samedi 5 novembre 2022

L'Empire de la Dame

L'Empire de la Dame est un très beau texte de propagande du jeu d'échecs signé par Lucie Delarue-Mardrus.Nous sommes quelques jours après la fin du 4ème championnat de France féminin en 1927, et cette romancière, poétesse etc., très célèbre en son temps, s'est éprise du jeu d'échecs depuis peu.
 
On trouve une photo d'elle devant un échiquier dans le premier numéro de l'année 1927 des Cahiers de l’Échiquier Français accompagné de la légende suivante 

Les Cahiers de l’Échiquier Français 1927 - Gallica

Mme Delarue-Mardrus nous avoue qu'elle n'est pas encore très forte. Elle ne pratique les échecs que depuis un an. Nous constatons cependant, en regardant attentivement la photo ci-contre, qu'elle possède ce que nous appelons le « sens de la position ». En effet, avec l'échiquier posé, tout garni, en équilibre sur les jambes croisées, bien des joueuses laisseraient tout dégringoler.

Est-ce de l'humour ou un peu de condescendance ?

L'Empire de la Dame est publié en première page le 7 juin 1927 dans le journal L'Intransigeant. Lucie Delarue-Mardrus met en avant la toute puissance de la Dame aux échecs, contraste saisissant dans une société patriarcale où la femme essaye de se libérer.
 

 L'Intransigeant, mardi 7 juin 1927 - Retronews

L'EMPIRE DE LA DAME
 
Le tournoi d'échecs féminin qui vient d'avoir lieu reporte l'attention émoussée du public sur cette distraction vénérable qu'on a nommés le roi des jeux et le jeu des rois. La présidente du tournoi, Mme Léon-Martin, une toute jeune femme, mérite que soit suivi, soutenu, récompensé, le grand effort qu'elle fait pour ranimer l'intérêt autour de l'échiquier, lamentablement délaissé par les Français. 

En groupant les quelques joueuses que passionnent les échecs, on peut dire qu'elle a fait un coup de maitre, car ce jeu est celui même des femmes — et des femmes modernes —ce n'est pas difficile à démontrer. En deux mots: les blancs et les noirs, rangés l'un en face de l'autre, se font la guerre. Il s'agit de tuer le roi adverse, comme l'indique le cri du gagnant : échec et mat, mot venu du persan ou de l'arabe : « El cheikh mat », c'est-à-dire le chef est mort. 

Le roi, pour se défendre et pour attaquer, a près de lui sa reine, puis, à sa droite et à sa gauche, ses deux fous, ses deux cavaliers, ses deux tours, et, devant lui, ses huit pions, simples soldats, infanterie. Or, examinons la marche de chaque pièce. Le roi ne fait qu'un pas à la fois, dans tous les sens. Les fous parcourent tout l'échiquier en avant et en arrière, mais seulement sur la diagonale correspondant à la couleur (casier noir ou casier blanc) sur laquelle ils sont placés avant le combat. Les cavaliers, arme redoutable, bondissent par dessus les pièces, dans un mouvement sur trois cases très chevalier qui évoque l'écart et la ruade ; les tours vont tout droit en avant, en arrière, à droite, à gauche (et sur tout le parcours du champ de bataille), mais jamais en diagonale. Les pions n'avancent que d'un pas à la fois, devant eux, et prennent en oblique, mais ils ne peuvent reculer. 
 
Cependant (voici qui intéresse les femmes), la reine, qu'on nomme plus simplement la dame, réunissant à elle seule les pouvoirs du roi, des fous, des tours et des pions, la reine a le droit de circuler et de prendre partout et dans tous les sens, ce qui fait que le vrai chef des troupes, le vrai maure du royaume échiquéen, c'est elle. Certes, si les échecs, tel qu'on les pratique actuellement, n'existaient pas, le féminisme les eût inventés. Et pourtant c'est au bridge et au majong que l'on joue dans nos salons ! Comme Mme Léon-Martin fait bien d'encourager les échecs féminins !

Outre cette donnée, devenue extra-moderne, bien qu'elle existe depuis près de deux cents ans je crois, les échecs ont tout ce qu'il faut pour intéresser le temps présent. Je ne craindrai pas de dire qu'ils sont le jeu même de notre époque. Ils lui ressemblent par tant de côtés !

Pas de hasard, pas de mystère. Le joueur ne doit compter que sur lui-même. Il a la responsabilité de sa chance. C'est son énergie, sa malice, sa rouerie, voire sa rosserie qui le feront gagner. Grande école d'arrivisme. Bluff. Férocité. Intelligence. Prévoyance. Les pièces les plus aristocratiques ont à redouter avant tout le syndicat des pions. Par ailleurs, un pion plus audacieux que les autres peut arriver à dame avec de la patience et de la roublardise, ce qui est proprement l'aventure des nouveaux riches. Une seule différence avec la vie actuelle : les nouveaux pauvres n'existent pas aux échecs, puisque la dame n'arrive jamais à pion.

Par ailleurs, nulle image de l'embouteillage des rues ne fut plus parfaite que l'aspect de certaines parties embrouillées. Le préfet de police joue-t-il aux échecs ? Qu'il se dépêche d'apprendre s'il veut bien remplir ses fonctions. Mais je ne continuerai pas les comparaisons. Les échecs ressemblent exactement... à tout. 

Lucie Delarue-Mardrus, portrait à la cigarette, 1914

Je sais. Il n'y a qu'à prononcer devant ceux qui les ignorent le mot échecs pour voir les fronts se rembrunir.
— C'est un jeu bien trop difficile ! Quel cassement de tête ! Quel ennui que ces parties qui durent des heures !
Voilà l'erreur. Les échecs ont ceci d'admirable que les mazettes s'y amusent autant que les grands champions. On peut même affirmer que les débutants y goûtent un plaisir que les pauvres grands champions ne connaissent plus.

Être un as des échecs veut dire qu'on n'y a plus de battements de cœur. Du reste, les as n'aiment pas jouer aux échecs. Seuls les intéressent les problèmes ou bien les championnats où ils luttent contre quinze ou dix-huit adversaires, simultanément et sans voir les échiquiers.

... Jouons aux échecs ! Depuis la guerre de Troie, les humains se sont attachés à ce noble et cruel passe-temps. Jouons-y comme y jouaient Périclès, Charlemagne, Napoléon... et le doux Alfred de Musset. Jouons-y assidûment dans toute l'Europe — et jouons plus et mieux que toute l'Europe à cette petite guerre, nous qui avons su gagner la grande.

Lucie DELARUE-MARDRUS
 
Une semaine après la parution du texte, Gaston Legrain chroniqueur d'échecs dans l'Action Française et fondateur de la revue Les Cahiers de l’Échiquier Français fait l'éloge du texte de Lucie Delarue-Mardrus.
C'est rare et c'est à souligner, car en général Gaston Legrain est prompt à la critique !
 
L'Action Française, 13 juin 1927 - Retronews
 
L'Empire de la Dame, par Lucie Delarue-Mardrus, est un des rares articles sur les échecs, publiés dans la presse d'information, qui ne peut être classé dans notre sottisier. Nous remercions l'illustre romancière pour son chaleureux appel en faveur du jeu. Il a paru dans l'Intransigeant et sera reproduit dans les Cahiers de l’Échiquier Français.
Gaston Legrain
  

Ce sera chose faite dans le numéro 2 de la revue, avec un complément signé par J.-A. B. que je n'ai pas (encore) identifié.
 
Les Cahiers de l’Échiquier Français - Gallica

Les lignes qu'on vient de lire ont paru dans l'Intransigeant le 7 juin. Tous les amis des Échecs remercient l'illustre romancière et lui savent bon gré d'avoir si pleinement répondu aux vœux que nous exprimions dans notre dernier cahier. Quelques critiques pointilleux nous ont dit que la Dame ne peut prendre partout puisqu'un coup de Cavalier lui est interdit, que nos as s'intéressent plutôt au problème des prix alloués dans les différents tournois signalés à une même époque qu'au problème d'échecs proprement dit... laissons ces vétilles et applaudissons la grande Dame qui, étendant son Empire jusqu'aux Échecs, apporte un précieux concours à leur diffusion.

Bravo ! bravissimo !! Madame. Les amateurs du noble jeu qui font du prosélytisme, vous seront reconnaissants de l'aide excellente que vous leur apportez avec tant de grâce. Vraiment, on perçoit déjà des résultats. Le public semble s'intéresser maintenant aux échecs pour lesquels il manifestait jusqu'ici un dédain profond. Comment a-t-on pu délaisser aussi longtemps un jeu si captivant et pourtant si simple ?
 
La marche et les règles du jeu des échecs s'apprennent bien plus rapidement.et plus facilement que celles de jeux tels que le bridge, le jacquet, voire le piquet. Et vous avez dit, avec juste raison, madame, que les débutants, même dès les premières parties, reconnaissent que les Échecs leur causent plus de satisfaction que n'importe quel autre délassement. En effet, que l'on ne croit pas qu'une partie d'échecs est forcément interminable ! que l'on y passe un temps infini... quant à ça, non ! Nous avons vu, à la Rotonde, à l'ancienne Régence, des joueurs abattre leurs dix-douze parties à l'heure, et avec quelle verve, quel entrain ! 

Jouons donc aux échecs. Nombreux. Mesdames, mesdemoiselles, apprenez-les aux messieurs et aux jeunes gens. Que le jeu des Rois se démocratise et devienne bientôt le jeu du peuple. Mais que d'adeptes à créer en notre pays afin d'atteindre le chiffre fort imposant d'amateurs que peuvent nous opposer les pays voisins ! Souhaitons que l'on comprenne que les sports trop violents peuvent ruiner la santé et faisons savoir à tous, autour de nous, que le jeu d'échecs est la meilleure gymnastique du cerveau.
J.-A. B.

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