samedi 27 mars 2021

Comment Victor est devenu un maître d’échecs


Dans cet article, j’explique quelle était la vision de Lasker sur le jeu d’échecs à Paris au début du XXème siècle, et plus particulièrement son point de vue sur Jean Taubenhaus et Samuel Rosenthal.
En fait, il faut lire entre les lignes du livre qu’il écrivit en 1937 « Comment Victor est devenu un maître d’échecs ».

Couverture du livre "Comment Victor est devenu un maître d'échecs"
Edition de 1973 - Merci à Oliver Sheppard.

Pourquoi ce livre écrit par Lasker ?

Derrière ce titre un peu mystérieux se cache en fait un livre écrit par Emanuel Lasker en 1937 alors qu’il était en Union Soviétique. La maison d’édition soviétique « littérature pour les jeunes » lui suggère d’écrire un livre pour donner aux jeunes la passion du jeu d’échecs. La cible était plutôt les adolescents entre 11 à 15 ans. La demande précisait que cela ne devait pas être un manuel du jeu d’échecs, mais un produit littéraire.

Lasker avait déjà écrit, par exemple, une pièce de théâtre avec son frère Bertold en 1925, intitulée « Vom Menschen die Geschichte » (traduction F. Hoffmeister « De l’Homme l’histoire »). L'écriture de ce livre ne présentait donc pas de difficulté pour lui.

Mais finalement, « Comment Victor est devenu un maître d’échecs » ne fut pas publié du vivant de Lasker. Il lui était reproché de ne pas l’avoir écrit comme cela était attendu par la propagande soviétique de l’époque. De toute façon Lasker quitte l’URSS en octobre 1937 pour les États-Unis et il laisse ce projet en l’état.
 
Il faudra attendre 1973 pour que le livre soit finalement publié pour la première fois en URSS, et je ne suis pas sûr qu’à ce jour, il ait été traduit dans une autre langue. A noter que la traduction du manuscrit de l’allemand vers le russe a été faite par Ilya Maizelis, un important auteur de livres d’échecs en URSS.

Quelle est la trame du livre ?

Le livre suit le parcours de 4 enfants qui découvrent le jeu d’échecs et essayent de progresser. Parmi eux, un certain Victor va percer et progresser rapidement. Devenu étudiant, il mène une recherche scientifique liée au jeu d’échecs et voyage à l’étranger pour étudier l’héritage laissé par le jeu d’échecs un peu partout dans le monde. 

Quelques parties et positions sont citées tout au long du livre, lors des différents voyages de Victor à Paris, Londres et aux États-Unis. Sa tournée commence par un séjour à Paris raconté dans les chapitres 12, 13 et 14 du livre de Lasker.

Mon interprétation des chapitres 12, 13 et 14 du livre de Lasker

La lecture de ces chapitres permet de comprendre que Lasker raconte sa propre expérience en réunissant des souvenirs de ses différents voyages à Paris, principalement en 1890, 1900, 1912 et 1933. Je me suis focalisé sur ces chapitres, et pas sur le reste de son voyage à l’étranger.
Ce que j’explique ci-après provient de mon interprétation des écrits de Lasker dans ce livre.

Merci à mon épouse, Maria, pour la traduction du Russe !

Sa description du Café de la Régence

Dans le chapitre 12, Victor (Lasker) est surpris de ne pas trouver les joueurs d’échecs dès son entrée dans le Café de la Régence. Il ne voit que la clientèle d’un restaurant classique. Mais en cherchant bien, il trouve au fond un petit endroit avec des échiquiers sur des tables, séparé du reste de la salle par un paravent. Quelques joueurs d’échecs sont là, avec l’habituelle galerie de curieux. Selon moi ceci correspond au Café de la Régence en 1933 quand Lasker fuit l’Allemagne nazie et se rend à Paris.

Puis dans le chapitre 14 on apprend que malgré la présence de Victor (Lasker), très fort maître d’échecs à Paris, la Fédération Française n’a rien fait pour le valoriser (pas de tournoi ni de simultanée au nom de la FFE) et que de toute façon « la presse et nos compatriotes ne s’intéressent plus du tout aux échecs » … 
Une simultanée sera finalement organisée dans le Café de la Régence, attirant les vieux joueurs d’échecs qui n’y venaient plus. Voir le premier et le deuxième article que j'ai consacrés à cet événement.

Une anecdote de son premier séjour à Paris

En 1890, Lasker vient probablement pour la première fois à Paris (j’ignore s’il est venu à Paris avant cette date). Malheureusement pour lui, en arrivant il se rend compte qu’il a perdu l’adresse de la chambre où il devait être hébergé. Lasker se souvenait seulement que c’était à proximité la Tour Eiffel dans une rue qui contenait les lettres A et I… finalement Lasker ne passera pas sa première nuit à Paris dans la rue et il trouva la chambre qu’il avait réservée. 
Il reprend l’anecdote pour Victor. 

La situation des joueurs professionnels à Paris en 1912 et plus particulièrement de Jean Taubenhaus au Café de la Régence

Jean Taubenhaus est cité nominativement dans le livre et l’interprétation n’est donc pas très compliquée. 
Il habitait à Paris depuis plusieurs années et gagnait sa vie exclusivement avec le jeu d’échecs en misant 1 franc par partie, parfois quelques francs si les spectateurs mettaient de l’argent. Certains jours étaient très favorables à Taubenhaus, surtout quand il était à jeun, mais en vieillissant des joueurs plus forts et plus jeunes le battaient.

Il traînait alors au café de la Régence en attendant sa chance et pour jouer une petite partie. Comme il n’avait pas d’argent, il fallait que quelqu’un mette un franc pour lui. Taubenhaus était un vrai maitre d’échecs et laissa derrière lui de belles parties. Il n’était pas marié, n’avait pas de véritable « chez lui » et mourut dans l’indigence la plus totale. 

Détail d'une photo montrant Jean Taubenhaus au tournoi de New York 1893
Héritage des échecs Français - Dominique Thimognier.

Dans le passage sur Taubenhaus, on sent Lasker ému face à cette situation fréquente pour un maître d’échecs à l’époque. Je situe ce souvenir en 1912, Taubenhaus décèdera en 1919 à Paris.

Lasker ajoute qu’en URSS dans les années 1930, un maître d’échecs a un véritable statut social et qu’il est aidé comme sportif de haut niveau. Lui-même a bénéficié d’excellentes conditions pour s’installer en URSS, avant de fuir aux États-Unis en 1937.

Le Grand Cercle et Samuel Rosenthal

L’allusion de Lasker à Rosenthal concerne l’année 1900 et le tournoi de Paris.

La couverture du livre de Rosenthal consacré aux parties du tournoi de Paris 1900

C’est Rosenthal qui organise ce grand tournoi au Grand Cercle et seuls les souscripteurs ou bien ceux qui payent un droit d’entrée peuvent assister aux parties. Et pour bien comprendre ce que dit Lasker sur Rosenthal, il faut savoir qu’en 1901, Rosenthal publia un recueil de parties du tournoi de 1900 en mettant sa propre photo dans le livre et non pas celle du vainqueur… Emanuel Lasker.

La  photo de Samuel Rosenthal dans son livre.
Il est assez étonnant de ne pas trouver à la place une photo de Lasker, large vainqueur du tournoi et champion du Monde en titre à l'époque.

Victor indique que le secrétaire et professeur d’échecs du Cercle sur les boulevards (i.e. Le Grand Cercle de Paris) s’appelle Monsieur Petit. Samuel Rosenthal n’était pas très grand et assez frêle, le choix du nom « Petit » par Lasker est donc assez naturel. 

Petit est la plus haute autorité du Cercle qui est composé de plusieurs pièces très richement décorées. Il y a un restaurant, une salle pour jouer aux cartes, une autre pour le billard et une salle pour les échecs.
Monsieur Petit gagne très bien sa vie grâce à ses cours d’échecs auprès de la bonne société, relations qui lui permettent aussi de tenir une chronique dans le journal « Le Monde » (il s’agit en fait de la revue « Le Monde Illustré » où Rosenthal sera chroniqueur de 1884 à 1902).

Lasker (Victor) se moque de façon humoristique des parties commentées par Rosenthal (Monsieur Petit) dans le Monde Illustré et ne considère pas les analyses de Rosenthal comme très sérieuses.

(Il lui montre) une des parties jouées sur cette variante, pleine de possibilités très prometteuses.
« Le très respectable » Petit, n’a strictement rien compris à ce que Victor lui montra, mais son orgueil ne lui permettait pas de le montrer ni qu’un jeune lui apprenait quelque chose.
Oui oui je sais, c’est une idée pas trop mauvaise, je suis au courant.


Rappelons qu’en 1900 Lasker a 32 ans et Rosenthal 63 ans.

Lasker indique que les membres de ce club pour riches ne s’intéressent aux échecs que dans leur cercle. Monsieur Petit se comporte comme un gourou et refuse de donner la vedette à un autre joueur d’échecs.

Au moins une simultanée ? Non, dit Petit car il est trop jeune et les membres de notre Cercle n’aiment pas jouer contre les jeunes. 

Le Cercle ne sert pas à développer les échecs.
 
Telle est la conclusion de Victor, après sa visite au Cercle.

Sur le Cercle Philidor et un court séjour à Lyon

Dans son livre, Lasker évoque également un club d’échecs parisien important qui occupe une petite pièce dans un restaurant, avec une vingtaine de joueurs d’échecs présents lors de sa visite. Le nom du club « Le Pion » me fait penser au Cercle Philidor. Difficile de ne pas rapprocher le nom de Philidor avec « Le Pion ». 

Enfin, Lasker raconte que Victor est invité à Lyon pour donner une simultanée, des cours d’échecs et une conférence. Il apprécie beaucoup ce séjour.
Effectivement Lasker se rend à Lyon en fin d’année 1912 et donne notamment une simultanée à la taverne Rameau.

En quittant Paris, « Victor indique que le temps qu'il a passé à Paris peut être considéré comme du temps perdu ». Lasker exprime aussi l'idée que depuis Philidor et La Bourdonnais il n'y a plus de forts joueurs d'échecs.

Notons que Lasker gagna un match en 1909 à Paris contre Janowski. Quant à Victor, l'auteur du livre lui fait jouer des matchs seulement aux États-Unis.

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