mercredi 30 novembre 2022

Arbitrage de parties par François Antoine de Legall

La Grande Revue publie en juin 1929 des lettres inédites de Denis Diderot à Sophie Volland. Dans une lettre datée du 25 octobre 1762, Diderot rapporte 3 situations échiquéennes qui se sont déroulées au Café de la Régence. François Antoine de Legall, le marquis de Légal comme l'appelle Denis Diderot ou bien encore l'oracle, joue le rôle d'arbitre dans ces 3 situations intéressantes. 
Nous sommes loin des règles actuelles de la FIDE... 

Denis Diderot, par Louis-Michel Van Loo, 1767

En 1762 nous sommes au début de l'écriture du Neveu de Rameau dont j'ai déjà parlé. Diderot se rend donc assez régulièrement à la Régence. Peut-être est-ce là qu'il rencontre Philidor dont il sera proche ?

La Grande Revue, juin 1929, pages 538 et 539 - Source Gallica

Mais revenons à cette lettre. Dans la première situation, un des joueurs n'a pas vu qu'il était en échec, peut-être depuis plusieurs coups, et son adversaire en profite pour faire main basse sur sa dame, avec l'assentiment de Legall.

Dans la deuxième situation, un témoin d'une partie joue un rôle essentiel dans la décision de Legall. On y voit là un des rôles de la galerie qui observe les parties d'échecs. La décision n'est pas anodine, car 20 Louis sont en jeu, une somme considérable pour une seule partie d'échecs.

Et enfin dans la troisième situation, il s'agit d'une partie à avantage, pour laquelle un joueur plus fort rend un cavalier à son adversaire (le cavalier en "b1" est ôté pour équilibrer le jeu). Manifestement le joueur le plus fort ne l'a pas fait et son adversaire ne s'en rend compte qu'après une vingtaine de coups... Simple oubli ou est-ce délibéré ? Compte tenu des sommes en jeu pour chaque partie, Legall accorde le doute au joueur le plus faible, qui ne pourra pas perdre la partie
 
Position de départ quand un joueur rend un cavalier
 
Chaque partie d'échecs se joue avec un enjeu financier, et différents avantages sont consentis pour équilibrer les chances des joueurs. Dans l'ordre : jouer à but (à égalité matérielle, quand les deux joueurs sont d'un niveau équivalent), donner le trait et le pion en "f7", donner deux traits et le pion en "f7", donner un cavalier, donner une tour (celle en "a1" - le joueur à qui l'on donne une tour est appelé une "mazette"), donner la dame (le joueur à qui l'on donne la dame est appelé un "joueur de quille").
Ces différents avantages matériels seront utilisés jusqu'au début du XXe siècle à la Régence.


Lettres inédites à Sophie Volland

Dimanche (Paris, 25 octobre 1762)

(…) Je les laissai tous là sur le soir, et j'allai au Palais-Royal chez le Montamy pour savoir où notre affaire en était. Il n'y avait personne. Je me rabattis au café de la Régence. C'est le rendez-vous des joueurs d'échecs de la grande classe. J'y trouvai toutes les têtes partagées sur un coup bizarre que voici.

Au milieu d'une partie, un des joueurs s'aperçoit que le roi de son adversaire était en échec, et peut-être depuis plusieurs coups. Il profite de la circonstance pour donner échec à la dame. Celui dont la dame est attaquée, veut la retirer. Mais son adversaire l'arrête et lui dit : ôtez votre roi d'échec.
Il s'agissait de savoir si la dame était de bonne prise. Le marquis de Légal, l'oracle au jeu, répondit que oui, parce que le roi ne peut jamais demeurer échec, par la loi du jeu, et qu'il pouvait y avoir également de la mauvaise foi dans l'un et l'autre joueur, l'un en mettant son roi en échec, sans que l'autre s'en aperçût ; l'autre en donnant échec au roi, sans en avertir.

Quelques jours auparavant, il avait prononcé une autre sentence qu'il faut que je vous rapporte pour la justesse d'esprit qu'elle montre et pour la condescendance singulière du joueur condamné. La partie était très intéressée. Vous savez que pièce touchée, pièce jouée. Un des joueurs touche un cavalier, ou du moins son adversaire le prétend. On en appelle à deux spectateurs, dont l'un dit que la pièce a été touchée, et qu'il l'a vu ; l'autre qu'il n'a point vu cela. Le marquis de Légal interrogé dit, que la pièce ait été touchée ou non, il faut la jouer. Un homme qui a vu est mille fois plus croyable qu'un homme qui n'a pas vu ; car il n'y a qu'une façon de voir une chose qui est, et il y en a mille de ne la pas voir. Cela est juste ; mais n'est-il pas étonnant qu'un homme consente à perdre vingt louis là-dessus ?

Je vous demande mille pardons de ces niaiseries ; mais où est la chose frivole qui ne puisse pas vous inspirer quelques réflexions solides ? Un homme donne un cavalier à un autre. Dans la chaleur du jeu, l'un oublie de prendre son avantage et ne s'aperçoit qu'au vingtième coup que son adversaire a ses deux cavaliers ; le marquis prononce qu'il faut achever la partie, que le joueur le plus faible pourra gagner, mais qu'il ne pourra perdre. La loi, selon lui, dans les cas douteux doit toujours être contre celui qui peut avoir été de mauvaise foi.(...)

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