, puis la reine disparaissent successivement de l’échiquier. Quelle hécatombe ! alors, la petite dame adresse son plus gracieux sourire à son vainqueur :
- J’ai perdu, fait-elle.
- Absolument exact ! reprend M. Lasker, qui prononce à l’anglaise.
Et il salue, et il allume un autre cigare : le quatrième. Cet homme fait décidément beaucoup de fumée.


De plus en plus fort.

Nous croisons le président du cercle, fort empressé, qui se plaint que le jeu d’échecs soit si peu en honneur en France. Le Cercle Philidor, qui comprend deux cent cinquante membres environ, est unique en France. En Angleterre, à Londres, par exemple, il n’existe pas moins de deux cents cercles de joueurs d’échecs !
Et, comme nous parlons du docteur Lasker, le héros de la soirée, M. Delaire nous dit que le docteur veut tenter plus fort encore. Il tient le pari qu’il jouera vingt parties sans voir ! Morphy avait accompli ce tour de force en jouant huit parties simultanément. Mais vingt ! Est-ce vraiment possible ?
Il parait que oui, si nous en croyons les assertions du président.
Maintenant, nous observons les joueurs. Ils sont tous penchés sur l’échiquier, le crayon à la main, étudiant le prochain coup, pendant que, derrière eux, debout, des spectateurs discutent.

Voici deux heures. Tour à tour, la plupart des membres du cercle sont « tombés » par le docteur qui, maintenant, ne se trouve plus qu’en présence de quelques sujets de première force. Et Thiers, qui a médité un coup, prononce la phrase magique :
- Échec et mat !
M. Lasker n’a qu’à s’incliner. Naturellement, il ne peut gagner toutes les parties. Il se contente d’allumer un cigare : le cinquième.
Mais voici trois heures. Il faut terminer le tournoi. Aussi, le docteur précipite ses coups ; ses reines ont sur les échiquiers des mouvements désordonnés. Elles triomphent ! … La voilà bien la puissance de la femme !
M. Lasker a gagné trente-cinq parties, il en a perdu trois, et une a été déclarée nulle. Il ne reste plus qu’un adversaire qui résiste. Encore un dernier effort, et ce dernier lutteur s’annonce vaincu.
Alors, M. Lasker allume un douzième et dernier cigare, salue et disparaît, au milieu des applaudissements de l'assistance. Il est trois heures un quart.

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La simultanée s'est jouée le 23 décembre. Dans le journal l'Echo de Paris, Jules Arnous de Rivière, sous le pseudonyme Pic de Brasero, donne quelques commentaires sur la partie qui a duré le plus tardivement. 
Pour information, le dernier coup indiqué 33.Dxg5 est une faute d'après l'ordinateur, qui indique même que les noirs doivent gagner...Pourtant Lasker va l'emporter semble-t-il.

[Event "Cercle Philidor"] [Site "?"] [Date "1901.12.23"] [Round "?"] [White "Lasker, Emanuel"] [Black "Gaudermen"] [Result "1-0"] [ECO "C11"] [Annotator "Jules Arnous de Rivière"] [PlyCount "65"] {Partie jouée en simultanée sur 40 échiquiers le 23 décembre 1901 par Emanuel Lasker au Cercle Philidor à Paris.} {Les commentaires de la partie sont dus à Jules Arnous de Rivière qui utilise le pseudonyme "Pic de Brasero" pour signer la chronique "Récréations intellectuelles" du journal "L'Echo de Paris"} 1. e4 e6 2. d4 d5 3. Nc3 Nf6 4. e5 Nfd7 5. f4 c5 6. dxc5 Nxc5 7. Nf3 Nc6 8. Be3 a5 9. Nb5 h6 10. a3 b6 11. Bd3 g6 {La défense adoptée par M. Gaudermen est ingénieuse ; la position est originale.} 12. Nbd4 Nxd3+ 13. Qxd3 Nxd4 14. Bxd4 Bd7 15. O-O-O Bc5 16. Qe3 Qe7 17. Rhg1 Bb5 18. g4 Qc7 19. f5 O-O-O 20. f6 Kb7 21. h4 Rc8 22. Rd2 Qc6 23. c3 a4 24. Kb1 Bc4 25. Rh2 Qb5 26. Nd2 {Le seul coup pour ne pas perdre.} g5 ({Si} 26... Bxa3 27. Nxc4 Rxc4 28. Bxb6 Qxb6 29. Qxb6+ Kxb6 30. bxa3 Rxc3 {Les Noirs sont mieux. Ils ont préféré un coup qui est inférieur.}) 27. hxg5 Bxd4 28. Qxd4 hxg5 29. Rgh1 Bd3+ 30. Kc1 Rxh2 31. Rxh2 Bg6 32. Qe3 Ka7 33. Qxg5 {Et près une dizaine de coups joués vite à cause de l'heure avancée, les Noirs ayant le désavantage ont gracieusement abandonné.} 1-0

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