dimanche 23 octobre 2022

Lettre d‘Arnous de Rivière à Tassilo von der Lasa en date du 8 mai 1855

Voici la 5ème lettre, dont je dispose, de la correspondance entre Jules Arnous de Rivière et Tassilo von Heydebrand und der Lasa, conservée à Kornik en Pologne.

 
Cette lettre est à mes yeux la plus importante de la correspondance entre Tassilo von der Lasa et Jules Arnous de Rivière. Arnous de Rivière dévoile ce qu’il pense de Saint-Amant et explique que ce dernier est la cause de l’échec de l’organisation du tournoi international d'échecs de Paris en 1855

Pierre Charles Fournier de Saint-Amant
Je n'ai pas la source de cette photo...
 
Saint-Amant se défile, et manifestement il a peur de ne pas être à la hauteur de ce tournoi international qui regroupera les meilleurs joueurs du Monde et de se retrouver ainsi humilié. Un peu comme l’attitude d’Howard Staunton 3 ans plus tard avec l’arrivée de Morphy en Angleterre. Staunton fera tout pour éviter un match contre le jeune prodige américain.

Arnous de Rivière évoque au sujet de Saint-Amant « son gouvernement des Tuileries en 48 ». Au moment de la Révolution de février 1848, Saint-Amant est nommé gouverneur des Tuileries par le gouvernement provisoire. Il semble que Saint-Amant en tire de la vanité à tout instant. Il écrira même un fascicule sur cette expérience.

Il parle également des manœuvres souterraines de Saint-Amant pour torpiller l'organisation du tournoi. Bref les relations ne vont pas pour le mieux, et ce tournoi historique n’aura hélas jamais lieu... 
 
Le drame des Tuileries, par Saint-Amant, Paris 1848

Puis Arnous de Rivière évoque à nouveau le manuscrit de Doazan (que j'ai mentionné dans l'article relatif à la 4e lettre et pour lequel je consacrerai un prochain article) qui intéresse tant von der Lasa.
Dozan est prêt à lui vendre, mais cela ne se fera pas.

Enfin Arnous de Rivière indique que Claude Vielle (le propriétaire) a vendu le Café de la Régence. Claude Vielle assistera à l’inauguration officielle du nouveau Café de la Régence le 15 août 1855 bien évidemment. C’est grâce à lui que l’antique café pourra poursuivre son histoire avec le jeu d’échecs pendant encore un siècle supplémentaire. 
 
Voici le texte de la lettre :


Paris, 8 mai 1855
 
Monsieur,

Vous me demandez en premier lieu s’il faut renoncer à l’idée d’un tournoi. Je vous répondrai avec une grande franchise quoique la matière soit délicate et qu’il me faille attaquer une des notabilités des échecs, mais je m’ouvre à vous sans réserve sachant à quel esprit discret et élevé au-dessus des coteries j’ai affaire en votre personne.

Vous connaissez mieux que moi le caractère et les antécédents de M. de Saint-Amant son orgueil immense et les moyens qu’il a mis en œuvre pour s’ériger en piédestal, avec quel soin il évite les occasions de se mesurer avec les forts joueurs… etc… je n’ai rien à vous apprendre de bien neuf sur toutes ces choses ; M. de Saint-Amant n’est ni un gentleman ni même un de ces hommes dont la probité est parfaitement nette, sa conduite politique a été déplorable, et comme il rappelle à chaque instant son gouvernement des Tuileries en 48, il s’est attiré le ridicule autant qu’il s’était attiré le blâme. 
 

Les rapports sont difficiles avec M. Saint-Amant. Je le vois rarement, nous ne parlons presque pas ; il semble deviner que j’évite de me lier, il craint que je ne sois au courant des mauvaises actions de sa vie, il est extrêmement mielleux dans sa politesse vis-à-vis de moi et je reste convaincu qu’il ne laisserait pas échapper une occasion secrète de m’être nuisible. Ceci vous expliquera Monsieur pour qui Monsieur de Saint-Amant fait une opposition souterraine au projet de tournoi que j’avais mis en avant. D’un côté il ne veut pas être obligé de jouer et il sent qu’il ne pourrait éviter, d’un autre côté il est envieux et systématiquement hostile à toute tentative faite en-dehors de lui pour ranimer le goût des échecs en France.

J’ai fait beaucoup de concessions dans l’intérêt des échecs, j’ai flatté l’amour-propre de ce personnage en répétant dans le Cercle que lui seul pouvait diriger avec succès le tournoi, il s’est rengorgé, il a trouvé mes paroles enchantées et s’est engagé à pousser à la roue mais tout en promettant son concours il effrayait les membres du Cercle et encourageait leur apathie soit en choisissant dans le passé du Cercle toutes les mésaventures propres à les faire réfléchir soit en grossissant les obstacles et particulièrement les difficultés de se procurer de l’argent. De sorte que plusieurs membres que l’on avait entrainés dans un beau moment de zèle se sont cramponnés à ces objections et sont arrivés avec une vitesse merveilleuse, comme leur logique, à conclure que le tournoi était chose impossible.

Alors, et sur le point d’ouvrir les listes de souscriptions, je me suis arrêté. Je n’ai pas osé assumer une responsabilité qu’on m’aurait rendu trop lourde, mais je vois par ma correspondance que l’idée d’un tournoi plaisait à une foule d’amateurs distingués soit en France soit à l’étranger, il ne se passe pas une semaine que je ne reçoive de substances à ce sujet.
 

Le mauvais vouloir d’un faux frère aura tout empêché. N’allez pas croire cependant que M. Saint-Amant exprime formellement une opinion contraire au tournoi projeté, Le Sport a publié des petits articles de lui où il se vante de vouloir prendre part à la lutte et annonce qu’il s’est remis à jouer contre M. Devinck pour pratiquer cette forme « d’entrainement » qui est si nécessaire quand on veut s’engager dans un défi aussi sérieux.

Le tournoi n’ayant pas lieu, il publiera qu’il le regrette profondément ; enfin il n’est préoccupé que de lui dans une question qui intéresse le progrès du jeu et l’agrément des joueurs de tous les pays, M. Saint-Amant n’a jamais considéré les échecs que comme un moyen de gagner ? de l’argent et de se faire connaitre.

Mais pardon de ces détails qui ressemblent aux cancans de province, mais j’ai voulu vous donner la véritable raison de l’insuccès de notre projet et vous prouver qu’il n’y a pas eu négligence de ma part.
 
M. Doazan attache du prix à son manuscrit et désir le conserver ; cependant il reconnaît que dans l’intérêt de l’art il serait mieux placé entre vos mains qu’entre les siennes ; M. Doazan me charge de vous exprimer, Monsieur, son vif désir de vous connaitre, il espère que vous vous déciderez à venir passer quelques jours à Paris – Vous jugeriez de la valeur du manuscrit par vos propres yeux et si vous teniez décidément à l’avoir, je crois pouvoir vous dire que son propriétaire s’en dessaisirait avec l’amabilité qui lui est personnelle.
 
Je m’occupe il est vrai de publier un journal d’échecs, mais que les temps sont mauvais… M. Vielle a vendu le Café de la Régence, j’ignore encore si le nouveau propriétaire sera disposé à faire les frais de cette publication.
 
Je vous prie d’agréer, Monsieur, les nouvelles assurances de ma considération la plus distinguée.
J.Arnous de Rivière

95 Faubourg Saint-Honoré
 

 





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