Saint-Amant va tenir la chronique d'échecs du journal "Le Sport" du début d'année 1855 à janvier 1864, où il cède sa place à Jean Préti, futur créateur de la revue "La Stratégie".
J'ai déjà eu l'occasion de parler de ses articles. Par exemple dans un hypothétique fragment d'une partie de Deschapelles inconnu jusqu'à lors, ou bien encore dans ses relations difficiles notamment quand il se fait moucher par Paul Journoud pour ses erreurs.
Mais pour autant ses articles sont parfois très intéressants. C'est ainsi que j'ai découvert comment était considérée la partie Espagnole, ou Ruy Lopez, en ce milieu du XIXe siècle.
Dans le numéro du 2 février 1859 du journal "Le Sport", Saint-Amant commente la deuxième partie du match jouée entre Anderssen et Morphy en fin d'année 1858. C'est une partie Ruy Lopez, de quoi disserter pour Saint-Amant.
Saint-Amant écrit :
On a donné le nom de Lopez à ce début : c’est lui reconnaitre près de trois siècles. Depuis fort longtemps, il était non-seulement négligé, méconnu, mais même condamné. Philidor n’en parle pas : ce n’est pas étonnant, lui qui blâmait jusqu’au Cavalier du Roi sorti à la 3ème case du Fou au second coup de celui qui a le trait.
La Bourdonnais est tout aussi silencieux, dans son pauvre Traité, sur le début de Lopez ; mais La Bourdonnais, aussi bien que Deschapelles, désapprouvait jusqu’à la pensée de porter le Fou du Roi au-delà de la 4ème case du Fou de la Dame, et Deschapelles, tout philidorien, n’admettait pas non plus qu’on pût sortir le Cavalier du Roi, au second coup, à la 3ème case du Fou. Enfin il allait jusqu’à repousser le Giuoco Piano, qui est la partie la plus universellement jouée.
Dans les parties entre La Bourdonnais et McDonnell, où ces grands maîtres abordèrent alternativement tant de débuts variés, on ne trouve pas l’ombre de celui de Lopez.
De nos jours, ce début est devenu une fureur, et il est considéré par les maîtres comme une des plus fortes attaques. Il y a certainement à s’étonner que dans un jeu tout mathématique, se présente, sans que la règle ait été changée, de ces capricieuses révolutions, de ces revirements d’opinions qui ne devraient appartenir qu’à ce qui est un objet de goût ou de mode, et non à ce qui a trait à des calculs précis : 2 et 2 continuent toujours de faire 4.
Après avoir repoussé, condamné ce début de Ruy Lopez, pendant deux cents ans, on le prône aujourd’hui, on le démontre excellent. Est-ce au moins définitif cette fois-ci, et nos neveux ne s’inscriront-ils pas contre ?
Comme de nos jours, les ouvertures sont souvent une question de mode.
Je me suis amusé à faire quelques statistiques simplistes avec la Méga Database de Chessbase.
Voici le tableau que j'obtiens avec la répartition des ouvertures.
Ok, les échantillons ne sont pas du tout les mêmes (environ 4000 parties répertoriées pour la période 1200 à 1860 contre 210000 pour la seule année 2016). Il est clair qu'il y a beaucoup plus de parties jouées et sauvegardées de nos jours. Mais le résultat reste intéressant à mes yeux.
Ainsi jusqu'en 1860, 60% des parties jouées étaient avec 1.e4 e5 ! avec une proportion de 4% de Ruy Lopez contre 15 % de Gambit du Roi.
Les choses évoluent sur la fin du XIXe siècle, la partie Ruy Lopez devient l'ouverture la plus jouée (17% des parties) et le Gambit du Roi recule avec 8% des parties jouées.
Et de nos jours, la reine des ouvertures est sans trop de surprise la défense Sicilienne avec 19% des parties jouées, le Gambit du Roi devenant négligeable et la partie Ruy Lopez revenant à 4%.
Reverrons-nous un jour le Gambit du Roi en tête d'affiche ? Stockfish trouvera-t-il des améliorations pour rendre un peu plus jouable cette ouverture ? L'avenir nous le dira, mais on a un peu de peine à y croire.
En attendant vous pouvez rejouer cette 2ème partie du match entre Anderssen et Morphy via l'échiquier interactif ci-dessous, avec les commentaires de Saint-Amant et quelques ajouts de ma part avec l'aide de Stockfish (mes commentaires sont précédés de mes initiales).
Ce match s'est jouée fin décembre 1858 dans la chambre de Morphy à l'hôtel de Breteuil. Le match était tout à fait sérieux, mais les parties jouées assez rapidement.
[Event "Hôtel de Breteuil - Paris"]
[Site "Paris"]
[Date "1858.12.22"]
[Round "2"]
[White "Anderssen, Adolf"]
[Black "Morphy, Paul"]
[Result "1/2-1/2"]
[ECO "C77"]
[Annotator "Saint-Amant Le Sport 2 février 1859"]
[PlyCount "86"]
[EventDate "1858.12.20"]
[EventType "match"]
[EventRounds "11"]
[EventCountry "FRA"]
{[%evp 0,88,25,16,10,25,17,16,31,-6,3,2,2,-26,-31,-33,-33,-31,-6,-31,-48,-29,
11,-20,-12,-4,-4,-3,-9,-17,3,5,5,-55,-48,-48,-49,-69,-38,-168,-140,-141,-152,
-179,-156,-161,-153,-218,-111,-110,-240,-224,-263,-266,-88,-63,-56,-56,-67,-61,
-66,-59,-54,-65,-53,-56,-34,-43,-32,-57,-43,-45,-42,-37,-50,-44,-27,-16,-25,
-17,-31,-29,-29,-29,-29,-29,-29,-34,-34,-48,-34]} {(JOL) Il s'agit de la 2ème
partie du match entre Morphy et Anderssen, match joué dans la chambre de
Morphy à l'hôtel de Breteuil à Paris. Les commentaires sont de Saint-Amant
pour le journal "Le Sport" du 2 février 1859. J'y ajoute quelques
commentaires avec l'assistance de Stockfish. Rappelons que les parties se
jouaient sans pendule et que le rythme était assez rapide.} 1. e4 e5 2. Nf3
Nc6 3. Bb5 {On a donné le nom de Lopez à ce début : c’est lui reconnaitre
près de trois siècles. Depuis fort longtemps, il était non-seulement
négligé, méconnu, mais même condamné. Philidor n’en parle pas : ce
n’est pas étonnant, lui qui blâmait jusqu’au Cavalier du Roi sorti à la
3ème case du Fou au second coup de celui qui a le trait. La Bourdonnais est
tout aussi silencieux, dans son pauvre Traité, sur le début de Lopez ; mais
La Bourdonnais, aussi bien que Deschapelles, désapprouvait jusqu’à la
pensée de porter le Fou du Roi au-delà de la 4ème case du Fou de la Dame,
et Deschapelles, tout philidorien, n’admettait pas non plus qu’on pût
sortir le Cavalier du Roi, au second coup, à la 3ème case du Fou. Enfin il
allait jusqu’à repousser le Giuoco Piano, qui est la partie la plus
universellement jouée. Dans les parties entre La Bourdonnais et McDonnell,
où ces grands maîtres abordèrent alternativement tant de débuts variés,
on ne trouve pas l’ombre de celui de Lopez. De nos jours, ce début est
devenu une fureur, et il est considéré par les maîtres comme une des plus
fortes attaques. Il y a certainement à s’étonner que dans un jeu tout
mathématique, se présente, sans que la règle ait été changée, de ces
capricieuses révolutions, de ces revirements d’opinions qui ne devraient
appartenir qu’à ce qui est un objet de goût ou de mode, et non à ce qui a
trait à des calculs précis : 2 et 2 continuent toujours de faire 4. Après
avoir repoussé, condamné ce début de Ruy Lopez, pendant deux cents ans, on
le prône aujourd’hui, on le démontre excellent. Est-ce au moins définitif
cette fois-ci, et nos neveux ne s’inscriront-ils pas contre ?} a6 {Ruy Lopez
fait pousser ici le Pion de la Dame un pas, ce qui donne un assez mauvais jeu
à la défense ; il fait aussi sortir le Fou du Roi à la 4ème case du Fou de
la Dame, et arrive alors à un meilleur résultat.} 4. Ba4 {L’Anonyme de
Modène qui donne cette partie, sur le Pion de la Tour poussé, et, selon nous,
très judicieusement, au lieu de retirer le Fou, lui fait prendre le Cavalier ;
le Pion de la Dame prend le Fou et la partie se termine par une remise, ce qui
est la proclamer égale.} Nf6 5. d3 {C’est un coup de défense inutile. Il
fait perdre un temps précieux à l’attaque. Le Pion du Fou de la Dame un
pas ou Roquer étaient mieux. L’adversaire ne peut prendre le Pion du Roi
sans avoir à en reperdre un et à supporter une rude attaque. Quelque
convaincu qu’on soit, ce n’est vraiment qu’avec hésitation qu’on se
permet le blâme quand il s’agit d’aussi excellentissimes joueurs. L’on
s’étonne aussi qu’étant exercés comme ils le sont sur les débuts,
qu’ils on explorés à fond avec tant de lucidité, ils puissent prêter le
flanc à une juste critique surtout aussitôt, dès le 5ème coup !} Bc5 6. c3
b5 7. Bc2 {Peut-être ce Fou eût-il mieux fait de ne se retirer qu’à la
3ème case du Cavalier de la Dame ; mais cette préférence, qui a été
contradictoirement soutenue par de très habiles théoriciens, n’est
cependant prouvée victorieusement d’aucun côté ; dans tous les cas, elle
n’implique pas une faute, mais simplement une manière différente
d’envisager la conduite de la partie.} d5 8. exd5 Nxd5 9. h3 O-O 10. O-O h6
11. d4 exd4 12. cxd4 Bb6 13. Nc3 Ndb4 14. Bb1 Be6 ({(JOL) Prendre le pion
laisse de bonnes compensations aux Blancs, mais c'était préférable.} 14...
Nxd4 15. Nxd4 Bxd4 16. Qf3) 15. a3 Nd5 16. Ne2 {Ce coup, qui a l’air
d’être fait en vue de défendre le Pion de la Dame ou d’éviter
l’échange des cavaliers, présente l’insidieuse menace de gagner une
pièce en portant, le coup suivant, la Dame à la 2ème case de son Fou. Voir
le danger dans ces cas-là, c’est le conjurer, et il ne fallait certainement
pas compter qu’il échapperait au joueur sagace qui tenait les noirs.} ({
(JOL)} 16. Qc2 {immédiatement mettait en difficulté Paul Morphy} Nf6 17. Ne4)
16... Nf6 17. Be3 ({(JOL)} 17. Bxh6 $5 gxh6 18. Qc1 Ne7 19. Qxh6) 17... Re8 18.
Ng3 Bc4 19. Nf5 {Il ne pouvait pas bouger sa Tour sans perdre le Pion de la
Dame ; mais il pouvait opposer Fou à Fou à la 3ème case de la Dame :
c’est ce que le commun des martyrs n’eût pas manqué de faire (et
c’était peut-être le coup à la fois le plus juste et le plus prudent). M.
Anderssen, emporté par l’audace, oublie un moment le terrible adversaire
qui lui fait face, et consomme hardiment un premier sacrifice. Après la perte
de cet échange, nous allons le voir donner la pièce, et à partir de ces
sacrifices son jeu s’élève à la plus grande hauteur et à donné un vif
intérêt à la fin de cette partie.} ({(JOL)} 19. Bd3 {était plus raisonnable
}) 19... Bxf1 20. Qxf1 Ne7 21. N3h4 Nxf5 22. Nxf5 Qd7 23. Bxh6 {Ce second
sacrifice est la suite, la conséquence du premier. Les noirs ont tiré
l’épée en jetant le fourreau : les voici avec deux Pions seulement pour
une Tour, et encore un de ces pions va-t-il être perdu. Il faut une attaque
sans défaillance pour compenser un si fort désavantage matériel.} gxh6 24.
Qc1 {Mieux joué que de prendre tout de suite un pion avec le Cavalier, qui ne
peut échapper. C’est le renforcement et la richesse de ces attaques qu’il
faut étudier dans la manière des grands maîtres.} Bxd4 25. Qxh6 Re1+ 26. Kh2
Ne4 ({(JOL)} 26... Qxf5 $3 {et les Noirs devaient gagner. L'attaque
d'Anderssen ne fonctionnait pas. Stockfish donne la ligne suivante où les
Noirs ont un bon avantage matériel qu'il reste à convertir.} 27. Bxf5 Rxa1
28. Qg5+ Kf8 29. Qh6+ Ke7 30. Qf4 Rd8 31. Qxc7+ Ke8 32. h4 Re1 {etc. les Noirs
se regroupent}) 27. Bxe4 Rxe4 {La Tour ne pouvait prendre la Tour sans
s’exposer à être mat ou à perdre au moins le Fou. Dans tous les cas les
noirs avaient au moins la remise par un échec perpétuel.} 28. Qg5+ Kf8 29.
Qh6+ Ke8 30. Nxd4 Qd6+ {La Dame ni la Tour ne peuvent prendre cet audacieux
cavalier sans perdre ensuite l’une ou l’autre Tour, et alors la partie
tournerait au désavantage des noirs, qui, au lieu d’avoir encore le
bénéfice de l’échange, resteraient avec un Pion de moins.} 31. Qxd6 cxd6
32. Rd1 Kf8 {Peut-être valait-il mieux marcher résolument avec le roi pour
soutenir le pion passé, au centre, et le faire agir. Sans doute il pouvait y
avoir quelque imprudence à éloigner le Roi des pions liés de l’adversaire
soutenus par le Roi. C’est à approfondir et un champ vaste ouvert à
l’étude.} 33. Rd2 Rae8 34. g4 R8e5 35. f3 Re1 36. h4 Rd5 37. Kg3 a5 38. h5
Kg8 39. Kf2 Re8 40. Kg3 Kh7 41. Kf4 Re7 {Les noirs ne peuvent pas laisser
occuper au roi adverse la ligne des Rois. Malgré l’avantage de l’échange
ils seraient exposés à perdre. Les blancs ne peuvent également se départir
de leur manière de jouer. C’est une de ces nombreuses parties où celui qui
force pur gagner, perd par suite des faux coups qu’il a dû hasarder.} ({
(JOL) Curieusement, Paul Morphy ne pousse pas son avantage, par exemple avec}
41... a4 42. Kg3 b4 43. axb4 Rb8 44. Kf4 Rxb4 45. Ke4 Re5+ 46. Kd3 {Il y a
encore du travail, mais les Noirs ont des bonnes chances de gagner la partie})
42. Kg3 f6 43. Kf4 Re8 {Les blancs, qui avaient eu la velléité de pousser
les pions du côté du Roi, y renoncent, n’entrevoyant pas la possibilité
d’arriver à quelque bon résultat.} 1/2-1/2
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