mardi 30 mars 2021

La création du Cercle des Echecs de Lille

Suite à la conférence du samedi 20 mars dernier, Monsieur Jean-Michel Lebret, président du club d'échecs « Lille Université Club Échiquier du Nord » m'a envoyé des documents exceptionnels.
Je les qualifie ainsi car à ma connaissance il s'agit des plus vieux documents officiels existant et attestant la création d'un cercle d'échecs en France.

Comme vous le verrez, la fondation de ce Cercle des Échecs de Lille a un lien direct avec le Café de la Régence, ne serait-ce que par la première phrase du 1er document :

« Les soussignés désirent former à Lille, sous le nom de Cercle des Échecs, une société dans le genre de celle qui existe à Paris au Café de la Régence »

Pour le Café de la Régence et le Cercle des Échecs (situé au 1er étage), les documents se sont évaporés avec les événements de la Commune de Pairs en 1871 et la destruction d'une grande partie des archives.

Après une assez longue introduction sur le Cercle de Lille, je vous présente la transcription et les documents trouvés par M. Lebret, que je remercie. 
Je me pose également une question : jusque quand ce Cercle a-t-il existé ?


Lors de la conférence, j'ai cité Saint-Amant et son livre qui gagne à être connu Voyage en Californie et dans l’Orégon – 1854 - Chapitre 28 – page 465

Nous sommes quelques années après la création du Cercle de Lille et Saint-Amant est alors à San Francisco. Il crée pendant quelques mois un cercle d'échecs et mentionne l'activité du jeu d'échecs dans les provinces en France. Malgré la création de Cercles d'échecs en province, la situation n'est pas brillante selon lui.

« Pendant l’hiver de 1851 à 1852, vingt à vingt-cinq amateurs d’échecs avaient contracté l’habitude de choisir mon domicile pour un club d’échecs. Nous jouions tous les soirs, et au moyen d’une cotisation mensuelle, la location du lieu de nos réunions, qui était à la fois chambre à coucher, salon et cave, se trouvait payée.
On pouvait citer à ces réunions deux joueurs, l’un Anglais et l’autre Américain, de seconde force; un autre Anglais, un Français et un Mexicain dans la troisième classe, et quelques autres joueurs émérites.
Il est certainement très peu de nos villes de provinces, et je n’en connais même pas, qui puissent mettre en ligne un pareil contingent. »

Saint-Amant, négociant en vins de Bordeaux, voyage dans toute la France et se rend au moins une fois par an en Angleterre. Il passe alors par le nord de la France. Durant tous ses voyages il s'arrange pour jouer aux échecs dans les villes qu'il traverse et il connait bien la situation des échecs en France au milieu du XIXè siècle.

Le Palamède 1846

Revenons à Lille. En septembre 1846, il indique dans Le Palamède (page 407) :

« Les échecs dans le département du Nord.

Il y a longtemps que le département du Nord est célèbre pour ses joueurs d’échecs. Trois villes importantes y renferment des amateurs émérites : rien d’étonnant là ; (...)

Nous venons de parcourir trop rapidement ce riche département, frontière de la Belgique, pour y avoir pu donner satisfaction complète aux amateurs avides de faire la partie avec le directeur du Palamède. Ils n’ont pas, du reste, à se plaindre de l’année ; car ils ont eu MM. Alexandre et Harrwitz pendant plusieurs jours, et ces bons professeurs n’étaient là que pour leur faire bonne et ample visite. Aussi, leur ont-ils prodigué les trésors de leur science. Nous en avons entendu le retentissement prolongé.
À Lille et Valenciennes nous n’avons pu toucher les Échecs. Et cependant la première de ces villes possède M. d’Orcy, qui conserve une fidélité de plusieurs lustres au culte de l’échiquier ; après lui, le célèbre Anonyme de Lille y entretient tranquillement le feu sacré.»

Et quelques mois plus tard, dans Le Palamède de décembre 1846 (page 516), il se fait plus précis sur le Cercle des Échecs de Lille.

« Décidément, Lille va reprendre le rang qu’elle doit occuper comme chef-lieu d’un département où les Échecs sont en honneur. Son club d’ Échecs est tout-à-fait organisé. Nous avons déjà nommé le président et le secrétaire, noms anciennement connus et estimés. 

Le local n’est encore que provisoire, mais à compter du 1er janvier on se réunira dans le salon au-dessus du Café Lalubie, tous les mercredis et samedis, de six à onze heures du soir. Sans préjudice des réunions supplémentaires dans les occasions des grandes visites, on accueillera ces jours-là avec plaisir tous les amateurs d’ Échecs qui passeront par Lille. 

Ils sont invités à le faire savoir le matin au secrétaire du Club. En général, on est hospitalier parmi les joueurs d’ Échecs, et leurs Clubs sont, comme des loges maçonniques, ouverts à tous les frères, depuis l’apprenti jusqu’au plus haut grade. 

Les Lillois, loin de faire exception, veulent se surpasser dans le genre, et c’est justement à cette intention qu’ils se sont réservés la faculté de tenir plus de deux séances par semaines.
Lille a inauguré son Club d’ Échecs dans le défi par correspondance avec Douai.
(…)
En attendant, voici une partie qui a servi comme d’ouverture au Cercle. Elle a été jouée entre un étranger de distinction et l’honorable secrétaire, si connu sous le nom d’Anonyme de Lille. Ce dernier avait les Blancs et le trait. »


La Régence, journal des Échecs - Novembre 1849 - Page 333
Voir plus bas l'identité de cet Anonyme de Lille...

Voici les 3 parties mentionnées par Saint-Amant dans Le Palamède.
Les deux parties par correspondance ont été publié par morceaux durant toute l'année 1847.



[Event "Par correspondance"] [Site "?"] [Date "1846.??.??"] [Round "?"] [White "Lille"] [Black "Douai"] [Result "1-0"] [ECO "A85"] [PlyCount "93"] {Les coups de la partie sont données dans le Palamède de 1846 et 1847.} 1. d4 f5 2. c4 Nf6 3. Nc3 e6 4. e3 c5 5. Bd3 cxd4 6. exd4 g6 7. Bf4 d6 8. Nge2 Nh5 9. Qd2 Nxf4 10. Qxf4 Bg7 11. Qe3 O-O 12. O-O-O Na6 13. f4 Nc7 14. h3 Bd7 15. g4 Qe8 16. gxf5 exf5 17. Qf2 b5 18. Rde1 Qc8 19. h4 bxc4 20. Bxc4+ Be6 21. Bxe6+ Nxe6 22. h5 Re8 23. hxg6 hxg6 24. Rhg1 Nf8 25. Kb1 Rb8 26. Rc1 Qb7 27. Rc2 Rec8 28. Qe3 Rc4 29. Rd1 Rb4 30. Rdd2 Kf7 31. d5 Re8 32. Qg3 Nd7 33. Nc1 Bxc3 34. Rxc3 Nf6 35. Rg2 Rg8 36. Rc6 Nxd5 37. Rxd6 Nf6 38. Nd3 Ke7 39. Re6+ Kf7 40. Qh4 Kxe6 41. Nc5+ Kf7 42. Nxb7 Rxb7 43. Rc2 Kg7 44. Rc6 Nh5 45. Rd6 Kh7 46. a3 Re8 47. Rxg6 {Commentaire de Saint-Amant : Les Blancs gagnant forcèment une pièce, les Noirs ont abandonné la partie.} 1-0 [Event "Par correspondance"] [Site "?"] [Date "1846.??.??"] [Round "?"] [White "Douai"] [Black "Lille"] [Result "1-0"] [ECO "B21"] [PlyCount "79"] {Les coups de la partie sont données dans le Palamède de 1846 et 1847.} 1. e4 c5 2. f4 e6 3. Nf3 Nc6 4. c4 d6 5. Be2 Nge7 6. Nc3 Ng6 7. d3 Be7 8. O-O Bf6 9. Be3 b6 10. Qd2 O-O 11. Rad1 Bb7 12. g4 Qd7 13. f5 exf5 14. gxf5 Nge7 15. d4 cxd4 16. Nxd4 Bxd4 17. Bxd4 f6 18. Be3 Rfd8 19. Bf4 Ne5 20. Bxe5 fxe5 21. Rf3 Kh8 22. Qg5 Rf8 23. Rg3 Nc8 24. Bh5 h6 25. Qh4 Qc7 26. h3 a6 27. Kh2 g5 28. Qg4 Ne7 29. h4 Bxe4 30. Qxe4 Nxf5 31. Rgd3 Qg7 32. hxg5 Qxg5 33. Rh3 Nd4 34. Rg1 Qf4+ 35. Kh1 Ra7 36. Qg6 Nf5 37. Nd5 Qxc4 38. Bf3 e4 39. Ne3 Qg8 40. Bxe4 { Commentaire de Saint-Amant : Le dernier coup des Blancs ayant rendu l'échange des pièces forcé pour les Noirs, et la position qui en résultait ne leur laissant aucune ressource, ils ont abandonné la partie.} 1-0 [Event "Lille"] [Site "?"] [Date "1846.??.??"] [Round "?"] [White "L'Anonyme de Lille"] [Black "Un étranger de distinction"] [Result "*"] [ECO "C44"] [PlyCount "38"] {Commentaire de Saint-Amant (page 518 du Palamède de novembre 1846). L'Anonyme de Lille est Théodore Herlin.} 1. e4 e5 2. Nf3 Nc6 3. d4 exd4 4. Bc4 Bb4+ 5. c3 dxc3 6. bxc3 {Roquer est ici le coup juste. Reprendre le Pion tout de suite est un coup qui appartient aux tâtonnements de ce début. Il y a longtemps qu'il a été abandonné.} Be7 {Mauvaise retraite.} (6... Ba5 {était la véritable place.}) ({et non pas} 6... Bc5 {à cause de la Dame qui se porte à d5} 7. Qd5) 7. Qb3 Na5 8. Bxf7+ Kf8 9. Qd5 c6 10. Qf5 d5 {Il valait mieux commencer par ne pas rester sous la découverte, et la couvrir soit avec le Fou, soit avec le Cavalier.} (10... Bf6) (10... Nf6) 11. Be6+ Nf6 12. e5 Bxe6 13. Qxe6 Qd7 14. Nd4 Bc5 15. exf6 {Cette fin de partie est assez originale et hors des routes battues.} Re8 {Voici la Dame blanche perdue, ce qui n'empêchera pas de gagner la partie.} 16. fxg7+ Qxg7 ({Il est clair que si le Roi prenait le Pion, il serait mat avec le Fou Dame.} 16... Kxg7 17. Bh6#) 17. O-O Rxe6 18. Nxe6+ Kg8 19. Nxg7 Kxg7 {Et, après quelques coups, les Noirs qui ont perdu l'échange, abandonnent la partie.} *


Voici la transcription, que j'ai effectuée, des 7 documents ainsi que les documents eux-mêmes envoyés par M. Lebret. M. Lebret ne m'a pas indiqué d'où proviennent ces documents, mais j'imagine qu'il les a trouvés aux archives de Lille ?!
Le cheminement pour la création de cette réunion de quelques joueurs d'échecs est étonnant.
Cela remonte jusqu'au ministre de l'intérieur de l'époque.

Demande de création – 31 (?) décembre 1846 

Monsieur le Pair de France
Préfet du Nord

Monsieur,
Les soussignés désirent former à Lille, sous le nom de Cercle des Échecs, une société dans le genre de celle qui existe à Paris au Café de la Régence, et dont le but exécutif est de jouer aux Échecs, avec l’honneur de réclamer de votre obligeance l’autorisation qui leur est nécessaire.
Nous vous adressons à cet effet copie de leur règlement ainsi que la liste des personnes qui se proposent de faire partie de leur société.

Nous avons l’honneur d’être, Monsieur le Préfet,
Vos très humbles serviteurs

Les commissaires provisoires

(Signatures)
Giboul
Liagre
Delezenne
Th. Herlin
Cocural Dorcy

Lille le 31 décembre 1846

Membres à la création

Liste des Personnes qui doivent faire partie du Cercle des Échecs de Lille

MM
Alexandre Rue de l’arc 15
Cardinal         Marché au verger (?) 20
Charvet Barrois Rue Royale 69
Cocural Dorcy  Rue de Paris 146
Delezenne Rue des Brigittines 12
Devinck Rue Basse 33
Giboul Rue d’angleterre 63
Gossart Cour des Bourloires 5
Granger         (Commandant des Cuirassiers)
Herlin Rue de Paris 64
Lecharpentier Rue de Gand 37
Liagre Rue de Gand 38
Liagre fils              Rue de Gand 38
O’Delant Rue des jardins 8
Pauris Rue Esquermoise 24
Rouselle Rue Saint Paul (?) 4 D
Testelin Rue des Tours 28

Pour copie conforme
Le secrétaire provisoire
Lille le 31 Décembre 1846
Th. Herlin



Le signataire de ce document, Théodore Herlin (22/07/1817 - 02/11/1889) est un compositeur connu de problèmes d'échecs, et qui a laissé son nom au thème Herlin. C'est lui l'Anonyme de Lille.

Deux autres noms qui me sont familiers sont dans cette liste : Alexandre et Devinck.
Faute d'éléments probants, je ne pense pas qu'il s'agisse d'Aaron Alexandre ou de François Devinck, deux figures du Café de la Régence.
Il s'agit peut-être d'homonymes ?

Théodore Herlin - Source inconnue
Sur ce site, où j'ai trouvé l'image, il n'est pas mentionné l'origine de ce portrait.


Demande transmise au préfet (lettre du 15 janvier, enregistrée le 16 janvier 1847).

Secrétariat général 
Réunions et associations
Cercle des Échecs

A Monsieur le Pair de France, Préfet du Nord

Lille, le 15 janvier 1847

Monsieur le Préfet,

J’ai l’honneur de vous adresser, avec le règlement du Cercle des échecs établi au Café Lalubie, place du Théâtre, la demande formée par la commission de ce Cercle à l’effet d’obtenir l’autorisation de se constituer légalement.
Le but exclusif de cette réunion, le caractère honorable et tranquille des personnes qui la composent, présentent toutes les garanties nécessaires d’ordre et de tranquillité.
Je pense donc, Monsieur le Préfet, que rien ne s’oppose à ce que ce Cercle obtienne l’autorisation sollicitée.

Je suis avec respect, Monsieur le Préfet, votre très obéissant et tout dévoué Serviteur,

Le Commissaire central
Longharpin (?)

Le Café Lalubie - Célèbre café Lillois du XIXème siècle
Photo non datée trouvée sur ce site

Transmission du règlement intérieur au préfet (lettre du 3 février, enregistrée le 4 février 1847).

Secrétariat général 
Réunions et associations
Cercle des Échecs

A Monsieur le Préfet du Nord,

Lille, le 3 février 1847

J’ai l’honneur de vous renvoyer, augmenté selon le désir de votre lettre du 21 janvier dernier, le règlement du Cercle des Échecs, établi en cette ville.
Je suis avec respect, Monsieur le Préfet, votre obéissant et tout dévoué serviteur

Le commissaire central
Longharpin (?)

Transmission du préfet au ministre de l’intérieur (13 février 1847)
Le ministre de l’intérieur de l'époque est Tanneguy Duchâtel 

Tanneguy Duchâtel

Réunions et associations
Cercle des échecs à Lille

Expédié 13 février 1847

A M le Ministre de l’Intérieur

J’ai l’honneur de vous transmettre le projet de règlement d’une réunion d’agrément que plusieurs personnes demandent l’autorisation de former à Lille sous le titre de Cercle des Échecs.
Les fondateurs de cette association offrant par leur conduite publique et privée les garanties d’ordre nécessaire et leurs statuts ne renfermant que des dispositions (loyales ?) et convenables, je ne vois aucun inconvénient à ce que le Cercle des Échecs obtienne l’autorisation dont il a besoin pour se constituer légalement

Création autorisée par le ministère de l’intérieur

Paris le 25 février 1847 (enregistré par la préfecture du Nord le 27 février 1847)

Monsieur le Préfet du Nord
Ministère de l’Intérieur
Le Cercle des Échecs à Lille est autorisé

Monsieur le Préfet, 
J’ai reçu, avec votre lettre du 13 de ce mois, le règlement de la réunion projetée à Lille, sous le titre de Cercle des Échecs.
Ce règlement m’a paru, comme à vous, ne présenter que des dispositions tout à fait convenables. 
En conséquences, et d’après votre avis favorable, j’autorise le Cercle des Échecs à se constituer légalement, sous la condition de soumettre à l’approbation préalable de mon Ministère tout changement ultérieur à ses statuts actuels.

Agréer, Monsieur le Préfet, l’assurance de ma considération distinguée.
Le Ministre Secrétaire d’Etat de l’Intérieur,

Courrier expédié le 4 mars 1847

Réunions et associations
Cercle des Échecs à Lille

Expédié le 4 mars 1847

A M. le Maire de Lille (barré)
A M. le commissaire central de police à Lille

Je m’empresse de vous informer que par décision du 28 février, M. le Ministre de l’Intérieur donne au cercle dit Cercle des Échecs dont vous m’avez transmis le règlement rectifié le 3 février l’autorisation de se constituer légalement.
A la condition toutefois qu’il ne sera point apporté de changement aux statuts (certifiés ?) sans l’assentiment préalable du ministère de l’intérieur 

Je vous prie de veiller à l’observation de cette prescription.


samedi 27 mars 2021

Comment Victor est devenu un maître d’échecs


Dans cet article, j’explique quelle était la vision de Lasker sur le jeu d’échecs à Paris au début du XXème siècle, et plus particulièrement son point de vue sur Jean Taubenhaus et Samuel Rosenthal.
En fait, il faut lire entre les lignes du livre qu’il écrivit en 1937 « Comment Victor est devenu un maître d’échecs ».

Couverture du livre "Comment Victor est devenu un maître d'échecs"
Edition de 1973 - Merci à Oliver Sheppard.

Pourquoi ce livre écrit par Lasker ?

Derrière ce titre un peu mystérieux se cache en fait un livre écrit par Emanuel Lasker en 1937 alors qu’il était en Union Soviétique. La maison d’édition soviétique « littérature pour les jeunes » lui suggère d’écrire un livre pour donner aux jeunes la passion du jeu d’échecs. La cible était plutôt les adolescents entre 11 à 15 ans. La demande précisait que cela ne devait pas être un manuel du jeu d’échecs, mais un produit littéraire.

Lasker avait déjà écrit, par exemple, une pièce de théâtre avec son frère Bertold en 1925, intitulée « Vom Menschen die Geschichte » (traduction F. Hoffmeister « De l’Homme l’histoire »). L'écriture de ce livre ne présentait donc pas de difficulté pour lui.

Mais finalement, « Comment Victor est devenu un maître d’échecs » ne fut pas publié du vivant de Lasker. Il lui était reproché de ne pas l’avoir écrit comme cela était attendu par la propagande soviétique de l’époque. De toute façon Lasker quitte l’URSS en octobre 1937 pour les États-Unis et il laisse ce projet en l’état.
 
Il faudra attendre 1973 pour que le livre soit finalement publié pour la première fois en URSS, et je ne suis pas sûr qu’à ce jour, il ait été traduit dans une autre langue. A noter que la traduction du manuscrit de l’allemand vers le russe a été faite par Ilya Maizelis, un important auteur de livres d’échecs en URSS.

Quelle est la trame du livre ?

Le livre suit le parcours de 4 enfants qui découvrent le jeu d’échecs et essayent de progresser. Parmi eux, un certain Victor va percer et progresser rapidement. Devenu étudiant, il mène une recherche scientifique liée au jeu d’échecs et voyage à l’étranger pour étudier l’héritage laissé par le jeu d’échecs un peu partout dans le monde. 

Quelques parties et positions sont citées tout au long du livre, lors des différents voyages de Victor à Paris, Londres et aux États-Unis. Sa tournée commence par un séjour à Paris raconté dans les chapitres 12, 13 et 14 du livre de Lasker.

Mon interprétation des chapitres 12, 13 et 14 du livre de Lasker

La lecture de ces chapitres permet de comprendre que Lasker raconte sa propre expérience en réunissant des souvenirs de ses différents voyages à Paris, principalement en 1890, 1900, 1912 et 1933. Je me suis focalisé sur ces chapitres, et pas sur le reste de son voyage à l’étranger.
Ce que j’explique ci-après provient de mon interprétation des écrits de Lasker dans ce livre.

Merci à mon épouse, Maria, pour la traduction du Russe !

Sa description du Café de la Régence

Dans le chapitre 12, Victor (Lasker) est surpris de ne pas trouver les joueurs d’échecs dès son entrée dans le Café de la Régence. Il ne voit que la clientèle d’un restaurant classique. Mais en cherchant bien, il trouve au fond un petit endroit avec des échiquiers sur des tables, séparé du reste de la salle par un paravent. Quelques joueurs d’échecs sont là, avec l’habituelle galerie de curieux. Selon moi ceci correspond au Café de la Régence en 1933 quand Lasker fuit l’Allemagne nazie et se rend à Paris.

Puis dans le chapitre 14 on apprend que malgré la présence de Victor (Lasker), très fort maître d’échecs à Paris, la Fédération Française n’a rien fait pour le valoriser (pas de tournoi ni de simultanée au nom de la FFE) et que de toute façon « la presse et nos compatriotes ne s’intéressent plus du tout aux échecs » … 
Une simultanée sera finalement organisée dans le Café de la Régence, attirant les vieux joueurs d’échecs qui n’y venaient plus. Voir le premier et le deuxième article que j'ai consacrés à cet événement.

Une anecdote de son premier séjour à Paris

En 1890, Lasker vient probablement pour la première fois à Paris (j’ignore s’il est venu à Paris avant cette date). Malheureusement pour lui, en arrivant il se rend compte qu’il a perdu l’adresse de la chambre où il devait être hébergé. Lasker se souvenait seulement que c’était à proximité la Tour Eiffel dans une rue qui contenait les lettres A et I… finalement Lasker ne passera pas sa première nuit à Paris dans la rue et il trouva la chambre qu’il avait réservée. 
Il reprend l’anecdote pour Victor. 

La situation des joueurs professionnels à Paris en 1912 et plus particulièrement de Jean Taubenhaus au Café de la Régence

Jean Taubenhaus est cité nominativement dans le livre et l’interprétation n’est donc pas très compliquée. 
Il habitait à Paris depuis plusieurs années et gagnait sa vie exclusivement avec le jeu d’échecs en misant 1 franc par partie, parfois quelques francs si les spectateurs mettaient de l’argent. Certains jours étaient très favorables à Taubenhaus, surtout quand il était à jeun, mais en vieillissant des joueurs plus forts et plus jeunes le battaient.

Il traînait alors au café de la Régence en attendant sa chance et pour jouer une petite partie. Comme il n’avait pas d’argent, il fallait que quelqu’un mette un franc pour lui. Taubenhaus était un vrai maitre d’échecs et laissa derrière lui de belles parties. Il n’était pas marié, n’avait pas de véritable « chez lui » et mourut dans l’indigence la plus totale. 

Détail d'une photo montrant Jean Taubenhaus au tournoi de New York 1893
Héritage des échecs Français - Dominique Thimognier.

Dans le passage sur Taubenhaus, on sent Lasker ému face à cette situation fréquente pour un maître d’échecs à l’époque. Je situe ce souvenir en 1912, Taubenhaus décèdera en 1919 à Paris.

Lasker ajoute qu’en URSS dans les années 1930, un maître d’échecs a un véritable statut social et qu’il est aidé comme sportif de haut niveau. Lui-même a bénéficié d’excellentes conditions pour s’installer en URSS, avant de fuir aux États-Unis en 1937.

Le Grand Cercle et Samuel Rosenthal

L’allusion de Lasker à Rosenthal concerne l’année 1900 et le tournoi de Paris.

La couverture du livre de Rosenthal consacré aux parties du tournoi de Paris 1900

C’est Rosenthal qui organise ce grand tournoi au Grand Cercle et seuls les souscripteurs ou bien ceux qui payent un droit d’entrée peuvent assister aux parties. Et pour bien comprendre ce que dit Lasker sur Rosenthal, il faut savoir qu’en 1901, Rosenthal publia un recueil de parties du tournoi de 1900 en mettant sa propre photo dans le livre et non pas celle du vainqueur… Emanuel Lasker.

La  photo de Samuel Rosenthal dans son livre.
Il est assez étonnant de ne pas trouver à la place une photo de Lasker, large vainqueur du tournoi et champion du Monde en titre à l'époque.

Victor indique que le secrétaire et professeur d’échecs du Cercle sur les boulevards (i.e. Le Grand Cercle de Paris) s’appelle Monsieur Petit. Samuel Rosenthal n’était pas très grand et assez frêle, le choix du nom « Petit » par Lasker est donc assez naturel. 

Petit est la plus haute autorité du Cercle qui est composé de plusieurs pièces très richement décorées. Il y a un restaurant, une salle pour jouer aux cartes, une autre pour le billard et une salle pour les échecs.
Monsieur Petit gagne très bien sa vie grâce à ses cours d’échecs auprès de la bonne société, relations qui lui permettent aussi de tenir une chronique dans le journal « Le Monde » (il s’agit en fait de la revue « Le Monde Illustré » où Rosenthal sera chroniqueur de 1884 à 1902).

Lasker (Victor) se moque de façon humoristique des parties commentées par Rosenthal (Monsieur Petit) dans le Monde Illustré et ne considère pas les analyses de Rosenthal comme très sérieuses.

(Il lui montre) une des parties jouées sur cette variante, pleine de possibilités très prometteuses.
« Le très respectable » Petit, n’a strictement rien compris à ce que Victor lui montra, mais son orgueil ne lui permettait pas de le montrer ni qu’un jeune lui apprenait quelque chose.
Oui oui je sais, c’est une idée pas trop mauvaise, je suis au courant.


Rappelons qu’en 1900 Lasker a 32 ans et Rosenthal 63 ans.

Lasker indique que les membres de ce club pour riches ne s’intéressent aux échecs que dans leur cercle. Monsieur Petit se comporte comme un gourou et refuse de donner la vedette à un autre joueur d’échecs.

Au moins une simultanée ? Non, dit Petit car il est trop jeune et les membres de notre Cercle n’aiment pas jouer contre les jeunes. 

Le Cercle ne sert pas à développer les échecs.
 
Telle est la conclusion de Victor, après sa visite au Cercle.

Sur le Cercle Philidor et un court séjour à Lyon

Dans son livre, Lasker évoque également un club d’échecs parisien important qui occupe une petite pièce dans un restaurant, avec une vingtaine de joueurs d’échecs présents lors de sa visite. Le nom du club « Le Pion » me fait penser au Cercle Philidor. Difficile de ne pas rapprocher le nom de Philidor avec « Le Pion ». 

Enfin, Lasker raconte que Victor est invité à Lyon pour donner une simultanée, des cours d’échecs et une conférence. Il apprécie beaucoup ce séjour.
Effectivement Lasker se rend à Lyon en fin d’année 1912 et donne notamment une simultanée à la taverne Rameau.

En quittant Paris, « Victor indique que le temps qu'il a passé à Paris peut être considéré comme du temps perdu ». Lasker exprime aussi l'idée que depuis Philidor et La Bourdonnais il n'y a plus de forts joueurs d'échecs.

Notons que Lasker gagna un match en 1909 à Paris contre Janowski. Quant à Victor, l'auteur du livre lui fait jouer des matchs seulement aux États-Unis.

jeudi 25 mars 2021

La tombe de Samuel Rosenthal

24/05/2021 - Précision apportée par M. Philippe Guyot "77bre" signifie "7 septembre" - Voir ci-après


Dans le cadre de mes recherches sur le jeu d'échecs, je suis à la recherche des tombes des joueurs Français. Par exemple en 2015 à l'occasion d'un séjour à Londres j'avais mené l'enquête pour celle de Philidor et de La Bourdonnais.

Pour certains joueurs d'échecs, la quette est inutile, par exemple pour Deschapelles (inhumé au Père Lachaise) ainsi que pour Jules Arnous de Rivière (inhumé au cimetière de Montparnasse) pour lesquels la concession était à l'abandon et l'emplacement recyclé.  

Mais pour Samuel Rosenthal, personnage de premier plan pour les échecs en France à la fin du XIXè siècle, j'ai eu un peu plus de chance, car sa tombe existe encore et j'y suis allé il y a une dizaine de jours (on s'occupe comme on peut durant cette épidémie :-) !!).

Source Gallica - Le Monde Illustré du 20 septembre 1902

Dans les archives de la ville de Neuilly-sur-Seine, ville dans l’ouest de Paris, il est possible de trouver quelques documents relatifs à Samuel Rosenthal, où il a habité jusqu’à la fin de sa vie.

On le retrouve sur les listes électorales de 1900. Par exemple ici

Archives numérisées de la ville de Neuilly-sur-Seine

Rosenthal Samuel, lieu de naissance : « Suwalki, Pologne Russe », date de la naissance « 77bre 1837 », qualification « rédacteur journaux », demeure avenue du Roule, 74.

A noter que l'adresse de Rosenthal n'est plus la bonne sur ce registre. Voir plus loin.
Et la date de naissance est curieuse (le mois n'est pas lisible, et le chiffre étrange).

24/05/2012 - Précision apportée par M. Philippe Guyot : "77bre 1837" signifie en fait "7 septembre 1837".

On trouve également, dans ces archives, son acte de décès, qui permet de voir que Rosenthal a francisé son prénom « Savel » en « Samuel ».
Cela semble d’ailleurs être le cas pour ses 3 enfants, ce qui marque bien sa volonté de s’intégrer dans la société Française.

Rosenthal arrive à Paris à l'automne 1864. Dans le Palamède Français d’octobre 1864, il est indiqué un match entre Kolish et Rosenthal, un amateur polonais de réputation.

Son troisième enfant, sa fille Beila (qui francisera son prénom en Berthe) naît à Suwalki le 8 janvier 1865. Cela signifie que l’épouse de Samuel Rosenthal devait être enceinte au moment du départ de son mari pour la France et que la famille est arrivée ensuite à Paris.

Bref, dans les archives en ligne de la ville de Neuilly-sur-Seine, on trouve l’avis de décès de Samuel Rosenthal, en date du 12 septembre 1902. Je reviendrai dans un prochain article sur les personnes mentionnées sur l’acte de décès.

Archives numérisées de la ville de Neuilly-sur-Seine

« L’an mil neuf cent deux, le douze septembre, à neuf heures du matin, acte de décès de Savel Hirschowitch Rosenthal, âgé de soixante-cinq ans, professeur, né à Souwalki Russie, décédé ce matin à sept heures et demie en son domicile à Neuilly sur Seine, Seine, Villa Méquillet n°12, fils de Hirsch Gierszonowiecz Rosenthal et de Rachel Aronowna, son épouse, tous deux décédés, époux de Sarah Zirlia Abramowna Jerasalimskaïa, âgée de soixante-dix ans, sans profession, demeurant sus dit Villa Méquillet n°12.
Dressé, vérification faite du décès, par nous Jean Joseph Léon de Flaugergues adjoint au Maire de la Ville de Neuilly sur Seine remplissant par délégation spéciale les fonctions d’officier de l’État civil, sur la déclaration de Arnold Reitlinger, âgé de trente-six ans, professeur demeurant à Neuilly sur Seine Villa Méquillet n°12, gendre du défunt, et de Abraham Wichegrod, âgé de vingt-trois ans, soldat au cent quarante-huitième régiment de ligne à Givet, Ardennes, petit fils, qui ont signé avec nous après lecture. »

Il semble que Rosenthal, de santé fragile, était malade depuis quelques mois. Malgré un séjour dans une ville d'eaux Allemande, sa situation ne s’est pas améliorée. 

Source Gallica - Journal La Liberté du 14 septembre 1902

L'adresse du domicile de Rosenthal, 12 Villa Méquillet, correspond à une voie privée à Neuilly-sur-Seine, elle existe toujours, mais il n’est pas possible d’y entrer. 
Néanmoins il est possible de voir que le lieu est cossu. 


Source : Google Street - les deux accès de la Villa Méquillet à Neuilly-sur-Seine

La tombe de Samuel Rosenthal se trouve dans le cimetière nouveau de Neuilly-sur-Seine, cimetière qui se trouve juste derrière la grande Arche de la Défense.

La Grande Arche de la Défense - le cimetière est sur la droite de la photo.


La tombe de Samuel Rosenthal se trouve dans la division 3B, ligne 3 tombe numéro 2.
Ce cimetière n’est pas facile d’accès pour les piétons.




La tombe de Samuel Rosenthal est en fait un caveau de famille. 
Elle n’est plus entretenue, et les noms sont très difficiles à lire. 

Néanmoins il est possible d’y deviner partiellement le nom de Samuel Rosenthal, ainsi que ses années de naissance et de décès.

En faisant un effort on peut distinguer "MUEL", puis "ENTHAL" sur la ligne du dessous, ainsi que les années 1837 et 1902...

mercredi 24 mars 2021

L'organisation des échecs en France avant la création de la Fédération nationale en 1921

Voici le support de la deuxième conférence que j'ai donnée samedi dernier 20 mars 2021.
L'intitulé était "L'organisation des échecs en France avant la création de la Fédération nationale en 1921".

Au sujet du 1er cercle d'échecs en France, vous pouvez consulter cet article sur mon blog.
Pour les différentes étapes qui ont abouti à la création de la FFE, j'ai rédigé et enrichi un article qui a été publié sur le site de la FFE et ce blog. Vous le trouverez ici.

Pour les différents tournois qui constituèrent des précurseurs du championnat de France d'échecs, je vous renvoie à l'excellent site de Dominique Thimognier, Héritage des Échecs Français.
Je pense que je rédigerai un jour un article au sujet du règlement spécial mis en place en 1881, lors du 2ème tournoi national, et qui écartait de fait Samuel Rosenthal. Les prémices des conflits futurs...

En relisant le support je me suis également rendu compte d'une erreur sur une date au sujet du match par correspondance entre Paris et Vienne qui provoqua un schisme des échecs en France.
L'année de ce match est 1884 et non 1882. En plus j'ai rédigé il y a quelques mois un article dédié à cet événement....

Enfin je souhaite remercier Jean-Michel Lebret qui m'a transmis après la conférence des documents sur la création du cercle d'échecs de Lille en 1847 sur le modèle du Café de la Régence. 
Des documents très intéressants qui feront également l'objet d'un article prochainement.

lundi 22 mars 2021

Vidéo et résumé de la conférence du centenaire de la FFE




Voici la vidéo de la conférence sur Zoom du samedi 20 mars 2021 à l'occasion du centenaire de la FFE, suivi d'un résumé des différentes interventions, par Frank Hoffmeister.




José A. Garzon

Il est connu que l'Espagnol Lucena publia en 1497 le premier livre écrit avec des nouvelles règles sur les échecs modernes. Cependant, comme l'a montré José A. Garzón (Valence) dans sa présentation minutieuse, Lucena s'est largement inspiré de Francesc Vicent  (1475), dont le manuscrit est aujourd'hui perdu. De plus, le manuscrit de Göttingen (probablement vers 1500), écrit en latin, utilise également une grande partie du même matériel de – Vicent  et Lucena. Fait très intéressant, M. Garzón a également évoqué un autre manuscrit de la même époque, à savoir le « document de Paris » (détenu par David de Lucia). Ce document contient aussi le nom de « Lucena » à la fin d'un des chapitres - selon M. Garzón, il s'agit d'une référence et non d'une signature. Enfin, il se réfère également à un quatrième manuscrit, écrit en allemand par un auteur inconnu, qui utilise à nouveau une grande partie du matériel de Lucena, mais aussi d'autres aspects dérivés de Damiano (Rome, 1512). Il est ainsi possible de conclure qu'il existe une origine commune pour les échecs modernes : un matériel très similaire est utilisé dans ces premiers manuscrits, présentés dans quatre langues différentes (espagnol, français, latin, allemand).

Herbert Bastian

Le manuscrit dit de « Chapais » (en Français, avant 1780) a fait l’objet de la présentation d’Herbert Bastian (Sarrebruck). Ce manuscrit se trouve actuellement au château de Kórnik en Pologne, car il appartenait à Tassilo von der Lasa, qui l'avait  acquis à Paris en 1854/55. Le manuscrit contient de nombreuses études de fin de partie et utilise une notation singulière. Il est signé « Chapais, négociant à Paris ». M. Bastian, cependant, pense qu’il s’agit d’un pseudonyme, et a identifié toute une série d’indices dans le texte, tels que l’immense connaissance de la physique et des mathématiques de son auteur. Ayant ainsi cerné son profil, Bastian émet l’hypothèse de Gaspard Monge comme candidat le plus probable. M.Bastian montre en détail les particularités de l'écriture manuscrite de Chapais et de Monge et arrive à la conclusion que le célèbre mathématicien français et franc-maçon doit avoir écrit ce manuscrit. Il faut noter que si ce manuscrit avait été imprimé à cette époque, la théorie des fins de partie aurait reçu un sérieux coup de pouce, car Chapais discute des concepts d'opposition, de carrés et de marche indirecte du roi, par exemple.

Dr Richard Eales

Le personnage clé des échecs français au 18ème siècle est Philidor. Le Dr Richard Eales (Kent) a retracé sa biographie qui oscille entre la composition musicale et le jeu d’échecs. De toute évidence, la deuxième édition de Philidor de son « Analyse » a été planifiée longtemps à l'avance avant de se retrouver au Royaume-Uni pour une seconde fois et se faire publier à Londres en 1777. M. Eales a également souligné que l'influence de Philidor se trouve grandement renforcée par les écrivains britanniques ultérieurs, qui utilisèrent son matériel pour leurs manuels. Il faut également souligner que George Walker l'a popularisé en publiant ses parties et en appelant même le premier magazine d'échecs britannique (éphémère) « le philidorien ». Un contrepoids indirect a été fourni par quelques auteurs, qui tentèrent de donner plus de place à « l'école italienne » en traduisant et en utilisant les textes de l'école de Modène. Cependant, selon les mots d’Eales, Philidor reste le père fondateur des échecs en France et en Angleterre.

Dr Vlastimil Fiala

L’influence de Philidor se propagea dans l'Est de l’Europe. Le Dr Vlastimil Fiala (Olmouc) a présenté avec Alexander Petroff le joueur russe le plus influent du 19e siècle, également surnommé « le Philidor du Nord ». Ceci provient de son traité de 1824, dans lequel Petroff traduit une grande partie de l’œuvre de Philidor en russe, avant d’y ajouter ses propres réflexions qui montrent, cependant, quelques points de divergences par rapport à Philidor. Par exemple, Petroff accepte les gambits et est convaincu de la nécessité d’une défense active. M. Fiala a également évoqué en détail le seul voyage « occidental » de Petroff en 1863, reconstitué à partir d'une lettre publiée dans Shakhmatny Listok 1863. Il rencontre Morphy à Paris, mais malheureusement les deux géants n'ont pas joué de parties ensemble.

Pierre Baudrier

Herbert Bastian

Jean Olivier Leconte

Après Philidor, le sceptre des échecs français passe au brillant Deschapelles. Jean Olivier Leconte (Paris) a présenté les recherches de Pierre Baudrier, Herbert Bastian et lui-même sur le sujet. Après une carrière militaire sous Napoléon, au cours de laquelle il perd sa main droite, Deschapelles se concentre sur les échecs quelques années, mais seuls 9 de ses parties et 1 position sont connues aujourd'hui. Sur l’échiquier, Il était principalement intéressé par l’attaque et gagnait sa vie par les mises engagées pour chaque partie. En 1822, il quitte la scène échiquéenne après avoir été battu par son élève La Bourdonnais, et se tourne vers le Whist, ancêtre du Bridge, plus rémunérateur. Un point crucial et encore flou concerne son orientation politique. Par exemple, alors que sa famille était proche du roi Charles X, il fut reconnu comme organisateur d’une insurrection républicaine en 1832, mais jamais puni pour ses actes (tandis que d'autres participants aux émeutes furent mis en prison). Après sa mort, son ami O’Reilly publie leur projet commun de constitution en faveur d'un système démocratique, alors que certains prennent leurs distances avec le passé ambigu de Deschapelles. Ainsi, distinguer le mythe de la réalité est encore difficile aujourd'hui pour cette personnalité extraordinaire des échecs français.

Professeur Frank Hoffmeister

Après la mort de La Bourdonnais, qui remporte une série de matchs contre McDonnell en 1834 à Londres, Pierre Saint-Amant prend la place de premier joueur au Café de la Régence. Mais bientôt il est remplacé par Lionel Kieseritzky, suivi de Daniel Harrwitz et enfin Samuel Rosenthal. Le professeur Frank Hoffmeister (Bruxelles) a présenté de nouveaux aspects sur leur arrivée et leur intégration à Paris. Selon lui, il existait une certaine résistance aux joueurs professionnels étrangers de la part de membres de l'élite française des échecs. Dans le même temps, les amateurs se félicitaient de la possibilité de rencontrer les meilleurs joueurs sur l’échiquier - et l’habitude de donner des exhibitions telles que des simultanées, y compris des simultanées à l’aveugle, a assuré une vie décente à ces professionnels. Néanmoins, Rosenthal est un cas particulier, et une figure controversée, car il provoqua un schisme avec les autres joueurs français en 1885, à la suite d’un désaccord sur un coup lors du match par correspondance contre Vienne. Rosenthal a également « privatisé » le congrès français de 1900 dans son « Grand Cercle », ce qui allait à l'encontre des efforts de vulgarisation des échecs auprès du grand public.

Tomasz Lissowski

Tomasz Lissowski (Varsovie) a ajouté certains aspects très intéressants sur plusieurs joueurs polonais, qui ont également émigré à Paris pendant cette période. On peut citer notamment Jean Taubenhaus et Stanislaus Sittenfeld. M. Lissowski a souligné que ces joueurs sont venus à Paris pour diverses raisons, très probablement parce que la Pologne était à l'époque divisée entre la Prusse, l'Autriche et la Russie. Taubenhaus faisait partie des meilleurs joueurs de Paris et a joué quelques tournois internationaux, mais n'a jamais réellement percé parmi l’élite mondiale.

Jean Olivier Leconte

Jean Olivier Leconte (Paris) a ensuite esquissé dans une présentation très attrayante les années précédant la création de la Fédération Française des Échecs en 1921. Les tentatives de rapprochement des joueurs français débutent en 1867, et le premier tournoi « national » a lieu en 1880 à Paris. Cependant, l'adhésion des régions est faible et le schisme de 1885 entre Arnous de Rivière et Rosenthal est une autre pierre d'achoppement. L'arrivée de David Janowski a ajouté un autre joueur de premier plan à la scène française, mais il a fallu attendre 1914 pour que la fondation d'une fédération nationale soit planifiée. L’assemblée générale constitutive de 1914 ne put avoir lieu en raison du déclenchement de la Première Guerre mondiale et la France dut attendre l'initiative du Cercle Philidor, à Paris, et son fondateur Henri Delaire pour fonder définitivement la Fédération le 19 mars 1921.

Denis Teyssou

Le rôle d'Alexandre Alekhine en France a été excellemment étudié par Denis Teyssou (Paris), qui a mené des recherches minutieuses sur certains cahiers d'Alekhine des années 1940. Il montre qu'Alekhine écrivait non seulement les tristement célèbres articles antisémites « Arisches und jüdisches Schach » dans le Pariser Zeitung en 1941, mais qu'il dirigeait également une chronique régulière sur les échecs dans ce journal de février 1941 à mai 1942. Alekhine tenta de quitter la France via le Portugal pour jouer un autre match avec Capablanca à l'étranger, mais son voyage s'est terminé prématurément, son visa portugais étant expiré. Il a ensuite joué quelques tournois (Munich 1941 et 1942, Cracovie 1942) dans les zones contrôlées par les nazis. Selon M. Teyssou, Alekhine craignait d'être livré en Union soviétique et, lorsqu'il arriva à Madrid pour un autre tournoi en 1944, il fit semblant d'être malade, afin de rester en Espagne. Il essaya de se réhabiliter après la guerre et mourut en 1946 à Estoril dans des circonstances bien connues dans un hôtel.

Georges Bertola

Georges Bertola (Lausanne) a donné un aperçu complet des 25 premières années de la Fédération Française des Échecs (1921 – 1946). Dans sa phase de construction, les échecs français se sont énormément développés, notamment avec l’initiative de Pierre Vincent, qui joua un rôle déterminant dans la fondation de la FIDE en 1924 à Paris. Cependant, les problèmes financiers étaient récurrents. De plus, quand Alekhine devint Champion du Monde en 1927, il refusa de laisser la gestion de son titre par la FIDE, comme le souhaitait Vincent. Alekhine a même ignoré la Fédération française lorsqu'il organisa son match avec Bogoljubov en 1929, qu'il a interrompu pour se rendre au congrès de la FIDE à Venise en tant que délégué de la France. Autre détail à noter, Alekhine a joué pour l'équipe de France aux Olympiades en 1930, 1933 et 1935, mais a également accepté d’entrainer l'équipe allemande pour le tournoi de Munich en 1936 ! Les échecs français devinrent un peu plus apaisés avec l'élection de Pierre Biscay (1932-1955).

Frank Hoffmeister - 21/03/2021

dimanche 21 mars 2021

Le long chemin vers la Fédération Française des Échecs

Voici l'article (modifié et corrigé) que j'ai écrit à l'occasion du centenaire de la FFE et qui a été publié sur le site internet de la FFE.
J'ai complété le début, suite à une information pertinente que m'a communiquée Frank Hoffmeister que je remercie. Et j'ai corrigé la date du match Paris-Vienne qui est 1884 et non 1882...Erreur que j'ai reproduite dans ma conférence sur l'avant-FFE...Errare humanum est

Article publié à l'occasion de la belle exposition virtuelle de la FFE qui se trouve ici :

Merci à Samuel Bielka (FFE) pour cette traduction et pour la mise en forme de l'exposition virtuelle, principalement à partir des documents de Dominique Thimognier et son site incontournable sur les échecs en France http://heritageechecsfra.free.fr/

Par Jean Olivier Leconte
Remerciements à Dominique Thimognier, Alain Fayard, Alain Barnier et Frank Hoffmeister pour leur contribution.

Le souhait d'un regroupement des joueurs d'échecs Français est mentionné dès 1868, dans le livre du Congrès international des Échecs, compte rendu du Congrès de 1867. Souhait qui restera sans lendemain.

Extrait : Le livre du tournoi de Paris en 1867 – Source : Gallica
Merci à Frank Hoffmeister pour cette indication

Quelques années plus tard, nouvelle tentative de regrouper, dans une même association nationale, les joueurs d’échecs Français. Ce projet est évoqué dans la revue La Stratégie en 1874. 
Le Chroniqueur échiquéen, Alphonse Delannoy, part vivre en Angleterre et un court article indique :

« Il nous initiera au fonctionnement de l’association des joueurs d’Échecs de ce pays ; et qui sait ? Peut-être, aidera-t-il ainsi aux tentatives qui seront faites pour fonder en France une association de joueurs d’Échecs. »

En effet, depuis 1857, les joueurs d’échecs britanniques sont regroupés au sein de la British Chess Association.
La Stratégie publie alors un embryon de statuts pour une Association Française de joueurs d’échecs. Une tentative louable, mais qui restera sans lendemain.

Source : BNF
La Stratégie 1874 

En 1884, à l’occasion du match par correspondance entre Paris et Vienne, les meilleurs joueurs Français se déchirent suite à un désaccord sur des coups à jouer. 
D’un côté Arnous de Rivière, Albert Clerc et Edward Chamier, et de l’autre Samuel Rosenthal. Cet incident crée deux courants distincts dans les échecs Français.
Les noms d’oiseaux fusent, et cette crise profonde, où sortent les ressentiments, ne favorise pas le rassemblement des joueurs d’échecs en France.

Source: Wiener Schachzeitung (1904)
Jules Arnous de Rivière et son fameux bonnet d'astrakan

Néanmoins, Arnous de Rivière s’y essaye et en 1887 est créée l’Association Française des joueurs d’échecs et autres jeux de combinaison.

Source : BNF - Gallica
Extrait du journal « Gil Blas » du 5 juillet 1887
161 rue Saint-Honoré correspond à l’adresse du Café de la Régence

Difficile de savoir si cette Association Française des joueurs d’échecs et autres jeux de combinaisons, est la même dont il est question dans la revue La Stratégie en 1900 : 
« La séance donnée le 17 février à l’Association Française des Échecs a été aussi un très grand succès. La salle a été trop petite pour recevoir tous les visiteurs qui se sont présentés. (…) ». Mais celle-ci ne s’est pas développée et il est difficile d’en trouver des informations.

Mais la véritable impulsion est donnée en 1914 par Le Cercle Philidor de Paris et son fondateur Henri Delaire, également propriétaire de la revue La Stratégie, soutenu par l’Union Amicale des Amateurs de la Régence (U.A.A.R.). Les cercles de provinces suivent le mouvement.

Henri Delaire, 1er Président de la FFE
Source: Les Échecs Modernes  (1914)

Ainsi, en janvier 1914, toujours dans La Stratégie, Édouard Cavrel, Rédacteur de la colonne d’Échecs du « Journal de Rouen », signe un long article qui commence ainsi :

« Une Fédération Française de joueurs d’échecs ce qu’elle devrait être.
 
Voilà déjà plusieurs années que des associations de joueurs d’Échecs se sont fondées à l’étranger. Pour parler seulement de celles qui fonctionnent en Angleterre et en Allemagne, leur action est aussi féconde que leur vie est active. Transportant successivement leurs congrès annuels tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, reçues avec une grande solennité par les municipalités, elles attirent et retiennent un moment l’attention publique constamment sollicitée par ailleurs à notre époque si agitée ; dans le pays tout entier, elles raniment le zèle des amateurs et contribuent, nous en avons la conviction, à faire surgir çà et là, surtout parmi les jeunes, des vocations qui s’ignoraient. »

Le Cercle Lyonnais des Échecs, association importante de joueurs d’échecs en province, se propose alors d’organiser le 2ème Championnat de France des Amateurs, après celui d’Arcachon en 1903, ainsi que l’assemblée constitutive de la Fédération Française des Échecs.
Les dates sont initialement fixées du 13 au 19 juillet, puis finalement changées du dimanche 26 au vendredi 31 juillet.
Un changement de dates aux conséquences funestes.

Le 28 juin 1914, c’est l’attentat de Sarajevo contre l’archiduc François-Ferdinand, et les évènements se précipitent.  Les personnages qui gouvernent l'Europe marchent alors vers la guerre comme des somnambules … Pour reprendre le titre du livre de l’historien Australien Christopher Clark, au sujet du mécanisme qui précipita le Monde vers la Première Guerre mondiale.

Source : BNF
La Stratégie – Juillet 1914

La France décrète la mobilisation générale le mardi 1er août 1914. L’assemblée constitutive prévue ce jour-là est annulée sine die. 

Il faut attendre que la paix soit revenue sur le monde pour que l’idée d’une Fédération Française de joueurs d’échecs redevienne d’actualité, toujours à l’initiative du Cercle Philidor à Paris.

Source : La Stratégie – Mars 1921
Merci à Dominique Thimognier et Alain Fayard

Le samedi 19 mars 1921, l’assemblée générale, de constitution de la Fédération Française des Échecs, se déroule comme prévu, cette fois-ci à Paris, dans la Brasserie/Taverne du Gymnase, 31 boulevard Bonne-Nouvelle, dans le 2ème arrondissement.

La Stratégie – Mars 1921
 
NOUVELLES
 
Fédération Française des Echecs
 
L’initiative prise par le Cercle Philidor, et tout particulièrement par son secrétaire, M. Bourgeois, a été enfin couronnée de succès. En une première Assemblée générale qui se tint le 19 mars à la Brasserie du Gymnase où une douzaine de sociétés étaient représentées, les statuts de 1914 légèrement modifiés ont été adoptés à l’unanimité et la Fédération définitivement constituée.
Le comité pour le premier exercice est ainsi composé :
Président, H. Delaire.
Vice-présidents, J. Conti (Paris), R. Gaudin (Bordeaux) et Lavoipierre (Lyon).
Secrétaire administratif, C. Bourgeois.
Secrétaire technique, F. Lazard.
Trésorier, D. Barreau.
Assesseurs, C. Degraeve (Lille), A. Fabre (Marseille), A. de Gaigneron de Marolles (Nantes), E. Michel (Strasbourg), G. Renaud (Nice), A. Sarrut (Alger), T. Thomas (Le Havre), et Zani (Besançon).
Le promoteur de la Fédération, M. Edouard Cavrel, de Rouen, a dû décliner toute fonction à cause de son état de santé.
Le siège social est fixé : 85, rue du Faubourg Saint-Denis, Paris Xe ; jusqu’à la publication d’un bulletin spécial, La Stratégie sera l’organe de la Fédération.
Le secrétaire administratif, M. C. Bourgeois, 18, rue Caffarelli Paris IIIe répondra à toutes les demandes de statuts ; le trésorier, M. D. Barreau, 79, rue de Clignancourt, Paris XVIIIe recevra la cotisation annuelle des associations, des membres adhérents isolés et des membres donateurs.

Nous espérons que tous, sociétés d’échecs, sections de cercle ou club, joueurs isolés, membres participants et donateurs, dans une affectueuse solidarité, collaboreront avec empressement à l’œuvre commune fondée avec l’unique souci d’accroître la diffusion du noble jeu ; chacun pensera certainement que la première administration a besoin d’être appuyée et encouragée et que le succès ne peut être assuré qu’avec le concours de tous.


L’information est publiée dans le Journal Officiel le 22 mai 1921. La Fédération Française des Échecs était née !

Source : Gallica
Extrait du Journal Officiel du 22 mai 1921. Merci à Alain Barnier.