La première utilisation d'une pendule d'échecs, telle que nous la connaissons de nos jours, date du tournoi de Londres en 1883.
Dans l’Échiquier de Paris de décembre 1948, J. Buchet la définit ainsi :
"Le tournoi de Londres 1883 marque donc, en matière de pendules, l'apparition des temps modernes.
La pendule utilisée à ce tournoi, invention de T.-B. Wilson, de Manchester, se composait d'un bâti assez semblable à celui d'une balance de Roberval, supportant un fléau dont le bras, chargés chacun d'une pendule à balancier, formaient un angle très obtus...
Lorsque le bras de droite était abaissé jusqu'à toucher le socle, la pendule qui y était fixée était en position oblique et son balancier ne pouvait fonctionner, mais la pendule de gauche était alors d'aplomb, son balancier oscillait normalement. Le contraire se produisait lorsqu'on abaissait le bras de gauche."
Voici la pendule utilisée lors du match pour le championnat du Monde d'échecs en 1886 entre Steinitz et Zukertort. Elle est l'oeuvre de la société anglaise Fattorini & Son. Celle du tournoi de Londres en 1883 devait être similaire.
Mais avant d'arriver à cet objet révolutionnaire pour les joueurs d'échecs, quel était le temps de réflexion durant les parties ? Qui a proposé de limiter le temps de réflexion par joueur ?
Voici quelques éléments de réponse.
Commençons par Philidor, avec le livre de Richard Twiss.
Chess; a compilation of anecdotes relative to the game. London: J. Robinson and T. & J. Egerton, 1787-1789, 2 vols. Page 152-153
Twiss cite le London Newspaper de Mai 1783
« Hier, au club des Échecs, rue Saint-James, M. Philidor a fait une de ces étonnantes parties pour lesquelles il a tant de réputation. Il a joué à la fois trois parties différentes en tournant le dos aux échiquiers. Ses adversaires étaient M. le comte de Bruehl, M. Bowdler, les deux plus forts joueurs de Londres, et M. Mazères.
Il gagna M. le comte de Bruehl en une heure vingt minutes, et M. de Mazères en deux heures ; au bout de sept quarts d’heure, l’avantage était égal entre M. Philidor et M. Bowdler. L’autre partie fut faite avec le comte de Bruehl, M. Jennings et M. … Esq… Il rendit un pion à ce dernier et le laissa commencer. Le comte et Philidor furent à partie égale, les deux autres perdirent.
Philidor joue avec une exactitude admirable, et souvent corrige les fautes de ceux qui ont l’échiquier devant eux ».
La partie à l'aveugle la plus longue dura 2 heures contre M. de Mazères.
50 années plus tard en 1836, la parution du premier numéro du Palamède provoque quelques remous au sujet de Deschapelles. Ses aventures échiquéennes, narrées dans la revue, créent de l'incrédulité en Angleterre, ce qui fait sortir Deschapelles de sa retraite échiquéenne. Il propose alors un défi "à n'importe quel joueur anglais".
Un comité parisien est formé et un règlement, pour un match futur entre Deschapelles et n’importe quel joueur anglais, rédigé et publié dans le Palamède .
La clause A du règlement précise que le défi se réalisera à Londres ou à Paris, au choix du comité anglais. La clause H est très intéressante, car elle donne quelques détails sur la façon de jouer aux échecs sans pendule.
Le Palamède 1836 page 212
« Deschapelles (…) nous dit n’avoir jamais fait de partie qui ait duré plus d’une heure en jouant pendant dix ans avec M. de La Bourdonnais ; il se contentait d’une demi-minute par coup (…) »
Toujours dans le même numéro du Palamède, le texte précise que l’usage d’une clepsydre est peut-être à envisager pour limiter le temps de réflexion, mais Deschapelles semble dire que cela ne sera pas nécessaire, car lui joue rapidement.
« Clause H
Une partie peut durer deux heures (…) Nota. Dans le cas de longueur démesurée on aura le droit d’exiger que chaque coup soit restreint à deux minutes, plus cinq bisques par partie »
Pour cinq bisques : C’est-à-dire la possibilité de dépasser 5 fois durant la partie cette limite de deux minutes
Un rythme assez soutenu, mais pour des parties qui peuvent durer entre une et deux heures.
Les parties de blitz (parties éclairs) seraient une "invention" récente liée à la pendule telle que nous la connaissons ? Détrompez-vous, et il y a même encore plus fort.
Le Philidorien 1868 - Préface page XIII
L'anecdote suivante (racontée 30 ans après les faits...) nous montre que nous n’avons rien inventé et que même sans pendule et sans Internet, la notion de « bullet » existe déjà…
Une partie « bullet » est un de blitz (partie éclair) jouée à la cadence d’une minute par joueur (!) pour toute la partie et pratiquée sur internet.
« (…) Lorsque le grand maître (NDA - La Bourdonnais) se sentait en verve, la rapidité de son jeu était vraiment extraordinaire. Tout le monde connaît la singulière passe d’armes qu’il eut à soutenir contre le chanteur Beausset, surnommé le Vélocipède, à cause de la vitesse prodigieuse avec laquelle il jouait.
Beausset, qui recevait l’avantage d’une Tour, provoqua La Bourdonnais à jouer aussi vite que lui, et le gant fut aussitôt relevé. Les deux adversaires s’attablent, s’attaquent avec furie ; les pièces volent, les parties se succèdent, et les mats suspendus sur la tête de l’infortuné Vélocipède, comme autant d’épées de Damoclès, se renouvellent vingt-trois fois en une heure. On a vu des joueurs moins pressés employer le même temps à méditer une combinaison.
De tels exploits, du reste, étaient familiers à La Bourdonnais, qui acceptait toutes les parties et proportionnait la vigueur de ses coups au talent et à la force de son adversaire.
« Il y avait de la grandeur dans son âme, a dit quelque part un de ses contemporains, car il était tout à fait désintéressé. Il semblait oublier que sa supériorité était pour lui un moyen de subsistance ; nul joueur n’offrit plus généreusement avantage ».
Toujours dans le Palamède, un certain E. Toupenas rédige un texte où il explique la nécessité de mesurer le temps de réflexion et comment cela devrait se passer.
Le Palamède (avril 1843 - pages 171 et 172).
Extrait d'un article signé M. E. Troupenas
"Aux échecs, celui qui mettra une heure à calculer un coup trouvera nécessairement une meilleure
solution que s'il n'y consacrait qu'une minute; ainsi lorsque deux joueurs emploient des temps
tout à fait différents, ce n'est plus une épreuve de force, c'est une épreuve de patience.
Il nous parait en conséquence impossible d'établir avec équité un défi sérieux, sans fixer à l'avance
le temps qui devra être employé à exécuter chaque coup. Bien entendu que tous les coups n'ayant pas la même importance, on pourrait reporter sur l'un d'eux le temps que l'on aurait épargné sur d'autres.
Voici quel serait le moyen le plus simple, selon nous, de mettre ces principes à exécution :
les deux adversaires auraient chacun une pendule de cabinet dont le balancier serait apparent ;
au commencement de la partie, les deux pendules marqueraient 12 heures, et le joueur qui aurait le
trait ferait marcher le balancier de la sienne, qu'il arrêterait aussitôt que son coup serait joué ;
le deuxième joueur mettrait alors sa pendule en mouvement, pour l'arrêter de même après l'exécution de son coup, et ainsi de suite.
Le nombre des coups joués de part et d'autre serait marqué par des jetons et, lorsque la partie serait
terminée, on verrait, à l'heure que marquerait chaque pendule, si les joueurs sont restés dans la
limite du temps accordé. Si tous les deux l'avaient dépassé, la partie serait bonne;
mais si l'un seulement avait contrevenu au règlement, il devrait être puni par la remise de la
partie qu'il aurait gagnée et la perte de celle qui serait remise.
Une amende convenue ou un avantage à son adversaire pour la partie suivante serait son châtiment
en cas de perte."
Le Palamède de Saint-Amant en 1845
En 1845 dans le Palamède, après avoir été élu président honoraire du Cercle des Échecs (dont Alfred de Musset était membre), Deschapelles écrit une lettre de remerciement dans laquelle il précise sa façon de voir le jeu d’échecs. Il fait mention des parties du match entre Saint-Amant et Staunton qui duraient des heures et des heures.
Par exemple, la 21ème et dernière partie dura 14 heures 1/2 pour 66 coups. H.Wilson, arbitre de Staunton, calcula que Saint-Amant avait employé, pour ses coups, les trois quarts du temps total de jeu...
« (…) Je repousse cette pesanteur, qui, récemment, a mis une journée à faire une partie ;
je crois, Philidor et La Bourdonnais ont cru, qu’il n’y a point de combinaisons d’Échecs qui exigent de l’intelligence au-delà de cinq minutes d’attention, encore à la condition qu’une grande quantité de coups en découleront et que ce sera une avance économique ; j’en appelle, Messieurs, à vos souvenirs ; avez-vous jamais vu sacrifier deux heures à une partie ? Non, une partie d’Échecs est communément une affaire de trois quarts d’heure (…) »
Citons encore qu'en 1834, lors du match La Bourdonnais - McDonnell, Georges Walker indique que les parties durèrent de longues, très longues heures, bien que la durée exacte des coups n'ait pas été notée.
McDonnell réfléchit 90 minutes et parfois davantage sur un coup.
La Bourdonnais, plus rapide, resta cependant une fois 55 minutes avant de jouer. Mais dans l'ensemble McDonnell utilisa les trois quarts du temps des parties à réfléchir. Et l'incroyable lenteur de certains joueurs, au tournoi de Londres en 1851, souleva de nouveau de très violentes critiques.
Il fallait trouver une solution, mais le sablier n'était qu'un pis-aller, car avec deux inconvénients majeurs :
1° Effet de l'humidité et de la température sur le sable
2° Crainte qu'un joueur distrait ne se trompe de sens en replaçant son sablier verticalement
C'est néanmoins le sablier qui sera mis en oeuvre pour le tournoi de l'Empereur à Paris en 1867.
Tournoi de Paris 1867 - Le Petit Journal – 28 juin 1867 - Gallica
(…) On parle moins encore aux échecs qu’au whist, dont le nom, pourtant, signifie silence.
Les membres du congrès des échecs se condamnent volontairement au mutisme, comme les frères de la Trappe.
Ils sont par couples ; à chaque table sont deux joueurs, assis, l’un vis-à-vis de l’autre ; l’échiquier est posé de telle sorte que chacun d’eux a la case blanche de l’angle à sa droite. Des grogs et des cigarettes, voilà leurs seules distractions ; encore en usent-ils avec une extrême modération.
Aucun joueur n’a le droit de réfléchir sur un coup pendant plus de dix minutes. Il a près de lui un sablier qu’il lève en commençant un coup et qu’il couche dès qu’il a remué une pièce.
Livre du congrès - Extrait du règlement du tournoi
Pour terminer, voici un tableau paru dans Chess Review de décembre 1846, et cité dans l’échiquier de Paris de décembre 1948. Les "pendules basculantes" deviennent à partir de 1883 un outil indispensable...
Année Match ou Tournoi Cadence Mesure du temps par
1861 Anderssen - Kolish 24 coups en 2 heures Sabliers
1861 Dublin 20 coups en 2 heures Sabliers
1866 Anderssen - Steinitz 20 coups en 2 heures Pendules
1866 Steinitz - De Vere 24 coups en 2 heures Sabliers
1867 Dundee Congress 30 coups en 2 heures Sabliers
1867 Paris 10 coups en 1 heure Sabliers
1870 Baden Baden Congress 20 coups en 1 heure Pendules
1870 Mackenzie - Congdom 24 coups en 2 heures Sabliers
1871 Cleveland 10 coups en 1 heure Sabliers
1872 Steinitz - Zukertort 15 coups en 1 heure Pendules
1873 Vienne 20 coups en 1 heure Pendules
1875 Philadelphie 15 coups en 1 heure Sabliers
1883 Tournoi de Londres 15 coups en 1 heure Pendules basculantes